Revue de réflexion politique et religieuse.

Ambi­guï­té et plé­ni­tude de l’inexprimable

Article publié le 5 Fév 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article est paru dans catho­li­ca, n. 98, p. 91–98].
La com­mé­mo­ra­tion bre­tonne du vingt-cin­quième anni­ver­saire de la mort de l’abbé Joseph Lemar­chand (1913–1980), prêtre du dio­cèse de Rennes, jour­na­liste, ani­ma­teur du ciné-club cultu­rel de la Chambre noire puis, à Paris, écri­vain dont le nom de plume fut Jean Suli­van et direc­teur de col­lec­tion chez Gal­li­mard, donne lieu à la publi­ca­tion d’un ouvrage tou­chant et riche d’informations, L’écriture insur­gée, publié sous la direc­tion de l’historien Yvon Tran­vouez ((. Yvon Tran­vouez (dir.), Jean Suli­van, l’écriture insur­gée, édi­tions Apo­gée, Rennes, 2007, 272 p., 20 €.)) . L’attachement à la per­sonne est par­tout pré­sent dans cette ten­ta­tive de pré­sen­ta­tion de l’intelligence de l’homme et de son œuvre. Et il faut bien admettre que de la pho­to de cou­ver­ture jusqu’aux ana­lyses les plus affi­nées des mul­tiples auteurs, c’est le mys­tère qui attire, le goût pour le para­doxe, l’ambiguïté jusqu’à la pro­vo­ca­tion de Suli­van, qui sai­sissent le lec­teur presque for­cé­ment atta­ché à la per­sonne au terme de ce voyage ini­tia­tique, et ten­té d’exprimer encore et encore l’intelligibilité de l’œuvre en rai­son de l’inaboutissement qu’il per­çoit confu­sé­ment.
Rien n’est simple avec Suli­van, sans qu’il se com­plaise non plus dans le com­pli­qué. Mais les auteurs pré­sen­tant, presque tous avec talent, sa cos­mo­go­nie par­ti­cu­lière se laissent éga­le­ment sou­vent aller à l’esthétique de leurs for­mules et sem­blant frô­ler le fond de sa pen­sée, ils n’en retiennent fina­le­ment qu’une cri­tique qu’ils qua­li­fient d’assez confor­miste et libé­rale du fonc­tion­ne­ment de l’Église, alors qu’elle n’en est en réa­li­té que la plus faible pré­misse. Les auteurs semblent sur­tout ne pas vou­loir se rendre compte com­bien la cri­tique de Suli­van peut extra­or­di­nai­re­ment bien s’appliquer au fonc­tion­ne­ment actuel de l’Église, de la « pra­tique » et de sa « repré­sen­ta­tion » de la foi, peut-être avec encore plus d’acuité qu’à l’époque pré- puis immé­dia­te­ment post­con­ci­liaire que vécut ce prêtre.
« L’exil, l’exode et l’intériorité », l’errance du pas­sant, la cri­tique phi­lo­so­phique et sociale de la moder­ni­té, mais c’est jus­te­ment aujourd’hui que ces pro­po­si­tions de Suli­van sont les plus dif­fi­ciles à vivre et à expri­mer face au choix du confor­misme ecclé­sial et intel­lec­tuel extrême qu’imposent la hié­rar­chie épis­co­pale et bon nombre de relais dio­cé­sains. Il appa­raît ain­si au lec­teur para­doxa­le­ment nour­ri des évé­ne­ments de la vie et de la pen­sée de Suli­van par des auteurs qui l’ont connu, que ceux-ci semblent n’avoir pas com­pris com­bien il se serait sen­ti bien plus étran­ger aux pan­to­mimes très nor­ma­li­sées de nos émi­nences contem­po­raines prin­ci­pa­le­ment fran­çaises, qu’aux rigueurs de la hié­rar­chie sociale de l’Église de son temps.
On ne peut ain­si pré­tendre à l’anachronisme des lignes sui­vantes de L’exode ((. Des­clée de Brou­wer, 1980, rééd. Cerf, 1988.))  face au pro­ces­sus de mora­li­sa­tion de la foi que l’on peut obser­ver chez ceux qui semblent avoir actuel­le­ment tout concé­dé sauf l’apparence d’un ordre moral : « Qu’on aime­rait sen­tir cir­cu­ler le vent des hau­teurs chré­tiennes à tra­vers les rocs déchi­que­tés des rigi­di­tés doc­tri­naires, pour révé­ler la rigueur évan­gé­lique qui exclut à jamais tout des­po­tisme moral » ; et plus tard, « Qu’est-ce que ce dieu men­tal ? Le dieu de puis­sance par exemple, celui qu’invoquent les pou­voirs, le garant de l’ordre et des pré­ju­gés. Ou bien le dieu clef de voûte qui jus­ti­fie de vieilles habi­tudes appe­lées par­fois valeurs et donne consis­tance à une vision du monde en la ren­dant cohé­rente » ((. Jean Suli­van, Dieu au-delà de Dieu, Gal­li­mard, 1968.)) .
D’ailleurs, sup­por­tant de plus en plus mal les « carences des notables ins­tal­lés » ((. « Jean Suli­van, acteur d’une ville en mou­ve­ment », Michel Denis in Jean Suli­van, l’écriture insur­gée, op. cit., p. 27.))  et les reproches sur le « non-confor­misme de sa pen­sée », l’abbé Lemar­chand aura démis­sion­né de sa charge auprès des étu­diants ren­nais et créé Dia­logues-Ouest (décembre 1949 — juillet 1954), un men­suel inten­tant un pro­cès à charge « contre une cer­taine chré­tien­té bre­tonne » mais sans épou­ser pour autant « aucun des accents libé­raux » ((. « Dia­logues-Ouest, miroir bri­sé », Yohann Abi­ven in ibid., p. 31.))  ; il faut cepen­dant remar­quer que cette clas­si­fi­ca­tion dans la caté­go­rie de l’intransigeantisme, « jour­nal issu de la tra­di­tion intran­si­geante », com­pris comme « la décli­nai­son catho­lique de l’antimodernité, le refus syl­la­bique des réqui­si­tions indi­vi­dua­listes et la phi­lo­so­phie moderne », doit tout à Emile Pou­lat régu­liè­re­ment cité dans l’ouvrage, et peut donc appa­raître comme sys­té­mique, Suli­van échap­pant en par­tie aux caté­go­ries. Par exemple, l’expérience jour­na­lis­tique de l’abbé Le-mar­chand le situe comme élé­ment du « dis­po­si­tif mis­sion­naire néo­tho­miste ini­tié par Léon XIII » mais sans connaître ni alté­ra­tion du dogme ni a for­tio­ri accep­ta­tion de la pers­pec­tive d’« une moder­ni­sa­tion carac­té­ri­sée par l’acquisition dans le camp catho­lique des valeurs fon­da­men­tales du monde moderne qui peuvent être ins­crites à l’intérieur du but final de l’Église » ((. Daniele Menoz­zi, « L’Eglise et la moder­ni­té : une rela­tion com­pli­quée », Valen­tine Zuber (dir.), Emile Pou­lat. Un objet de science, le catho­li­cisme, Bayard, 2000, p. 127.)) . Cepen­dant Dia­logues-Ouest n’est pas exempt du reproche d’avoir indi­rec­te­ment favo­ri­sé la liber­té de conscience et ses ten­ta­tions modernes sub­jec­ti­vistes. C’est déjà la marque d’une pre­mière limite de l’expérience suli­va­nienne.
Le constat du confor­misme fait appa­raître de nom­breuses réflexions per­ti­nentes et sonne à nos oreilles de façon éton­nam­ment contem­po­raine. « Le catho­li­cisme bre­ton [de l’époque] donne tous les signes d’un culte replet et satis­fait, aux mains d’une bour­geoi­sie indif­fé­rente aux misères sociales ». Ou encore « déchris­tia­ni­sa­tion ? Il vau­drait mieux par­ler d’exchristianisation, un peu comme si les vani­tés ecclé­sias­tiques, alliées aux inté­rêts bour­geois, avaient chas­sé les fidèles : « la com­mu­nau­té a été étouf­fée admi­nis­tra­ti­ve­ment » […] la bour­geoi­sie par­ve­nue est res­pon­sable du « désordre éta­bli, car ce pré­ten­du ordre finit par deve­nir le plus into­lé­rable des désordres […]. [Or] l’Église catho­lique ne cherche point le salut d’une élite seule­ment mais le salut des masses humaines » ». De même, à pro­pos de l’Action catho­lique, si le choix des moyens d’évangélisation « se cris­tal­li­sait sur l’option tem­po­relle, elle renie­rait alors l’intériorité ; que des croyants bran­dissent les for­mules, les slo­gans des par­tis comme des armes, avec une sécu­ri­té incroyable, qu’ils pré­tendent les uns et les autres annexer à leur pro­fit la reli­gion et la morale, voi­là l’imposture » ((. « Edi­to­rial », abbé Joseph Lemar­chand, Dia­logues-Ouest, jan­vier 1950.)) . A l’inverse, le jour­nal main­tient que « ce qui ne concorde pas avec la doc­trine du Christ ne concorde pas avec la Véri­té » ((. « Pro­pos du Soli­taire », Dia­logues-Ouest, mars 1952.))  et exprime dans la même veine la doc­trine clas­sique de la potes­tas indi­rec­ta, le modèle poli­tique sacer­do­ta­liste direc­te­ment issu des deux cités augus­ti­niennes. L’Église sanc­ti­fie l’ordre poli­tique ; il faut lire les très belles lignes dans Dia­logues-Ouest de décembre 1951 et de jan­vier 1952 ((. « Le Royaume de Dieu est un royaume inté­rieur », Dia­logues-Ouest, jan­vier 1952.))  notam­ment sur ce que le futur car­di­nal Jour­net avait écrit à pro­pos de la juri­dic­tion de l’Église sur la cité ((. Charles Jour­net, La juri­dic­tion de l’Eglise sur la cité, Des­clée de Brou­wer & Cie, Paris, 1931 (les articles cités plus haut et ce livre appa­raissent d’ailleurs de façon pré­mo­ni­toire comme des condam­na­tions sans appel d’un quel­conque « com­mu­nau­ta­risme catho­lique »).)) . On peut d’ailleurs rap­pe­ler que c’est la remise en cause de l’expérience de la démo­cra­tie-chré­tienne qui met­tra un terme défi­ni­tif à l’aventure de Dia­logues-Ouest en juillet 1954.

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