Revue de réflexion politique et religieuse.

Face au Mino­taure

Article publié le 10 Juil 2011 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Catho­li­ca – Dans votre livre, vous écri­vez que cer­taines per­sonnes « en appellent ingé­nu­ment […] à la digni­té humaine comme si celle-ci était une valeur indis­cu­table de conte­nu uni­ver­sel ». Pour­quoi « ingé­nu­ment » ?
Dal­ma­cio Negro – La digni­té est un concept social. La digni­tas était à Rome une qua­li­té ou un mérite recon­nu à quelqu’un pour sa conduite, un élé­ment indis­pen­sable du cursushonorum per­met­tant l’accès à une charge publique. Une per­sonne se rend digne ou indigne par sa conduite, non par le seul fait d’appartenir à l’espèce humaine, ce qui n’est qu’une don­née. On voit très bien ce carac­tère émi­nem­ment social du concept de digni­té lorsqu’on tient compte de ce qu’une conduite esti­mée digne dans une culture peut être consi­dé­rée indigne dans une autre. Hume le dit très bien dans son célèbre Dia­logue. Consi­dé­rée en elle-même, la « digni­té humaine » est une expres­sion dépour­vue de sens. L’humanité n’est sujet de rien, en dépit du fait que la pen­sée abs­traite parle d’une reli­gion de l’Humanité (Comte), de droits humains, etc., et donc aus­si de digni­té humaine. Seuls les pri­mi­tifs, disait Hegel, pensent dans l’abstrait. L’ontologisation de cette expres­sion a une expli­ca­tion : l’inhumanité du XXe siècle, qui conti­nue au XXIe sous des formes revê­tues d’humanitarisme, comme la culture de mort. Quand on en appelle à la digni­té humaine, on veut faire res­sor­tir, comme le font par exemple les papes, que l’être humain est qua­li­ta­ti­ve­ment dis­tinct des autres, ou pour par­ler comme Kant, qu’il est une fin en soi.
L’expression ne peut qu’être méta­pho­rique ou idéo­lo­gique, et je crains fort qu’elle ne se soit ins­tal­lée que dans ce second sens dans le lan­gage. Il est très signi­fi­ca­tif qu’elle ait com­men­cé à se dif­fu­ser pour célé­brer la digni­té supé­rieure de la race aryenne, et pas plus éton­nant que dans le lucra­tif fes­ti­val huma­ni­taire que les pro­fes­sion­nels du pou­voir et du pro­grès, et les idéo­logues offrent quo­ti­dien­ne­ment, on parle de la « digni­té des ani­maux ».
En tant qu’usage lin­guis­tique, la « digni­té humaine » relève de la crois­sante impré­ci­sion des langues euro­péennes, consé­quence des défor­ma­tions idéo­lo­giques (les nov­langues à la Orwell ou la politicalcorrectness) ; de la crois­sance des incer­ti­tudes face à l’avenir ; de l’augmentation de la bar­ba­rie (pen­sez à la légis­la­tion per­met­tant l’avortement, l’euthanasie, etc.) culti­vée dès l’école dans le cadre des nou­velles péda­go­gies et des pro­grammes d’études obli­ga­toires défi­nis par des poli­ti­ciens, bureau­crates, socio­logues, psy­cho­logues, péda­gogues rétro­pro­gres­sistes, etc. Mais tout cela nous entraî­ne­rait bien loin.

Dans le même sens, beau­coup d’auteurs catho­liques semblent pen­ser que l’organisation actuelle des socié­tés occi­den­tales consti­tue un ordre fon­da­men­ta­le­ment juste, alors même qu’ils en dénoncent des « dérives » nihi­listes. Com­ment inter­pré­ter cette timi­di­té cri­tique ?
Sur le plan des croyances, pour beau­coup de gens, le socia­lisme a rem­pla­cé de fait le chris­tia­nisme, l’Etat a rem­pla­cé l’Eglise, la légis­la­tion la théo­lo­gie, le mode de pen­sée éta­tique le mode de pen­sée ecclé­sias­tique, etc. Incons­ciem­ment dans beau­coup de cas, mais c’est ain­si. On peut dire que l’Europe est aujourd’hui social-démo­crate comme elle fut chré­tienne. Cepen­dant aucune socié­té, aucune culture ou civi­li­sa­tion ne sera jamais chré­tienne en tota­li­té, et il en va de même avec la social-démo­cra­tie. Et de fait il existe un conflit latent entre celle-ci et le chris­tia­nisme. Ce conflit est expli­cite en Espagne, et il y est même tou­jours plus intense depuis que l’Instauration de la monar­chie a per­mis au socia­lisme de s’affirmer. Dans ce conflit, latent ou expli­cite, les plus décon­cer­tés sont les chré­tiens, à cause de la confu­sion et de la timi­di­té de l’Ecclesia docens – les ortho­doxes paraissent moins atteints, comme en Rus­sie –, et cela à cause de la crise spi­ri­tuelle du bas cler­gé qui subit l’impact du mode de pen­sée idéo­lo­gique. Après tout concile il est habi­tuel que règne une cer­taine confu­sion, mais cette fois la crise a été aggra­vée par les inter­pré­ta­tions arbi­traires consé­cu­tives à Vati­can II.
La consé­quence la plus grave est que les catho­liques ont à peu près tota­le­ment oublié d’être un contre-monde dans le monde et se sont habi­tués à pen­ser de manière éta­tique. En réa­li­té ce n’est pas nou­veau. Je crois que l’Eglise n’a jamais com­plè­te­ment com­pris ce que signi­fiait l’Etat. Sans aucun doute, depuis le XVIe siècle, la pen­sée ecclé­sias­tique s’est oppo­sée à la « rai­son d’Etat » ; mais bien peu – par­mi les­quels la figure la plus notable semble avoir été le car­di­nal Regi­nald Pole, qui ne fut d’ailleurs que tar­di­ve­ment ordon­né prêtre – se ren­dirent compte de ce que signi­fiait l’irruption de l’Etat. La rai­son en est peut-être dans le fait que l’Etat s’est construit à l’origine en copiant l’Eglise, pour rapi­de­ment deve­nir son alter ego tem­po­rel par­ti­cu­la­riste, en contraste avec l’universalisme ecclé­sias­tique et celui de l’Empire médié­val. La ratio sta­tus imite la ratio eccle­siae même si la manière de pen­ser ecclé­sias­tique est sub spe­cie aeter­ni­ta­tis, tan­dis que celle de l’Etat est sub spe­cie tem­po­ris. Avec le temps, l’Etat aus­si s’est déve­lop­pé, jusqu’à deve­nir une com­plexio oppo­si­to­rum comme l’Eglise. L’Etat aujourd’hui n’est plus un alter ego, il est un rival libé­ré de ses pré­sup­po­sés spi­ri­tuels, comme l’a vu Böckenförde, anxieux de pos­sé­der la sum­ma potes­tas sur les corps et les âmes : l’Etat tota­li­taire. En somme, avec le temps, le mimé­tisme s’est inver­sé. Si aupa­ra­vant l’Etat imi­tait l’Eglise, à cause de l’influence pro­tes­tante – cujus regio ejus reli­gio, à chaque peuple la reli­gion de son prince –, l’Eglise a com­men­cé peu à peu à imi­ter l’Etat.
Grâce à la papau­té, l’Eglise catho­lique s’est main­te­nue rela­ti­ve­ment en marge, mal­gré « l’alliance du Trône et de l’Autel » (le Trône en pre­mier…). Dans la période récente, après la mort de Pie XII, qui avait les idées claires, l’Eglise a fait nau­frage disait Pierre Chau­nu, et le mimé­tisme s’est accru. En se don­nant pour vain­cue, par un excès de pru­dence voire par cha­ri­té, la papau­té a sous­crit à la théo­rie de la conver­gence entre le socia­lisme sovié­tique et le « capi­ta­lisme », ce qui équi­va­lait à pré­dire que la social-démo­cra­tie s’imposerait uni­ver­sel­le­ment, car elle s’avérait pré­fé­rable au socia­lisme mar­xiste-léni­niste, et en réa­li­té s’accordait très bien avec le grand capi­ta­lisme. Ce qui est logique, vu que la social-démo­cra­tie est « la reli­gion du capi­ta­lisme » dont par­lait Wal­ter Ben­ja­min dans les années vingt, comme l’a récem­ment rap­pe­lé le théo­lo­gien Tho­mas Rus­ter. Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’en social-démo­cra­tie « l’argent ren­ferme toutes les influences », pour décrire la situa­tion spi­ri­tuelle d’une for­mule de Hegel.
Lorsque Jean-Paul II a mis fin à l’Ostpolitik et com­men­cé à cor­ri­ger les inter­pré­ta­tions fausses de Vati­can II, le mal était fait. Une bonne par­tie du cler­gé res­tait fas­ci­née par la sécu­la­ri­sa­tion, pro­blème interne à la théo­lo­gie pro­tes­tante (ou peut-être même à la seule théo­lo­gie luthé­rienne), dont l’idée s’était répan­due qu’il s’agissait du des­tin du chris­tia­nisme. […]

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