Revue de réflexion politique et religieuse.

Le dépé­ris­se­ment de l’humanisme. Une lec­ture aléa­toire du maga­zine Sciences Humaines

Article publié le 6 Mai 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’acti­vi­té scien­ti­fique s’accompagne de nom­breux élé­ments adven­tices qui contri­buent à la façon­ner. Par­ler de science, c’est évi­dem­ment par­ler des grands résul­tats qui nous font com­prendre quelque chose du monde, et des grands noms qui en ont eu la géniale intui­tion. Mais c’est aus­si par­ler de la foule obs­cure des cher­cheurs de second rang, avec leurs pré­oc­cu­pa­tions et leurs rêves, des pro­fes­seurs qui trans­mettent le savoir et en retirent de quoi vivre, et nor­ma­le­ment vivre bien : uti­li­té recon­nue, car­rière et un cer­tain sta­tut social. C’est encore par­ler des étu­diants, des écoles et des uni­ver­si­tés, des manuels et de leurs édi­teurs, des com­mu­nau­tés, des col­loques, des publi­ca­tions. Par­ler de science, enfin, c’est par­ler des organes de vul­ga­ri­sa­tion ; ces der­niers entre­tiennent l’intérêt voire la fer­veur du public, et contri­buent ain­si à la légi­ti­mi­té du modèle éta­bli. Par là-même, ils four­nissent un bon reflet de ce qu’il est deve­nu clas­sique d’appeler, der­rière T.S. Kuhn, la « science nor­male » ou le « para­digme » domi­nant.
Il s’agira ici de pas­ser du reflet à l’objet reflé­té : par­tir d’un organe de vul­ga­ri­sa­tion, en l’occurrence le maga­zine Sciences Humaines ((. Nous adop­te­rons les réfé­rences sui­vantes, cor­res­pon­dant aux diverses moda­li­tés d’édition du maga­zine : SH 10/2008 signi­fie Sciences Humaines, octobre 2008 ; sans autre pré­ci­sion, il s’agit du maga­zine men­suel. NS : numé­ro spé­cial, HS : hors-série ; GD : Grand dos­sier.)) , et remon­ter à quelques traits du para­digme domi­nant. L’entreprise n’est pas sans écueil. Nous allons par­tir de ce qui est dit, tâcher d’identifier ce qui est tu, remon­ter de ce qui est dit à ce qui est tu et en déduire une vue d’ensemble : rien de très ori­gi­nal, mais une démarche tou­jours un peu glis­sante. Un maga­zine comme Sciences Humaines ne peut avoir l’ambition d’offrir une grande cohé­rence de pen­sée ; une enquête comme la nôtre risque d’unifier de force ce qui est essen­tiel­le­ment divers, ou au contraire d’opposer deux thèses certes contra­dic­toires, mais qui ne sont pas réel­le­ment assu­mées simul­ta­né­ment, et demeurent donc insi­gni­fiantes. Avec ceci, nous avons pro­cé­dé par échan­tillon­nage, en ne consul­tant qu’une tren­taine de numé­ros, soit envi­ron un sur dix, répar­tis sur vingt ans ((. Nous ne pré­ten­dons pas faire ici oeuvre défi­ni­tive, et ne nous pri­ve­rons pas de sug­gé­rer quelques voies que nous n’explorerons pas. Un étu­diant de mas­ter sera-t-il ten­té de pour­suivre de manière plus uni­ver­si­taire ? Nous tenons à sa dis­po­si­tion le maté­riau que nous avons ras­sem­blé.)) . Pour nous en tenir à ce qui est acces­sible au public, nous n’avons pas cher­ché à contac­ter la rédac­tion.
Sciences Humaines est un men­suel, 5,50 € en juin 2011 pour 78 pages poly­chromes. Il pro­pose toutes les tailles d’articles, du bref encart à la recen­sion de quelques mil­liers de signes ou au dos­sier de plus de vingt pages. Comme tout maga­zine, Sciences Humaines offre en outre abon­dam­ment pho­to­gra­phies et mon­tages divers, sou­vent controu­vés ou d’un goût par­fois dis­cu­table. On dit qu’un bon des­sin vaut mieux qu’un long dis­cours, encore faut-il que le des­sin soit bon ; dans le pré­sent cas, le sta­tut de l’illustration ne saute pas tou­jours aux yeux et méri­te­rait étude. Suc­cès remar­quable, Sciences Humaines recourt peu à la publi­ci­té. Il s’agit alors de banques, de mutuelles et d’assurances pour fonc­tion­naires, en par­ti­cu­lier de l’éducation natio­nale. Ceci, joint à l’importance accor­dée aux thèmes édu­ca­tifs, conduit à pen­ser que le lec­to­rat relève en bonne par­tie du corps pro­fes­so­ral ou assi­mi­lé.
La maî­trise d’oeuvre du maga­zine est assu­rée par une dizaine de jour­na­listes spé­cia­li­sés à temps plein (cf. SH 10/2010, p. 4). Ils invitent très lar­ge­ment des auteurs exté­rieurs, sou­vent des pro­fes­seurs d’université, éven­tuel­le­ment étran­gers, ou des cher­cheurs du CNRS, par­fois un peu connus. Tous font géné­ra­le­ment preuve d’un réel esprit de syn­thèse et écrivent dans un style plu­tôt jour­na­lis­tique mais agréable. Rares sont les articles sans rien d’intéressant ou d’indirectement signi­fi­ca­tif ; de ce point de vue encore, Sciences Humaines est un maga­zine de qua­li­té, ce que nos cri­tiques ulté­rieures ne doivent pas conduire à oublier.
« Les pro­fes­seurs de l’enseignement supé­rieur parlent aux pro­fes­seurs de l’enseignement secon­daire » : ain­si pour­rait-on carac­té­ri­ser Sciences Humaines. Cela sou­ligne l’intérêt d’une étude qui per­met d’arpenter l’univers men­tal de ceux qui forment nos enfants.

Les thèmes majeurs

Pre­mier constat : Sciences Humaines traite en per­ma­nence de psy­cho­lo­gie et de socio­lo­gie. En pas­sant, une cita­tion de Lacan peut appor­ter une bouf­fée d’air dés­in­té­res­sé : « La gué­ri­son vient par sur­croît » (GD 06–07-08/2009, p. 8) ; mais l’utilitarisme n’est jamais loin. Les psy­cho­thé­ra­pies se taillent une part de lion, signe qu’une vraie part du lec­to­rat souffre au moins d’un cer­tain vague-à‑l’âme ; cela révèle en pas­sant les limites de la « culture de soi » (GD 06–07-08/2011, p. 3) : le mal-être contem­po­rain conduit à une explo­ra­tion égo­tiste qui confine au nar­cis­sisme, débouche sur l’identification de sup­po­sées patho­lo­gies, puis sur la recherche de « thé­ra­pies » qui pué­ri­le­ment se veulent à la pointe du pro­grès. Cela dénote enfin une concep­tion bien méca­niste de l’esprit, les psy­cho­thé­ra­pies étant impli­ci­te­ment regar­dées comme sus­cep­tibles d’un pro­grès du même ordre et du même rythme que les trai­te­ments contre le can­cer. « Les psy­cho­thé­ra­pies, au-delà de leur varié­té, mettent en oeuvre des méca­nismes com­muns pour per­mettre au patient d’arriver au mieux-être, d’obtenir le chan­ge­ment » (HS 03–04-05/2000, p. 6). On note­ra en pas­sant le recours à la notion de « méca­nisme ». Ailleurs, on nous rap­pelle les ver­tus thé­ra­peu­tiques de l’activité artis­tique : « L’art thé­ra­pie est peut-être aus­si ancienne que l’existence humaine » (GD 06–07-08/2009, p. 60) ; mais Aris­tote parle de cathar­sis et non de thé­ra­pie, et Sciences Humaines n’a pas su dis­cer­ner la nuance. De toute manière, l’efficacité reste le prin­ci­pal objec­tif : « Dans les années 1990, [Mar­sha Lene­han] a pro­po­sé un modèle pra­tique d’intervention chez les patients bor­der­line en inté­grant les théo­ries com­por­te­men­tales concer­nant les com­pé­tences sociales, les théo­ries cog­ni­tives, cer­tains aspects de la psy­cha­na­lyse, et des idées phi­lo­so­phiques venant du mar­xisme et du boud­dhisme. Ce cock­tail impro­bable semble effi­cace » (GD 06–07-08/2009, p. 49). Les résul­tats demeurent tou­te­fois médiocres : « Les bleus de l’âme, un puzzle sans modèle. Mal­gré l’évolution de nos connais­sances, les troubles men­taux res­tent en grande par­tie une énigme. Et la défi­ni­tion de l’individu “nor­mal” ne pro­gresse guère… » (GD 09–10-11/2010, p. 6). L’incapacité à pen­ser le nor­mal et l’anormal consti­tue de fait l’un des carac­tères de la post­mo­der­ni­té.
A côté des appli­ca­tions thé­ra­peu­tiques, Sciences Humaines traite aus­si de psy­cho­lo­gie appli­quée à la com­pré­hen­sion des enfants et des ado­les­cents, avec des pro­lon­ge­ments péda­go­giques évi­dents. Cela vaut quelques justes réflexions sur le sys­tème sco­laire. « Ecole : cette fois le niveau baisse vrai­ment ! » (SH 05/2009, p. 6) : on aurait pu s’en rendre compte avant 2009, mais ce constat vaut remise en cause, et par­tant ne manque pas de cou­rage. Autres appli­ca­tions plus mar­gi­nales de la psy­cho­lo­gie : les méthodes de mani­pu­la­tion. Un dos­sier sur ce thème (SH 10/2008, pp. 32–49) pro­pose un point inté­res­sant, sans men­tion­ner que des tech­niques telles que la pro­gram­ma­tion neu­ro­lin­guis­tique (PNL) débouchent natu­rel­le­ment sur des pro­cé­dés mani­pu­la­toires. On sent éga­le­ment Sciences Humaines assez per­plexe devant le neu­ro­mar­ke­ting, « entre tech­nique de vente et science humaine » (GD 03–04- 05/2011, p. 23 et pp. 59–63 ; voir aus­si SH 10/2008, pp. 30–41). Dans le fond, les rédac­teurs de Sciences Humaines savent bien que l’homme ne se ramène pas à un assem­blage neu­ro­nal et vaut mieux qu’un consom­ma­teur. On ne peut que regret­ter qu’ils n’aillent pas au bout de cette intui­tion.

Sciences humaines pro­pose éga­le­ment beau­coup de socio­lo­gie. Les contrées éloi­gnées reviennent très régu­liè­re­ment, avec des articles qui sentent le cor­ri­gé de l’exposé sco­laire et manquent quelque peu d’air du large ; on se console avec les pho­to­gra­phies des pay­sages, en atten­dant l’immanquable conclu­sion : toutes les civi­li­sa­tions mécon­nues gagnent à être connues, sauf la nôtre. Ain­si, en 2000, la Chine ne se « place qu’au rang de la Bel­gique au plan de la pro­duc­tion indus­trielle » (SH 07/2000, p. 16) ; mais elle est appe­lée à jouer un rôle majeur par sa « capa­ci­té d’équilibrer l’immense puis­sance éco­no­mique du Japon, et aus­si parce que son “équi­pe­ment poli­tique” la met en posi­tion de “dire non” à l’Occident. » Sciences Humaines n’a rien devi­né du double mou­ve­ment qui a fait de l’Empire du Milieu à la fois l’usine et la banque du monde, dans une situa­tion démo­gra­phique et édu­ca­tive catas­tro­phique.
Les ques­tions inter­na­tio­nales obligent à sou­le­ver cer­tains pro­blèmes, que Sciences Humaines juge déli­cats : « Pour­quoi le simple fait de por­ter un uni­forme per­met-il d’échapper à la morale ordi­naire qui condamne l’homicide ? » (SH 07/2011, p. 17). L’usage joint au simple bon sens per­met d’apporter une pre­mière réponse qu’une phi­lo­so­phie poli­tique plus éla­bo­rée cor­ro­bo­re­ra ; mais les caté­go­ries intel­lec­tuelles du maga­zine ne lui per­mettent plus de dis­tin­guer le ter­ro­riste du sol­dat, pro­blème consi­dé­ré comme qua­si inso­luble : au pas­sage, cela montre à quelles impasses conduit une concep­tion de la socié­té et de la socio­lo­gie, qui, vou­lant se pas­ser du bien com­mun, perd avec lui les notions de com­mu­nau­té déli­mi­tée, de tout et de par­tie, d’intérieur et d’extérieur, et par­tant de défense.
Quant à l’économie, Sciences Humaines l’aborde par le biais des théo­ries, pré­sen­tées sans leur sub­strat mathé­ma­tique, et avec des ouver­tures plus libé­rales. Léon Wal­ras et les néo­clas­siques se trouvent ain­si bien trai­tés (cf. par exemple SH 04/2000, p. 46). Le maga­zine s’ouvre éga­le­ment sur l’entreprise, mal connue des pro­fes­seurs mais qui four­nit la matière de quelques réflexions par­fois bien­ve­nues. Un numé­ro sur la consom­ma­tion (GD 03–04-05 2011) ras­semble un maté­riau de qua­li­té, sans par­ve­nir à faire com­prendre com­ment le consu­mé­risme modèle notre meilleur des mondes, en voyant dans l’acte de consom­mer à la fois le moteur de l’économie et la fin ultime du citoyen consom­ma­teur, au ser­vice de la crois­sance. Même limite face à un autre fait trou­blant : notre monde se laisse façon­ner par l’omniprésence des ordi­na­teurs et des réseaux, mais Sciences Humaines demeure serein face à l’explosion du numé­rique : « Démen­tant les inquié­tudes des adultes, les enquêtes sou­lignent les usages créa­tifs et rela­tion­nels que les jeunes font de ces nou­velles tech­no­lo­gies » (SH 05/2011, p. 44).
Sciences Humaines croit tou­te­fois à quelques repères supé­rieurs. Il faut « Pla­cer les droits de l’homme au som­met » (SH 06/2011, p. 68) ; cette contri­bu­tion au pro­blème de la légi­ti­mi­té d’un gou­ver­ne­ment contre­dit un article du même numé­ro, sur « L’universel à l’épreuve du droit » (SH 06/2011, pp. 28–31) ; mais notre maga­zine se trouve intel­lec­tuel­le­ment tout aus­si mal outillé pour trai­ter de l’universel et du sin­gu­lier. Quoi qu’il en soit, « sur le temps long, l’histoire de la démo­cra­tie a tout d’une conta­gion irré­sis­tible. » (SH 05/2009, p. 35) Temps long ? Les réfé­rences citées sont qua­si toutes pos­té­rieures à 1945, et cela donne une idée de ce qu’est la durée pour Sciences Humaines.  […]

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