Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Dieu et les astro­phy­si­ciens

Article publié le 17 Fév 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Né en Hon­grie en 1924, mort à Madrid en 2009, doc­teur en phy­sique et en théo­lo­gie, le R.P. Stan­ley L. Jaki, o.s.b., est l’auteur d’une cin­quan­taine de livres, de nom­breux articles et d’innombrables cours et confé­rences pro­non­cées par­tout dans le monde, majo­ri­tai­re­ment sur l’histoire et la phi­lo­so­phie des sciences.
Les édi­tions Eska viennent de publier la tra­duc­tion de son God and the Cos­mo­lo­gists, paru ini­tia­le­ment en 1989 ((. Eska, 2011, 252 pages, 30 €. Pré­face et tra­duc­tion de l’anglais par Jacques Vau­thier.)). Dieu et les astro­phy­si­ciens est un essai à plu­sieurs facettes. Der­rière le phy­si­cien vul­ga­ri­sa­teur et le phi­lo­sophe chré­tien, on y recon­naît l’universitaire qui aime à mul­ti­plier les réfé­rences et offre à son lec­teur une mine de cita­tions. On y retrouve un esprit brillant à la plume vive. On sent poindre enfin l’homme de foi en colère, rageu­se­ment impuis­sant devant la per­sis­tante ina­ni­té d’un dis­cours scien­tiste que des scien­ti­fiques pour­tant rigou­reux dans leur dis­ci­pline s’entêtent à pro­pa­ger. « L’ignorance des phi­lo­sophes en phy­sique est seule­ment éga­lée par l’ignorance des phy­si­ciens en phi­lo­so­phie » (p. 174). Tout épis­té­mo­logue réa­liste sou­pire ce regret sept fois par jour, sans voir beau­coup de signes d’amélioration.
Cela forme un ensemble inégal. Le P. Jaki décrit Laplace comme « l’archétype de ces scien­ti­fiques modernes qui sur­vivent à la plu­part des sys­tèmes poli­tiques dif­fé­rents et même arrivent à fleu­rir dans tous. Ils mettent en lumière une espèce d’invertébré intel­lec­tuel (et par­fois moral) qui évo­lue uni­que­ment en attra­pant, de temps à autre, et sou­vent en retard, le cli­mat idéo­lo­gique qui les entoure » (p. 47). Il règle sem­bla­ble­ment le compte de bien des phy­si­ciens ou phi­lo­sophes, par­mi les­quels Koy­ré (p. 22), l’école de Copen­hague, Ein­stein, Haw­king, Hei­sen­berg, et beau­coup d’autres encore. Leurs écrits épis­té­mo­lo­giques méritent cer­tai­ne­ment une lec­ture par­fois très cri­tique, mais peut-être pas une exé­cu­tion som­maire ; et le lec­teur qui aurait aimé appro­fon­dir est ten­té plus d’une fois de crier grâce, d’autant qu’il bute­ra sou­vent sur quelque mal­adresse d’expression. Par ailleurs, le P. Jaki com­met quelques erreurs his­to­riques. La mise à terre du géo­cen­trisme est attri­buée à la lunette de Gali­lée (p. 22), qui n’y est sen­si­ble­ment pour rien – ce sont plu­tôt les lois de Kepler, et le géo­cen­trisme moderne s’est d’ailleurs construit sur la néga­tion du prin­cipe de rela­ti­vi­té gali­léenne, c’est-à-dire sur un mal­en­ten­du. Plus dis­cu­table encore est le reproche de pan­théisme adres­sé à Aris­tote (p. 165), reproche qui reflète les limites de l’approche méta­phy­sique du P. Jaki. On regret­te­ra enfin un cer­tain manque d’esprit de finesse, ou, pour employer un voca­bu­laire plus tho­miste, d’analogie. Repre­nant à son compte ce qu’il appelle l’argument cos­mo­lo­gique, c’est-à-dire la démons­tra­tion de l’existence d’un Créa­teur à par­tir de l’existence du cos­mos créé, le P. Jaki cri­tique ain­si ver­te­ment les angli­cans et pro­tes­tants (p. 230 et 244) qui consi­dèrent que l’argument cos­mo­lo­gique four­nit un simple « poin­teur » vers l’existence de Dieu, mais n’en consti­tue pas une preuve. A cer­tains égards, le P. Jaki a par­fai­te­ment rai­son, et la fer­me­té de sa posi­tion mérite d’être saluée ; la démons­tra­tion de l’existence de Dieu, par­fai­te­ment rigou­reuse dans son ordre, n’en jouit pas moins d’un sta­tut très par­ti­cu­lier, et elle convainc sur­tout ceux qui croyaient déjà anté­rieu­re­ment. Elle appa­raît ain­si comme la plus solide et la plus pré­caire, et ne se com­prend plei­ne­ment que dans la lumière de la foi et dans la pers­pec­tive de la péda­go­gie divine, Dieu gui­dant l’homme par la main sur la voie qui mène à lui ((. Sur cette ques­tion, cf. Louis-Marie de Bli­gnières, Le mys­tère de l’être, L’itinéraire tho­miste de Gué­rard des Lau­riers, Librai­rie phi­lo­so­phique J. Vrin, 2007, p. 300.)) .
Sur une ligne direc­trice sinueuse, cet ensemble inégal n’en demeure pas moins vivant et atta­chant. Le P. Jaki part de la refon­da­tion récente d’un dis­cours scien­ti­fique sur l’univers pris comme un tout, du « Big Bang » à l’évolution cos­mique à long terme (cha­pitre 1) ; il abou­tit au culte chré­tien (cha­pitre 8). Cela lui offre l’occasion de remarques rapides mais pro­fondes sur les théo­rèmes de Gödel et l’incomplétude de tout sys­tème mathé­ma­tique qui pré­ten­drait épui­ser le réel et prou­ver son auto­suf­fi­sance. « Une théo­rie néces­sai­re­ment vraie et qui ne contient pas la preuve de sa consis­tance devrait être consi­dé­rée comme contra­dic­toire dans les termes. De ceci découle l’impact essen­tiel des théo­rèmes de Gödel sur la cos­mo­lo­gie, c’est-à-dire que la contin­gence du cos­mos ne peut être contre­dite. Ma pré­sen­ta­tion de cet aspect des théo­rèmes de Gödel, même si je l’ai répé­tée pen­dant plus de vingt ans dans des livres qui ont été publiés dans des mai­sons d’édition de pre­mier plan, n’ont pra­ti­que­ment pas pro­vo­qué le moindre d’écho. Sans aucun doute l’historien futur des sciences sera éton­né, pour­ra peut-être cher­cher des rai­sons et en res­sor­ti­ra encore plus trou­blé, pour ne pas dire indi­gné, en met­tant le doigt sur quelques-unes de ces rai­sons » (p. 125). Le P. Jaki consacre éga­le­ment un excellent cha­pitre au hasard, à la fois « nou­veau dieu de la cos­mo­lo­gie » (p. 160) et « oreiller scien­ti­fique » (p. 169). Il démonte diverses fan­tas­ma­go­ries qui se pré­sentent comme scien­ti­fiques alors qu’elles ne res­pectent pas les plus élé­men­taires condi­tions de rec­ti­tude intel­lec­tuelle : uti­li­sa­tion du prin­cipe d’incertitude d’Heisenberg pour affir­mer que quelque chose peut sor­tir de rien (pp. 149–150), ou recours à des mul­ti­vers, c’est-à-dire à des théo­ries dans les­quelles il y a autant d’univers que d’observateurs (p. 179).
Au-delà, l’essai du P. Jaki mérite sur­tout de rete­nir l’attention par le sujet vers lequel il fait éle­ver le regard, à savoir l’univers phy­sique pris comme un tout. Le thème de l’ordo uni­ver­si trans­pa­raît sou­vent chez saint Tho­mas, de manière plus ou moins directe ; le P. Jaki affirme avec rai­son : « Le seul endroit au sein de la Chré­tien­té, où le culte du Créa­teur basé sur l’argument cos­mo­lo­gique a été sys­té­ma­ti­que­ment mis en évi­dence, est l’Eglise catho­lique » (p. 230). Et il a éga­le­ment rai­son de signa­ler, comme un fait nou­veau méri­tant ana­lyse phi­lo­so­phique, l’émergence récente d’un dis­cours authen­ti­que­ment scien­ti­fique sur l’univers pris comme un tout. Le P. Jaki n’a pas réel­le­ment déve­lop­pé cette ana­lyse, mais il four­nit plus d’un élé­ment pour la nour­rir. Tout en sou­li­gnant la contin­gence de la créa­tion, il cite ain­si C.S. Lewis : « Ou il y a une signi­fi­ca­tion dans le pro­ces­sus com­plet des choses comme dans l’activité humaine ou il n’y a aucune signi­fi­ca­tion dans l’activité humaine elle-même. C’est une uto­pie, ima­gi­née par des pleutres et des arro­gants, que nous pou­vons sous­traire l’âme humaine, comme simple épi­phé­no­mène, d’un uni­vers de forces ineptes, et conti­nuer d’espérer après cela trou­ver quelque fau­bourg où elle pour­rait main­te­nir un cours fan­tôme en exil. Vous ne pou­vez pas avoir le beurre et l’argent du beurre ! Si le monde n’a pas de sens, alors nous aus­si. Si nous avons la moindre signi­fi­ca­tion, nous ne l’avons pas seuls » (p. 235). L’étude méta­phy­sique de l’univers pris comme un tout appa­raît alors comme un très vaste chan­tier intel­lec­tuel à ouvrir. Avec une fer­me­té et une ouver­ture intel­lec­tuelles peu com­munes, le R.P. Gué­rard des Lau­riers avait amor­cé une réflexion sur le sujet dans La sub­stance sen­sible, triple article inache­vé paru en 1962–1963 dans Ange­li­cum. Le R.P. de Bli­gnières avait avan­cé quelques élé­ments sug­ges­tifs dans son article Un regard tho­miste sur l’évolution (revue Sedes Sapien­tiae n.106, hiver 2008), mais qui est demeu­ré sans écho ((. Signa­lons mal­gré tout une notice sans réelle por­tée dans Le Sel de la Terre, n. 69, été 2009, pp. 219–222.)) . Nous avions éga­le­ment avan­cé quelques idées sur ce thème dans notre Dar­win mécon­nu (F.-X. de Gui­bert, 2009). Ces quelques pistes ne valent tou­te­fois pas car­to­gra­phie du sujet, ter­ra explo­ran­da que le P. Jaki a eu le grand mérite d’oser abor­der.

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