Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 109 : Au delà de la crise

Article publié le 28 Sep 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le sys­tème moderne tar­dif, qu’il soit consi­dé­ré dans ses aspects poli­tiques, éco­no­miques, cultu­rels, se carac­té­rise par une appa­rente contra­dic­tion entre l’accentuation des pré­ten­tions à contrô­ler le réel et l’avenir, à faire l’histoire, au sens le plus fort, à trans­for­mer le vivant à sa guise, conqué­rir l’espace, et une mon­tée des peurs, rai­son­nables ou irra­tion­nelles, accom­pa­gnées de doutes et de toutes sortes de déci­sions allant au-delà de ce qu’imposerait une pru­dente pré­pa­ra­tion face aux dan­gers. Hyper­mo­der­ni­té d’un côté, post­mo­der­ni­té de l’autre. Le « prin­cipe de pré­cau­tion », quoi qu’il en soit des phé­no­mènes de sur­en­chère poli­tique, est une illus­tra­tion carac­té­ris­tique de la panique qui s’empare de milieux au sein des­quels le thème domi­nant demeure la par­faite maî­trise des situa­tions.catholica109-couv

Du coup, l’irrationnel prend le des­sus, et seul un effort rhé­to­rique vient ten­ter d’en mas­quer les effets en employant de grands mots, invo­quant la res­pon­sa­bi­li­té, la connais­sance scien­ti­fique des risques, et ain­si de suite. Et ce qui est extra­or­di­naire, c’est de pou­voir consta­ter que ce genre de dis­po­si­tions affecte non seule­ment des sec­teurs par­ti­cu­liers – une équipe tem­po­rai­re­ment au pou­voir dans un pays déter­mi­né – mais devient une habi­tude géné­rale dans le monde occi­den­tal.

Der­rière un dis­cours se vou­lant serein et mini­mi­sant toute menace de désta­bi­li­sa­tion poli­tique, éco­no­mique ou mili­taire, la crainte affleure. Hier la crise, demain la guerre ? Ain­si ont inti­tu­lé un livre récem­ment paru (l’Harmattan, juillet 2010) deux éco­no­mistes, Pierre Pas­cal­lon et Pas­cal Hor­te­feux, ajou­tant en sous-titre une autre ques­tion : « La crise va-t-elle ame­ner le monde au bord du gouffre ? ». Sans poser des ques­tions aus­si crues, beau­coup d’esprits semblent tra­vaillés par les mêmes doutes. Tou­te­fois ces der­niers ne fran­chissent pas le pas qui consis­te­rait à for­mu­ler une pen­sée ana­ly­tique, comme si l’éventualité de l’articuler ris­quait elle-même de pro­vo­quer le désastre redou­té. A cet égard, si le 11 sep­tembre 2001 a mon­dia­li­sé la crainte du ter­ro­risme, l’angoisse qui s’installe sour­noi­se­ment depuis l’officialisation de la crise éco­no­mique et finan­cière paraît bien avoir une force plus grande encore, car elle vient révé­ler la fai­blesse intrin­sèque d’une orga­ni­sa­tion géné­rale dont on attend pré­ci­sé­ment qu’elle assure assis­tance et pro­tec­tion. Le doute s’installe donc.

La réac­tion des ins­tances concer­nées, frap­pées au pre­mier chef par cet état de fait, consiste à mul­ti­plier les démarches d’anticipation. Il est sin­gu­lier de consta­ter la géné­ra­li­sa­tion des opé­ra­tions pros­pec­tives, jusque-là apa­nage des milieux bour­siers, à l’ensemble des domaines ins­ti­tu­tion­nels éta­tiques et pri­vés. Cer­tains éta­blis­se­ments publics se voyant confier ce type de mis­sions sont le fleu­ron de l’administration fran­çaise, comme le Centre d’analyse stra­té­gique, essen­tiel­le­ment éco­no­mique, et tant d’instituts, d’observatoires, etc. De plus, si anté­rieu­re­ment la pros­pec­tive se pra­ti­quait dans une visée pla­ni­fi­ca­trice, pré­sup­po­sant la cer­ti­tude de pou­voir impo­ser une volon­té à la réa­li­té selon un calen­drier fixé d’avance, désor­mais il s’agirait plu­tôt d’examiner de la manière la plus appro­chée des don­nées sur les­quelles on n’a pas de prise, afin de déter­mi­ner les moins mau­vais choix ; ou peut-être pire : se doter des moyens de culti­ver l’illusion de la maî­trise des évé­ne­ments en mul­ti­pliant l’accumulation des constats.

Le para­doxe vient de ce que, d’une part, le dis­cours public s’en tient à des demi-véri­tés, des aveux d’impuissance stric­te­ment enca­drés, sans jamais envi­sa­ger, faute de capa­ci­té morale et intel­lec­tuelle sans doute, une révi­sion pro­fonde des choix qui ont conduit à la gra­vi­té de la situa­tion actuelle. Et d’autre part, rien ne change en fait. Il se peut que l’on sache très bien ce qui risque de se pas­ser dans un ave­nir rela­ti­ve­ment rap­pro­ché mais qu’on ne fasse rien pour s’en pré­oc­cu­per réel­le­ment, par incu­rie, manque de cou­rage ou empri­son­ne­ment dans un com­plexe jeu d’intérêts ou de pres­sions de par­ti. L’histoire du com­mu­nisme est là pour illus­trer à quel degré d’absurdité peut abou­tir l’obligation idéo­lo­gique, mais le com­mu­nisme n’est qu’un épi­phé­no­mène de la pré­ten­tion moderne de maî­tri­ser le futur. Il se peut éga­le­ment que l’on cherche à fuir les dif­fi­cul­tés entre­vues, par lâche­té, manque de cou­rage poli­tique, manque d’espérance. Pour tem­pé­rer cette hypo­thèse, bien que ce ne soit guère une conso­la­tion, il fau­drait tenir compte du cloi­son­ne­ment sys­té­mique, phé­no­mène très cou­rant qui fait que ce que savent les uns est igno­ré des autres, ou que l’information sur la réa­li­té ne suive pas le même rythme selon les sec­teurs, toutes choses que ne com­pense pas mais aggrave au contraire la ver­sion faus­se­ment uni­fiante des médias.

Mais l’obstacle prin­ci­pal n’est-il pas que le pro­fond chan­ge­ment de route qui serait pro­por­tion­né à l’analyse pros­pec­tive se heurte à des posi­tions acquises et donc à une véri­table guerre défen­sive de la part de ceux qui en béné­fi­cient à l’encontre de tout ce qui pour­rait remettre en cause avan­tages acquis ou mode de vie ? L’arme pri­vi­lé­giée de ces guerres est l’intimidation, la peur : celle, par exemple, du chaos si l’Union euro­péenne ne pour­suit pas sa « construc­tion ». Et cette peur, et les contraintes qu’elle jus­ti­fie, au fond ne déplait pas aux masses, les mobi­li­sa­tions aux­quelles elle donnent lieu ayant un effet ras­su­rant. A cela il faut ajou­ter l’effet de la plu­ra­li­té, de la dis­per­sion rela­tive des par­ties pre­nantes de ce monstre d’inertie col­lec­tive. Il serait tel­le­ment plus facile de l’identifier comme un par­ti unique, une armée orga­ni­sée pour anéan­tir ce qui reste de la civi­li­sa­tion face aux bar­bares… Mais il ne s’agit pas de cela : la para­ly­sie face aux dan­gers est conforme au modèle moderne tar­dif, à l’image de cette « gou­ver­nance » qui a si bien rem­pla­cé dans les esprits, et la réa­li­té, l’exercice d’un pou­voir res­pon­sable. Elle est plu­rale, dif­fuse, concur­ren­tielle. Et elle touche une socié­té lar­ge­ment désar­ti­cu­lée, socia­le­ment, reli­gieu­se­ment et eth­ni­que­ment frag­men­tée, décul­tu­rée, sou­mise au jeu inces­sant de la démo­ra­li­sa­tion et dont on s’étonne qu’elle puisse encore rece­ler des poten­tia­li­tés de vie.

Ici encore, nous nous trou­vons dans une situa­tion qui évoque par­tiel­le­ment le pré­cé­dent sovié­tique, mais en pire en dépit de cer­taines appa­rences : l’espace public est contrô­lé de telle manière qu’il est inter­dit d’y poser des ques­tions pou­vant remettre en cause l’opinion conforme aux impé­ra­tifs de la moder­ni­té tar­dive. Cet inter­dit est très fort, mais comme il s’exerce d’une manière telle qu’il laisse, sous cer­taines condi­tions de forme, la pos­si­bi­li­té de s’exprimer aux opi­nions « dis­si­dentes », cela laisse pen­ser qu’il y a tou­jours quelque exa­gé­ra­tion à affir­mer que la liber­té de dire le vrai n’existe pas. L’effet de cette cen­sure sociale est sta­tis­tique, il res­sor­tit à la caté­go­rie de l’hégémonie plus que de la domi­na­tion bien qu’il y tende : s’il y a des excep­tions – des ouver­tures – elles ne gênent pas le dis­cours public ; en outre ce ne sont pas les mêmes canaux de dif­fu­sion qui sont ouverts : il est facile d’organiser un col­loque pri­vé ou d’éditer un livre, presque voire tota­le­ment impos­sible de pré­sen­ter un expo­sé de quelque ampleur, à contre-cou­rant et sans conces­sion dans un aréo­page offi­ciel ou sur une chaîne de télé­vi­sion natio­nale, et ain­si de suite. Comme l’appareil qui admi­nistre l’ensemble – ce qu’on appelle impro­pre­ment le gou­ver­ne­ment – se modèle tou­jours plus sur cette struc­ture d’opinion – qu’il contri­bue lar­ge­ment à sus­ci­ter par ailleurs –, en deve­nant en quelque sorte le repré­sen­tant ou le reflet, la boucle est bou­clée, et l’assurance demeure de pou­voir gar­der « les yeux grands fer­més », pour reprendre un titre de la démo­graphe Michèle Tri­ba­lat à pro­pos du refus de prendre au sérieux toutes les don­nées de l’immigration de masse.

La grande vague de déman­tè­le­ment de la forme anté­rieure de l’Etat au pro­fit de struc­tures com­plexes où inter­fèrent des déci­sions éco­no­miques et finan­cières trans­na­tio­nales, d’autres déci­sions supra­na­tio­nales
adop­tées « au consen­sus » par des acteurs au pro­fil indé­ter­mi­né, le tout sur fond de pres­sions, de contra­dic­tions internes entre fac­tions idéo­lo­giques (comme la petite guerre civile qui oppose les par­ti­sans de la laï­ci­té ouverte et ceux de la laï­ci­té radi­cale), entre pou­voirs et contre-pou­voirs, des juges, des clien­tèles des par­tis, enfin dans un cli­mat de cor­rup­tion endé­mique… tout cela concourt à créer un Etat para­ly­tique. Tous ces élé­ments ont tou­jours plus ou moins exis­té dans la démo­cra­tie moderne, mais l’ampleur de la dis­tor­sion est tout à fait inédite.

* * *

Il faut dire que cette impres­sion­nante situa­tion d’incurie n’aurait pas la puis­sance qu’elle pos­sède si au sein même de la socié­té se ren­con­trait un nombre consé­quent de per­sonnes aptes à faire entendre leur voix pour refu­ser clai­re­ment une telle règle du jeu. Mal­heu­reu­se­ment les élites de ce genre sont rares et timides, ce qui véri­fie la per­sis­tance de la « tra­hi­son des clercs » tou­jours plus fla­grante depuis le milieu du XXe siècle. Des clercs à tous les sens du terme, intel­lec­tuels aus­si bien que gens d’Eglise.

Quant à l’Eglise, jus­te­ment, il faut bien consta­ter que depuis l’époque du Concile celle-ci a été affec­tée par un prin­cipe d’ouverture au monde – « monde moderne » s’entend, pré­cé­dem­ment jugé et condam­né comme anti-évan­gé­lique – qui a conduit à voir s’y repro­duire de nom­breux usages propres à la culture contem­po­raine. Le ral­lie­ment n’a pas été total, car il ne s’agissait pas de conver­sion mais de dis­po­si­tion bien­veillante a prio­ri, trop sans doute si l’on se place du point de vue intra-catho­lique, pas assez cepen­dant pour obte­nir la paix recher­chée avec un adver­saire struc­tu­rel­le­ment impi­toyable. De sur­croît, et cela est d’une grande impor­tance aujourd’hui, ce choix ne s’est pas opé­ré à par­tir de la vision d’une moder­ni­té qui amor­çait déjà son évo­lu­tion tar­dive, mais d’une com­pré­hen­sion figée axée sur les formes anté­rieures de la moder­ni­té ratio­na­liste, conqué­rante au nom de grands idéaux, construc­ti­viste, uti­li­sant un appa­reil d’Etat cohé­rent et mu par un idéal de puis­sance. Ces deux aspects expliquent l’essentiel de l’échec, aujourd’hui for­te­ment res­sen­ti, d’une ten­ta­tive cher payée à l’intérieur d’une Eglise enva­hie par un esprit étran­ger à sa nature divi­ne­ment éta­blie. Certes, en tant qu’institution humaine, elle a tou­jours connu, plus ou moins selon les moments, des désordres et contra­dic­tions, tels par exemple que la bureau­cra­ti­sa­tion de la hié­rar­chie, des ten­dances rou­ti­nières et super­fi­cielles de prê­cher, des abus d’autorité, des formes de ser­vi­li­té camou­flant une déso­béis­sance sour­noise et bien d’autres défauts encore. Les décen­nies pré­cé­dant Vati­can II ont véri­fié tout cela, et une part de ce qui est arri­vé ensuite en résulte, du fait sur­tout de l’inadvertance de quelques per­son­nages de la Curie romaine, d’une majo­ri­té d’évêques et de cer­tains théo­lo­giens. Or les défec­tuo­si­tés mêmes qui ont per­mis à cette assem­blée d’ouvrir une période anar­chique dans l’Eglise n’ont pas dis­pa­ru comme par enchan­te­ment par la suite ; au contraire, les défauts du pas­sé ont conju­gué leurs effets avec ceux du pré­sent – glo­ri­fi­ca­tion du monde pro­fane, rejet sou­vent hai­neux du pas­sé, empres­se­ment inces­sant à se mettre à l’unisson de l’opinion publique, cli­mat de cen­sure et d’autocensure empê­chant d’aborder les dos­siers déli­cats, cir­cuits de pou­voirs paral­lèles… – de sorte que la sym­biose a fini par être sinon totale, du moins très avan­cée entre « l’Eglise et le monde ».

La situa­tion pré­sente est celle d’une Eglise qui est, par état et mis­sion, le lieu pro­phé­tique d’une parole qui peut tran­cher à vif, tout l’opposé de la pen­sée faible qui domine aujourd’hui, mais qui pour le moment a consi­dé­ra­ble­ment per­du de sa puis­sance d’expression et de convic­tion. Contrai­re­ment à toutes les expli­ca­tions invo­quant des causes exté­rieures, qui tout au plus ont joué comme des condi­tions défa­vo­rables, l’analyse rétros­pec­tive interne est indis­pen­sable, préa­lable à toute éva­lua­tion per­met­tant d’opter en connais­sance de cause pour des orien­ta­tions pra­tiques, entre autres tou­chant direc­te­ment les enga­ge­ments du chré­tien dans la cité. Or cet exa­men du pas­sé, pour indis­pen­sable qu’il soit, se heurte à un mur d’obstacles rele­vant de l’une ou l’autre des atti­tudes déjà men­tion­nées, habi­tudes conser­va­trices, rai­dis­se­ment défen­sif, dif­fi­cul­té à s’extraire de cer­tains engre­nages… Tout se passe comme si un par­ti – une nébu­leuse d’intérêts conver­gents – enten­dait blo­quer toute pos­si­bi­li­té de chan­ge­ment, et pour cela, cher­chait à inter­dire le ques­tion­ne­ment : pro­cé­dé moderne s’il en est. En atten­dant se pour­suit l’habitude des paroles creuses et ali­gnées, sur les gaz à effets de serre, l’expulsion
des immi­grés clan­des­tins, l’édification des mina­rets… tout un dis­cours usé qui vient se perdre dans le bruit géné­ral. L’imitation est donc allée très loin, et ce seul fait suf­fit à don­ner à l’ensemble de la période un carac­tère inédit.
Le creu­set intel­lec­tuel et moral qu’est l’Eglise ren­ferme pour­tant des poten­tia­li­tés qu’il suf­fi­rait de libé­rer pour que l’on puisse sor­tir de cet enli­se­ment, et faire renaître des capa­ci­tés de juge­ment tant cri­tique que construc­tif, à un moment où la pen­sée sécu­la­ri­sée est lar­ge­ment mar­quée par le désar­roi, por­tée par le fata­lisme et inca­pable de pen­sée à long terme. Un net res­sai­sis­se­ment en cette direc­tion aurait à n’en pas dou­ter une ver­tu exem­plaire.

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