Revue de réflexion politique et religieuse.

Sens et signi­fi­ca­tion chez Cas­par David Frie­drich

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le livre de Johannes Grave A l’oeuvre. La théo­lo­gie de l’image de Cas­par David Frie­drich a été publié direc­te­ment en tra­duc­tion fran­çaise aux édi­tions de la Mai­son des sciences de l’homme (2011). C’est une contri­bu­tion impor­tante à la com­pré­hen­sion d’une œuvre pic­tu­rale sur laquelle la biblio­gra­phie fran­çaise est des plus res­treinte. Il en est de même mal­heu­reu­se­ment pour tous les peintres ger­ma­no­phones du XIXe siècle ((. La sous esti­ma­tion, par exemple, de Böck­lin en France frise le ridi­cule.)) . Comme son titre l’indique cette étude se concentre sur le conte­nu spi­ri­tuel des pein­tures de Frie­drich ((. C. D. Frie­drich (1774–1840). Sur l’oeuvre de ce peintre peu pré­sent en France (un seul tableau au Louvre), voir entre autres Wer­ner Hoff­mann, Cas­par David Frie­drich, trad. Marianne Dau­trey, Hazan, 2005.)) . Elle nous apporte à cet égard des indi­ca­tions et des ana­lyses pré­cieuses qui se heurtent cepen­dant, comme je vais le mon­trer, aux limites de son équi­pe­ment théo­rique. En fin de compte, je serai ame­né à poser la ques­tion du rap­port des chré­tiens à l’image, ques­tion qui ne dif­fère pas vrai­ment de celle qui porte sur leur rap­port à la Grèce.
Les pay­sages de Frie­drich éveillent des sen­ti­ments ou des états d’âme – ils sont stim­mung­svoll – mais aus­si, par le moyen de l’allégorie, des pen­sées. « A pre­mière vue, ils ne sug­gèrent aucu­ne­ment qu’on doive les consi­dé­rer comme de la “méta­pein­ture”, comme un dis­cours sur les images » (p. 7). L’auteur, cepen­dant, par­tage cette idée à la mode. « C’est en images et au moyen d’images, dit-il, que Cas­par David Frie­drich s’interroge sur ce que veut dire mon­trer quelque chose dans un tableau » (ibid.). Cette inter­ro­ga­tion s’impose au peintre parce que d’une part il tient « à nouer un lien étroit entre ses tableaux et sa foi », et d’autre part il est conscient de « la réserve pro­tes­tante à l’égard des images » (p. 8).
Au début de son livre, Johannes Grave com­mente un des­sin du jeune Frie­drich repré­sen­tant une vieille femme avec un sablier lisant des textes édi­fiants. En se rap­pro­chant beau­coup, on peut lire : « Heu­reux ceux qui croient même s’ils ne voient pas » (Jean 20, 29). Etrange dis­qua­li­fi­ca­tion de la vue par un peintre et dans une oeuvre pic­tu­rale. Cette contra­dic­tion, cepen­dant, est moins fla­grante qu’il ne paraît à pre­mière vue. Certes, quand on embrasse la foi chré­tienne on ne peut voir dans le témoi­gnage des sens la source unique de toute véri­té. Cela ne signi­fie pas qu’on doive dénier toute valeur à ce témoi­gnage. Dans l’art, il peut nous don­ner accès à des véri­tés spi­ri­tuelles comme on le voit dans l’oeuvre de Frie­drich. Après tout, saint Tho­mas reçut de Jésus-Christ la preuve qu’il récla­mait. De plus, « l’Ecriture sainte aus­si a besoin d’un sub­strat maté­riel per­cep­tible par les sens pour deve­nir lisible » (p. 15). Sur­tout, Frie­drich se donne les moyens dès le début de sa car­rière d’éviter le paga­nisme de l’image. Le des­sin de la vieille au sablier, ana­logue à une pein­ture mono­chrome, est exé­cu­té avec un soin extrême. Pour­tant, les hachures de la pierre noire et le fait que l’écriture sur le livre soit cur­sive et n’imite pas les carac­tères d’imprimerie attire l’attention sur la fac­ture, ce que Grave nomme l’aspect « ico­nique », au détri­ment de toute ten­ta­tion de céder à l’illusion et de voir ce qui est repré­sen­té au lieu de ce qui repré­sente. Frie­drich s’opposera tou­jours à la pré­somp­tion de l’artiste qui se prend pour un créa­teur à l’instar de Dieu. Pour lui un tableau doit se don­ner pour un tableau fait de main d’homme. « Mon­trant quelque chose, l’image se montre for­cé­ment aus­si elle-même » (p. 20) et ne doit pas cher­cher à l’éviter comme le vou­lait l’esthétique pré­va­lente au temps de Frie­drich. Vers 1800, la mode, sur­tout chez les roman­tiques, était au pay­sage, qu’il fût repré­sen­té par Ver­net, Valen­ciennes, ou Koch, façon­né dans la nature sous la forme du jar­din anglais ou encore décrit par des poètes nom­més Thom­son, Delille, Cha­teau­briand. Les cri­tiques atta­chaient beau­coup d’importance aux pou­voirs illu­sion­nistes du peintre et vou­laient que le tableau donne envie au spec­ta­teur d’entrer et d’évoluer dans cette cam­pagne. On retrouve cette même idée presque un siècle plus tard quand Böck­lin nous dit qu’on « devrait tou­jours avoir l’impression de pou­voir péné­trer dans le pay­sage et s’y pro­me­ner du plus proche au plus loin­tain » ((. Pour une for­mu­la­tion très proche voir la cita­tion datée de 1806 de Carl Lud­wig Fer­now (Über die Land­schaft male­rei) dans Grave p. 29.)) . Cette façon de voir était pré­fi­gu­rée chez les pre­miers roman­tiques, long­temps avant Oscar Wilde qui pen­sait que la nature imi­tait l’art, et le concept d’artialisation que nous devons à Charles Lalo. Grave cite Salo­mon Gess­ner, qui se féli­cite d’avoir appris à « consi­dé­rer la nature comme un tableau » (p. 27). Cer­tains théo­ri­ciens, tel Hir­sch­feld, louent l’art des jar­dins d’être proche (mimé­ti­que­ment) de la nature tout en recon­nais­sant qu’en fait ils imitent les tableaux en ayant sur eux la supé­rio­ri­té d’être réels. L’effort pour inté­grer le spec­ta­teur dans l’espace figu­ra­tif déployé par la pein­ture atteint un sum­mum avec l’invention du pano­ra­ma un peu avant 1800. Mais déjà, quelques dizaines d’années plus tôt, Dide­rot s’amusait à jouer de la facul­té du tableau de hap­per le spec­ta­teur et de le mettre sur la voie d’une rêve­rie infi­nie qui l’enveloppe dans le monde fic­tif contem­plé. Grave cite aus­si le poème de Goethe « Eros comme peintre de pay­sages ». La « sus­pen­sion de l’incrédulité » (Cole­ridge) conduit à une déné­ga­tion déli­bé­rée de l’iconicité ou pic­tu­ra­li­té c’est-à-dire des moyens maté­riels mis en oeuvre pour pro­duire l’illusion mimé­tique et donc de cette illu­sion en tant que telle. Celle-ci s’absorbe dans son résul­tat. Selon Grave, Frie­drich rejette cette pro­blé­ma­tique qui dénote à ses yeux beau­coup de pré­somp­tion de la part de l’artiste. Il n’est pas ques­tion pour lui de faire oublier la dimen­sion ico­nique du tableau pour faire immer­ger le spec­ta­teur dans la réa­li­té repré­sen­tée. Si l’on veut don­ner un conte­nu reli­gieux au pay­sage, il faut qu’il soit clair d’emblée que celui-ci et le spec­ta­teur appar­tiennent à deux ordres dis­tincts. C’est à cette condi­tion que l’attention du second pour­ra être atti­rée sur la signi­fi­ca­tion de ce qu’il voit ((. La récep­tion cor­recte d’un tableau exige que notre atten­tion cir­cule à l’intersection du monde fic­tif sur lequel s’ouvre la fenêtre d’Alberti et des pro­cé­dés qui per­mettent la réa­li­sa­tion de ce spec­tacle (des­sin et mode­lé des motifs et des figures, pro­fon­deur tri­di­men­sion­nelle, lumière, atmo­sphère, ren­du des matières). Le connais­seur sait en géné­ral com­ment de tels effets sont obte­nus, sauf quand il ne le sait pas, ce qui rend la vir­tuo­si­té du peintre encore plus mer­veilleuse.)) . […]

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