Revue de réflexion politique et religieuse.

Guerres sans nom

Article publié le 28 Sep 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La crise finan­cière qui affecte depuis plu­sieurs mois la « zone euro » est une nou­velle fois l’occasion de se deman­der si un tel phé­no­mène consti­tue un fait pure­ment éco­no­mique et finan­cier, impu­table à des erreurs liées à la « construc­tion » de l’euro – à com­men­cer par celle d’avoir mis en place une mon­naie sans Etat – ou s’il ne consti­tue pas, pour une part non négli­geable, une réa­li­té d’ordre poli­tique.
Si l’on juge cette crise à ses effets, son carac­tère poli­tique appa­raît immé­dia­te­ment : en moins de huit mois, les gou­ver­ne­ments de deux pays de la zone euro, alors qu’ils avaient fait l’objet d’une inves­ti­ture popu­laire, ont été rem­pla­cés par des équipes de tech­ni­ciens. Ce fait a été en grande par­tie cau­sé par la crise finan­cière.
Il n’est pas suf­fi­sant, bien sûr, de juger de la nature poli­tique d’une cause (situa­tion ou fait) à par­tir de ses effets : une mala­die peut avoir des consé­quences poli­tiques de grande impor­tance – et l’histoire le démontre lar­ge­ment ((. A titre d’exemple, on peut rap­pe­ler que, selon l’analyse de nom­breux his­to­riens, l’unité ita­lienne fut faci­li­tée par la mort, en 1859, de Fer­di­nand II des Deux Siciles, du fait d’une infec­tion mal soi­gnée. En effet, ils consi­dèrent que si Gari­bal­di avait dû com­battre contre le père (Fer­di­nand II) et non contre le fils (Fran­çois II), l’issue des com­bats aurait pro­ba­ble­ment été dif­fé­rente. On peut éga­le­ment citer le cas des conquis­ta­dores en Amé­rique, qui ont été assez aidés par les épi­dé­mies de variole et de tuber­cu­lose dans les popu­la­tions amé­rin­diennes.))  –, mais elle ne consti­tue pas en tant que telle une cause poli­tique. Dans le même temps, le fait qu’une cause soit éco­no­mique ne signi­fie pas que ceux qui la pro­duisent et les fina­li­tés que ces der­niers recherchent ne puissent pas être poli­tiques. Un exemple par­mi tant d’autres est la déci­sion des Alliés, en 1941, d’imposer au Japon un embar­go sur les expor­ta­tions de pétrole et de maté­riaux fer­ru­gi­neux. Cela s’avéra plus effi­cace que l’action de l’armée chi­noise tout entière, puisque le Japon fut contraint d’attaquer les puis­sances anglo-saxonnes avant la fin de l’année. Si les géné­raux japo­nais avaient dif­fé­ré leur action de quelques mois, le Japon aurait subi une crise éco­no­mique dévas­ta­trice qui l’aurait pro­ba­ble­ment obli­gé à se reti­rer de la Chine très rapi­de­ment.
Dans cette situa­tion où la vio­lence n’avait pas été employée, l’enchaînement de faits ne pou­vait être réduit au simple constat (éco­no­mique) que le Japon avait man­qué de fer et de pétrole, ou que les Alliés – qui en avaient en abon­dance – avaient le droit de ne pas leur en four­nir. Ce qui contri­bua à faire de cette déci­sion une mesure poli­tique fut son auteur (les puis­sances anglo-saxonnes et leurs satel­lites) et son but (obte­nir du Japon son retrait de la Chine qu’il occu­pait). En Ita­lie comme en Europe, presque per­sonne n’a prê­té atten­tion au fait que la crise finan­cière avait peut-être un carac­tère et un but poli­tiques, ni aux per­sonnes qui pour­raient avoir inté­rêt à la pro­vo­quer à des fins poli­tiques. Par cer­tains aspects, cela n’est pas sur­pre­nant. Le refus de la poli­tique – non seule­ment en tant qu’activité, mais aus­si en tant que carac­té­ris­tique constante de l’existence humaine –, qui a pro­gres­si­ve­ment carac­té­ri­sé la moder­ni­té à par­tir du XVIIIe siècle, est deve­nu pré­do­mi­nant en Europe et dans tout l’Occident au cours de ces der­nières décen­nies.
Il y a vingt ans, la thèse de Fukuya­ma consis­tant à dire que la sor­tie de la guerre froide consti­tuait la fin de l’histoire était à la mode. La pla­nète n’avait plus qu’une super­puis­sance, les Etats-Unis ; il n’y avait plus aucun enne­mi, car celui qui exis­tait alors, le com­mu­nisme, avait été vain­cu et rien ne per­met­tait de pen­ser qu’il allait resur­gir – idée qui, avec le temps, deman­de­rait à être prou­vée, y com­pris encore aujourd’hui. Cette thèse, comme d’autres, était fon­dée sur la convic­tion qu’il n’y aurait plus d’ennemi ni de conflit poli­tique extrême, et que tous les conflits – for­cé­ment rési­duels depuis la fin de l’histoire – pour­raient désor­mais être « gérés » par des moyens juri­diques et éco­no­miques : « gou­ver­nance », tech­no­cra­tie, « admi­nis­tra­tion des choses » à la place du « gou­ver­ne­ment des hommes » ((. C’est-à-dire l’inverse de ce que l’on pense depuis l’aube de la phi­lo­so­phie antique, à savoir que le conflit est une don­née impos­sible à éli­mi­ner. Héra­clite voit le Logos, comme fon­de­ment de la réa­li­té, domi­né par une loi qui est celle de la com­plé­men­ta­ri­té des contraires. L’existence des conflits est une don­née, et la guerre a une fonc­tion spé­ci­fique : « La guerre [pole­mos] est roi de tout, père de tout, a dési­gné ceux-ci comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là comme libres » : cette fonc­tion spé­ci­fique est de créer et main­te­nir l’ordre dans le chan­ge­ment. Pla­ton, dans les Lois, confirme l’impossibilité d’éliminer la guerre, par les paroles qu’il met dans la bouche de Cli­nias : « Ce que la plus grande part des hommes appellent paix n’est rien d’autre qu’un nom, mais dans la réa­li­té des choses, par la force de la nature, il y a tou­jours une guerre, même si elle n’est pas décla­rée, de tous les Etats contre tous ». Voir sur ce pas­sage des Lois Leo Strauss, The Argu­ment and the action of Plato’s « Laws », trad.it., R. Rubet­ti­no, Sove­ria Man­nel­li, 2006, p. 10.)) . […]

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