Le christianisme, l’art et la laïcité. De quelques exigences de méthode
Je n’ai cependant jamais douté du caractère globalement positif des effets que ce livre ne pouvait manquer de produire étant donné le succès que je lui ai tout de suite prédit. Harouel a des formules très dures et souvent heureuses pour condamner le non-art. C’est avec jubilation qu’on le voit clouer au pilori les Klein, Christo, César, Buren dont il écrit qu’ils « méritent d’êtres admirés non pas en qualité d’artistes, mais en qualité d’imposteurs et d’escrocs, car ils sont l’élite de la profession ». Eux et leurs pareils « pratiquent la seule forme d’escroquerie qui ne soit pas réprimée pénalement » (p. 127). La raison en est que leurs dupes sont consentantes et participent même, ajouterai-je, au succès de la supercherie dont ils partagent les profits. Ce sont des complices. Leurs véritables victimes ce sont nous tous qui sommes, comme le dit Harouel, « cruellement en manque d’art » (p. 128). Ce manque ne peut être ressenti que par les amoureux de l’art. En revanche le non-art « convient parfaitement » aux milliardaires incultes qui nous dominent.
Une Grèce théocratique ?
En empruntant son titre à Chateaubriand, Harouel nous incite de prime abord à nous demander s’il est chrétien car la foi du vicomte a toujours semblé d’une authenticité douteuse. D’ailleurs en lisant notre contemporain nous sommes vite fixés. Il se félicite des attaques de Voltaire, du baron d’Holbach, du curé Meslier contre la religion. Il regrette seulement que de tels blasphémateurs n’aient pu agir librement parmi les musulmans car dans ce cas l’Islam se serait transformé en une religion compatible avec notre société laïque. Celle-ci est l’idéal d’Harouel. Il insiste sur le fait que nos valeurs relèvent d’un christianisme sécularisé (p. 12), autrement dit cantonné, au mieux, dans le for intérieur. Ce n’est pas à quoi un chrétien accorderait sa préférence mais Harouel en fait constamment l’éloge au nom de la séparation du politique et du religieux qu’il absolutise à tort. Il applaudit Marcel Gauchet quand celui-ci déclare : « Si le christianisme devait disparaître ce serait parce qu’il aurait vraiment réussi ». Une telle « réussite » serait-elle souhaitable ? Harouel ne s’en inquiète pas. Il accueille de même avec faveur les propos de Rémi Brague selon qui « L’émergence d’un domaine profane […] la possibilité de sociétés « laïques » – voire celle d’un athéisme radical – est permise par l’idée d’incarnation » (p. 16). En somme, ces auteurs ne sont pas loin de partager l’opinion des païens qui accusaient les chrétiens d’être athées. Contre ce laïcisme affiché par Harouel, j’affirme qu’une société peut adhérer à un christianisme refusant la sécularisation et pratiqué fièrement au grand jour sans pour autant tomber dans la théocratie.
La majeure partie du livre d’Harouel a pour fil conducteur la thèse suivante : « Le christianisme a inventé la distinction du sacré et du profane » (p. 11). Se pourrait-il que les anciens Grecs aient ignoré cette distinction ? Ils seraient très surpris de l’entendre dire. Pour les Athéniens il y avait une nette différence entre la ville (astu) profane et l’Acropole sacrée. On devait prendre un bain avant d’y monter. Partout en Grèce, il y avait des enceintes appartenant à un dieu. Elles délimitaient un espace sacré nommé téménos. Les Phocidiens ayant cultivé des terres consacrées au dieu de Delphes, le conseil amphictionique déclencha contre eux la troisième guerre sacrée (356–346 av. J.-C.). Chez les Romains, l’intérieur du temple (fanum) est sacré, l’espace qui est devant (pro fanum) ne l’est pas.
Harouel identifie à tort le couple sacré/profane au couple religieux/ politique. Or il n’est pas moins inexact de prétendre que les anciens ignoraient cette dernière distinction comme il le fait en évoquant la « confusion du politique et du religieux de l’Antiquité païenne » (p. 122) ou encore « l’enchevêtrement entre le politique et le religieux » (p. 30). Cet enchevêtrement ne caractérise stricto sensu que le théocratisme islamique. Harouel en parle comme d’un « monisme » qu’il oppose au « dualisme » chrétien, usant d’une terminologie métaphysique tout à fait déplacée dans ce contexte. La séparation du politique et du religieux, qu’auraient ignorée les anciens, fonctionne chez notre auteur comme un passe-partout grâce auquel la philosophie de l’histoire n’a pas de secret pour lui.
A l’en croire, il aurait emprunté cette idée à un auteur vieux de quasiment deux siècles : Fustel de Coulanges. En réalité, Jean-Jacques Rousseau avait déjà soutenu dans l’Emile que les anciens ignoraient la distinction faite par Jésus-Christ quand il a déclaré que son royaume n’était pas de ce monde ou qu’il fallait rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Selon Rousseau, dont l’erreur est identique à celle d’Harouel, chaque pays, chaque cité avait ses propres dieux, « ses dogmes et ses rites son culte extérieur prescrit par des lois ; hors la seule nation qui suivait [ce culte], tout était pour elle infidèle, étranger, barbare ». C’était « une espèce de théocratie dans laquelle on ne doit point avoir d’autre pontife que le prince, ni d’autres prêtres que les magistrats ».
Rien de tout cela n’est conforme à la réalité. Les Grecs n’ont jamais formulé de jugement dépréciatif sur les religions des peuples étrangers. Il aurait pourtant été tentant de tourner en dérision les divinités zoomorphes des Egyptiens. Une anecdote rapportée par Hérodote va même dans le sens contraire. On y voit un seigneur perse se moquer de la religion grecque à cause de son anthropomorphisme. De plus, chez les anciens, ni la morale, ni les lois n’étaient d’origine religieuse contrairement à ce qu’affirme Fustel de Coulanges cité par Harouel : « Le christianisme est la première religion qui n’ait pas prétendu que le droit dépendît d’elle » (p. 125). Selon ces deux auteurs, le second copiant l’autre, « César […] était le gardien et l’interprète des croyances ; il tenait dans ses mains le culte et le dogme » (p. 36). Or les religions antiques n’avaient ni croyances fixes ni dogmes. Tout un chacun pouvait inventer de nouveaux mythes. Il n’y eut jamais chez eux de querelle sur ce chapitre. C’est au respect scrupuleux des seuls rites que présidait l’empereur en tant que grand pontife. Harouel devrait comprendre que la conception antique de la religion et des dieux est à ce point hétérogène à la conception chrétienne qu’il ne peut y avoir entre elles ni accord ni désaccord. Aplatir les différences les unes sur les autres est une tendance constante chez Harouel. C’est aussi ce qu’il fait, comme on l’a vu, en ce qui concerne la peinture et la photographie.
J’ai toujours ressenti une grande admiration pour Fustel de Coulanges et Simone Weil mais depuis que je les ai vus enrôlés par Harouel, je suis devenu méfiant. Il arrive même aux plus grands génies de se tromper. Celui qui les cite en les prenant pour des autorités infaillibles ne peut excuser son erreur en invoquant la leur. Notre auteur convoque pour l’appuyer une foule de savants dont aucun n’est helléniste. Dans les écrits théoriques (et le livre d’Harouel a l’ambition d’en être un), les citations de seconde main, pour autant qu’il y en ait, ne peuvent être que décoratives. Elles expriment des opinions, dont la validité doit être établie en raisonnant à partir des faits, non le contraire. D’ailleurs, autorité pour autorité, je préfère de loin celle d’un antiquisant contemporain, Paul Veyne, selon qui les anciens « n’avaient pas attendu le Christ pour savoir que Dieu et César font deux » ((. Cf. Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, Albin Michel, 2007, p. 247.)) . La parole de Jésus-Christ fait rupture non par rapport au paganisme des Grecs et des Romains mais par rapport au judaïsme. Ce que le christianisme apporte de nouveau n’est pas ce que dit Harouel. Quand Jésus-Christ répond à Ponce Pilate « Mon royaume n’est pas de ce monde », il entend par là que ce royaume n’en est pas un au sens où Pilate et les Juifs pouvaient l’entendre. L’autre sens, également incompréhensible pour ces juges, apparaît ailleurs dans les Evangiles quand le Maître dit à ses disciples : « Le royaume de Dieu est parmi vous ». Ainsi ce royaume n’est pas cantonné dans l’audelà. La lumière du Thabor peut tout transfigurer dans le hic et nunc.
Harouel prétend que la cité antique était divinisée (p. 39), ce qui réduisait à rien la liberté individuelle, que ce soit par rapport au corps des citoyens, par rapport aux dieux ou dans la vie privée. Il accuse cette cité d’être « moniste et holiste ». Or il en dit autant de l’Etat hitlérien. Pour en avoir le démenti, qu’on se souvienne du mythe d’Er dans la République de Platon. Au moment où les âmes sont sur le point de choisir leur destin avant d’être réincarnées, l’hiérophante proclame : aïtia éloménou, théos anaïtios (chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause). Comme les chrétiens, Platon croyait que Dieu a voulu l’homme libre. Par ailleurs, ce philosophe faisait preuve d’une indépendance de jugement indubitable en considérant comme un tissu de mensonges tout ce que disaient les poètes sur les dieux et en réfutant la religion populaire dans son Euthyphron. Quant à l’existence privée, Périclès dit explicitement dans son Oraison funèbre que les Athéniens (contrairement aux Lacédémoniens) mènent leur vie à leur guise. « Nous nous gouvernons dans un esprit de liberté et cette même liberté se retrouve dans nos rapports quotidiens d’où la méfiance est absente. Notre voisin se passe-t-il quelque fantaisie (littéralement « fait-il quelque chose en vue du plaisir ») nous ne lui en tenons pas rigueur et nous lui épargnons ces marques de réprobation qui, si elles ne causent pas de dommage matériel, sont pourtant fort pénibles à voir ».
L’erreur d’Harouel s’explique en partie par le fait qu’il télescope toute l’histoire de l’antiquité jusqu’à la victoire du christianisme. Au cours de ces mille ans, des changements considérables sont intervenus. Alain de Benoist raconte qu’ayant posé une question à un célèbre helléniste celui-ci lui rétorqua : « Je ne peux vous répondre. Ma partie c’est le cinquième siècle avant notre ère, et votre question porte sur le IIIe siècle » ((. Cf. Alain de Benoist, Mémoire vive, Ed. de Fallois, 2012, p. 151.)) . Voyez cette phrase typique d’Harouel : « Alors que la cité grecque [sur laquelle portait « l’accent principal des valeurs »] a pu être égalitaire sans être individualiste, le christianisme va libérer l’individu » (p. 33). Or, entre les deux il n’y a pas de transition. Quand le christianisme commence à se répandre dans l’empire romain, la polis indépendante avait disparu depuis des siècles. Pour avoir un autre exemple du penchant d’Harouel pour l’anachronisme, considérons le devenir de la religion païenne. Dans les temps les plus anciens, elle était sans doute fondée sur le culte des ancêtres et des héros. C’est à peu près la situation décrite par Fustel de Coulanges. Mais à l’époque classique, il y a désormais un panthéon panhellénique (c’était semble-t-il déjà le cas chez les Mycéniens). Dans l’île d’Egine, par exemple, la déesse Aphaïa est assimilée à Athéna et il en est de même pour toutes les autres divinités locales identifiées aux douze grands dieux que dépeint Homère. Au début du deuxième siècle avant Jésus-Christ, alors que Plutarque est encore le prêtre dévot d’un Apollon dans le goût de Platon, naît Lucien qui, sans se soucier de nuances, fera de ce dieu la cible de ses quolibets, tout comme de son père Zeus et des autres habitants de l’Olympe. Quiconque a lu cet auteur n’a certainement pas eu l’impression d’une personnalité dépourvue de ces qualités qui, selon F. Lenoir cité par Harouel (p. 27), n’ont pu se développer qu’au sein du « monde chrétien » telles que « raison critique » ou « autonomie » de pensée. Lucien n’avait sûrement pas besoin que les chrétiens lui donnent des leçons d’individualisme et Alcibiade non plus cinq siècles auparavant.
Rien d’étonnant à cela car toutes les sociétés produisent des individus et de l’individualisme quoique d’un type différent en fonction de leur idéal. Se sont ainsi succédé le couple antithétique du héros par la force et du héros par la ruse (Homère), le kalos kagathos de la Grèce classique, le chevalier du Moyen-âge, l’homme de cour (il Cortegiano) de la Renaissance, l’honnête homme, le gentleman. Les romans classiques chinois nous offrent une riche palette d’individualités frappantes. Mais il en est un qui est centré sur l’originalité, voire l’excentricité, de ses personnages. Il porte le titre Une pépinière (littéralement une forêt) de lettrés.
Ce qui intéresse Harouel, c’est l’individualisme moderne, « invention occidentale », celui propre à l’entrepreneur capitaliste. Il définit l’idéologie spontanée de ce dernier (qu’il partage) comme affirmant « l’indépendance première et l’antériorité des individus par rapport au lien politique » (p. 33) et oppose cette façon de voir au « holisme – ou totalisme » auquel « l’humanité serait […] restée soumise » « en l’absence du christianisme occidental » (p. 28). Sur ce point également, je m’inscris en faux contre Harouel. La primauté de la collectivité sur l’individu est un impératif moral qui ne s’oppose pas nécessairement à la liberté de l’individu dans la vie quotidienne. En revanche, sur le plan politique, sacrifier à son intérêt personnel l’intérêt de la communauté (nationale, par exemple) à laquelle on appartient fait de vous un traître.
Après l’antiquité, Harouel continue à survoler l’histoire universelle, examinant successivement la Chine, l’Islam, la traite des esclaves, la lutte entre le Pape et l’empereur, le millénarisme, les religions politiques, la religion d’Etat des nouveaux droits de l’homme et son moralisme, l’immigration islamique et le suicide de l’Europe. Sur tous ces points, que je sois d’accord (c’est souvent le cas) ou pas, quelle importance ? Je ne peux cependant laisser passer sans un mot de protestation deux points : premièrement, la critique justifiée de l’islamisme théocratique qui ne sépare pas le temporel du spirituel n’implique pas qu’on fasse l’éloge d’un laïcisme qui oppose ces deux domaines d’une manière rigide et sacrifie en pratique le plus élevé au plus bas ; deuxièmement, la sortie d’Harouel contre l’écologisme à juste titre qualifié de millénarisme et de refuge pour « un certain nombre d’orphelins du communisme » (p. 212) laisse penser que pour lui le profit à court terme de quelques-uns l’emporte sur tout souci quant à l’avenir de notre terre et des générations futures.
Harouel est un libéral, fidèle disciple de Fourastié. Sous couleur d’apologie du christianisme et en attribuant à son influence tous les progrès moraux, économiques, techniques, scientifiques, Harouel fait plutôt l’éloge de l’ordre établi et du système de l’argent, déniant les dégâts sociaux et environnementaux du capitalisme sauvage car il est contre l’intervention de l’Etat. Il critique donc non seulement Staline et Lénine mais aussi Marx. Pourquoi pas ? Il se trouve que pour critiquer ce dernier, il faut d’abord le connaître et le comprendre ce qui suppose qu’on l’ait lu. Harouel a‑t-il lu Marx ? Ce qu’il en dit ne s’appuie que sur des commentaires dont l’autorité peut être contestée. Les opinions d’Angenot, Benz, Némo, Cohn, Neil, Aron (pp. 204–205) nous apprennent quelque chose, mais si l’on veut savoir ce que pensait Marx, il faut le demander à ses écrits. Cela permettrait une discussion intéressante. Pourquoi aussi ne pas citer les auteurs grecs ou latins dès lors qu’on parle de la Grèce ou de Rome ? Pourquoi ne pas aller aux sources si l’on veut effectuer une recherche personnelle ? Inversement si l’on contente d’un savoir de seconde main et qu’on développe des réflexions qui pourraient être celles d’un journaliste talentueux, pourquoi se donner la peine de citer des dizaines, voire des centaines d’auteurs ?
Le livre d’Harouel propose une réponse à la question suivante : comment se fait-il qu’il ait été réservé à l’Europe d’inventer la technoscience, l’économie marchande, le capitalisme, la croissance et le progrès ? D’où vient ce dynamisme qui entraîne toutes les branches de la vie : l’économie, certes, mais aussi la politique (avec la démocratie représentative) et les œuvres de civilisation ? A la suite de beaucoup d’autres, notre auteur voit dans le christianisme l’origine de tous ces bienfaits réels ou supposés. Nous le lui accorderons dans une certaine mesure mais cette explication spiritualiste n’est pas suffisante. Il y en a d’autres, les unes géopolitiques (Jared Diamond, David Cosandey), une politico-sociale (Samir Amin). Harouel n’examine que la première qu’il rejette out of hand sans la réfuter, ni lui opposer l’ombre d’un argument. La question reste donc ouverte et il faudra y revenir.