Revue de réflexion politique et religieuse.

Rome et la Révo­lu­tion fran­çaise

Article publié le 11 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 88, pp. 150–152].

Gérard Pel­le­tier, prêtre du dio­cèse de Paris et pro­fes­seur à l’Ecole cathé­drale, publie, dans la belle col­lec­tion de l’Ecole fran­çaise de Rome, sa thèse de doc­to­rat sou­te­nue en 2002 à Paris IV et à l’I.C.P. sur les réac­tions romaines à la Révo­lu­tion fran­çaise ((. Gérard Pel­le­tier, Rome et la Révo­lu­tion fran­çaise. La théo­lo­gie et la poli­tique du Saint-Siège devant la Révo­lu­tion fran­çaise (1789–1799), Rome, Ecole fran­çaise de Rome, 2004, 769 p., 66 €.)) .
Une par­tie intro­duc­tive pré­sente Pie VI, la Curie et les congré­ga­tions par­ti­cu­lières pour les affaires de France créées à par­tir de 1790, afin de bien mar­quer les nom­breux anté­cé­dents his­to­riques et doc­tri­naux de la crise, en France, Alle­magne et Ita­lie. La deuxième par­tie, de 1789 à 1791, consi­dère la Consti­tu­tion « civile » du Cler­gé, la ques­tion du recours au Pape, le tra­vail des­dites congré­ga­tions romaines, en sep­tembre et décembre 90, puis la rup­ture, autour des brefs Quod pelletierali­quan­tum et Cari­tas et de la perte d’Avignon. Après une longue ana­lyse plus théo­lo­gique, une qua­trième par­tie décrit les suites de cette rup­ture, entre l’été 91 et l’été 93, en par­ti­cu­lier les rap­ports à l’épiscopat légi­time, à l’Eglise consti­tu­tion­nelle, aux ser­ments, au dan­ger d’occupation fran­çaise et au régi­cide du 21 jan­vier. La der­nière, de 93 à 99, achève la chro­no­lo­gie avec la diplo­ma­tie pon­ti­fi­cale face aux Puis­sances, les rela­tions avec le Cler­gé, les tri­bu­la­tions de Pie VI jusqu’à la mort à Valence. Un aper­çu des pre­mières relec­tures théo­lo­giques, dès 99, toutes cen­trées sur une pro­vi­den­tielle exal­ta­tion de la pri­mau­té contre les concep­tions gal­li­canes (mora­le­ment cor­ro­bo­rée par le « mar­tyre » du Pape) vient clore le tout, avant que la conclu­sion géné­rale n’insiste sur la période comme tour­nant déci­sif de la théo­lo­gie romaine. Car G. Pel­le­tier ne cherche pas seule­ment à res­sus­ci­ter l’intéressante figure de Pie VI, dans la ligne des com­mé­mo­ra­tions de 1999, ni à faire mieux connaître de grands fonds d’archives trop igno­rés (syn­thèse des sources, pp. 7–28), il veut encore mon­trer la com­plexi­té des pro­blèmes théo­lo­giques posés au Pape et à son entou­rage par le cours des évé­ne­ments, en vue de renou­ve­ler la com­pré­hen­sion « des étapes qui condui­sirent la théo­lo­gie catho­lique aux défi­ni­tions de Vati­can I en 1870 » (p. 1).
L’analyse doc­tri­nale (pp. 191–318), en effet, est au centre de l’étude, com­plé­tée par les consi­dé­ra­tions actua­li­santes sur le « tour­nant » (pp. 515–536). La rup­ture, dit G.Pelletier, trouve une expli­ca­tion majeure dans l’opposition de la théo­lo­gie romaine et des cou­rants réfor­mistes carac­té­ris­tiques de la période 1786–1794 : gal­li­cans, riché­ristes, jan­sé­nistes, fébro­nia­nistes, juri­dic­tion­na­listes, josé­phistes, nébu­leuse dif­fi­cile à com­battre mais dont Rome se ser­vi­ra pour avan­cer, spé­cia­le­ment par le bref contre Eybel (1786), la Res­pon­sio sur les non­cia­tures d’Allemagne (1789) et la bulle contre le synode de Pis­toie (1794). Repre­nant ou com­plé­tant les tra­vaux de Neveu et d’Alberigo, un excellent cha­pitre pré­sente l’école romaine d’ecclésiologie de cette époque, mar­quée par la pro­duc­tion édi­to­riale intense de théo­lo­giens et his­to­riens de bon niveau (Chris­tia­no­pou­lo, Mama­chi, Zac­ca­ria, Bol­ge­ni, Spe­da­lie­ri, Ger­bert). Ceux-ci pré­fé­re­ront l’analogie tri­ni­taire à l’analogie poli­tique pour pen­ser l’Eglise et la pri­mau­té (Chris­tia­no­pou­lo, Bol­ge­ni) ; recon­naî­tront un sta­tut fort à l’épiscopat (Chris­tia­no­pou­lo), en termes de com­mu­nion ou de « Corps mys­tique » (Ger­bert, Ger­dil) ; insis­te­ront sur la monar­chie pon­ti­fi­cale (Bol­ge­ni) ; admet­tront le contrat social de Rous­seau et le tyran­ni­cide en poli­tique, l’Eglise res­tant alors média­trice entre les peuples et les princes (Spe­da­lie­ri, quelque peu sou­te­nu par Pie VI…), tout en excluant son appli­ca­tion en ecclé­sio­lo­gie (Ger­dil) ; refu­se­ront de conce­voir l’Eglise comme une monar­chie (Ger­bert)… Forts de cet acquis théo­lo­gique assez diver­si­fié comme on le voit mais tou­jours favo­rable au pon­tife romain (pri­mau­té, dis­tinc­tion du pou­voir d’ordre et du pou­voir de juri­dic­tion, pri­mat de la puis­sance spi­ri­tuelle sur­la tem­po­relle, jus­ti­fi­ca­tion théo­lo­gique des cas réser­vés au Saint-Siège…), le Pape et la Curie seront à même de por­ter un juge­ment néga­tif auto­ri­sé sur l’Eglise consti­tu­tion­nelle et le schisme, non sans l’appui, répu­té pro­vi­den­tiel, d’une part non négli­geable de l’épiscopat gal­li­can, oppo­sé à la Consti­tu­tion civile.
Quelques remarques. Le dis­cours se res­sent de l’« à peu près » carac­té­ris­tique de la forme orale ; des coquilles nom­breuses (et par­fois de vraies fautes) tant en fran­çais qu’en latin, des tra­duc­tions un peu rapides de l’italien le déparent sen­si­ble­ment. Vu la qua­li­té du conte­nu et le pres­tige de la col­lec­tion, c’est un peu dom­mage. Il reste que ce tra­vail d’envergure, assor­ti d’annexes consi­dé­rables (textes, pro­so­po­gra­phie des car­di­naux, sources), où his­toire docu­men­tée et doc­trine s’articulent et s’approfondissent mutuel­le­ment, per­met de remettre plus que jamais en cause le juge­ment sur Pie VI d’un Mathiez trop peu théo­lo­gien (on peut ajou­ter celui de P. et P. Girault de Cour­sac, repris trop pas­sion­nel­le­ment au célèbre his­to­rien, dans leur inté­res­sant Louis XVI et la ques­tion reli­gieuse pen­dant la Révo­lu­tion, Paris, O.E.I.L., 1993). En effet, com­pa­rés aux enjeux reli­gieux, le sou­ci com­pré­hen­sible de récu­pé­rer Avi­gnon et l’option contre-révo­lu­tion­naire même (qu’on la tienne ou non pour légi­time) semblent assez seconds dans les inten­tions pon­ti­fi­cales. Sur ce point comme sur d’autres, les démons­tra­tions de l’auteur sont convain­cantes.
On reste un peu déçu tou­chant les rela­tions des prin­ci­paux pré­lats à Louis XVI. L’auteur est presque éva­sif (pp. 113 et 115) sur la cor­res­pon­dance de Bois­ge­lin entre le 12 et le 14 juillet 90, où l’archevêque deman­dait au sou­ve­rain de rati­fier la Consti­tu­tion civile du Cler­gé, mais après la fête de la Fédé­ra­tion, pour per­mettre aux évêques d’y prê­ter ser­ment sans les res­tric­tions sur le spi­ri­tuel et leur évi­ter ain­si le ban­nis­se­ment ou autres repré­sailles. Bon moyen sans doute, en cas d’échec, de lais­ser char­ger le Roi pour avoir signé ou, en cas de réus­site, de jouir du pres­tige de le lui avoir ordon­né (ordre auquel ce der­nier semble faire allu­sion dans son tes­ta­ment). Juste ou non, cette accu­sa­tion (bran­die par les Girault de Cour­sac mais peu et mal cri­ti­quée dans la réédi­tion de la Consti­tu­tion civile du Cler­gé et des Brefs par J. Chau­nu, Pie VI et les évêques fran­çais. Droits de l’Eglise et Droits de l’Homme. Le Bref Quod ali­quan­tum et autres textes, Cri­té­rion, 1989, note 28, p. 21), eût méri­té sous la plume de G. Pel­le­tier au moins une page d’examen rigou­reux.
Mon­trant bien que Rome, dans sa visée sur­tout anti-jan­sé­niste, n’expliqua guère l’actualité par un com­plot franc-maçon, l’ouvrage incite à mieux mesu­rer la diver­si­té interne du dis­cours contre révo­lu­tion­naire, voire à réétu­dier Bar­ruel ou Proyart en croi­sant uti­le­ment leurs concep­tions avec les points de vue romains.
Sur le fond, l’auteur dénonce (mais avec mesure et non sans cri­ti­quer sérieu­se­ment par ailleurs les ten­dances réfor­mistes de l’époque) l’opposition de Rome à la liber­té de conscience et la pau­vre­té concep­tuelle de son ecclé­sio­lo­gie. Le prin­cipe inter­pré­ta­tif mis en œuvre est évi­dem­ment Vati­can II, tant pour le rap­port de l’Eglise à la Moder­ni­té que pour une juste concep­tion d’elle-même. La chose est en soi défen­dable, l’histoire de l’Eglise ayant néces­sai­re­ment une conti­nui­té pro­vi­den­tielle, même et sur­tout dans ses tâton­ne­ments et contra­dic­tions ; elle reste périlleuse par les pro­jec­tions qu’elle peut faire opé­rer sur le pas­sé. On ne sau­rait, bien sûr, nier les limites des concep­tions pro­mues alors, sou­vent dans la polé­mique, par Pie VI et ses col­la­bo­ra­teurs, cin­quante ans ou plus avant les pro­fondes et durables — et beau­coup plus sereines — réflexions de Möh­ler ou New­man sur l’Eglise, la Tra­di­tion, le dogme. Mais en gar­dant la vision pro­vi­den­tia­liste (ou « croyante », si l’on pré­fère) avouée par l’auteur en intro­duc­tion, on peut pen­ser que Pie VI n’avait pas d’abord à retrou­ver l’ecclésiologie de com­mu­nion mais à défendre la dimen­sion hié­rar­chique de Eglise contre le dogme de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire et le modèle du contrat social (ce que l’auteur concède plus ou moins çà et là, par exemple pp. 316–317). Quand le Pape « penche pour le peuple » dans la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té (p. 261), ce n’est point, on le sait, par­ti pris pour la démo­cra­tie mais uti­li­sa­tion de la thèse tho­ma­sienne ou bel­lar­mi­nienne du peuple canal de cette sou­ve­rai­ne­té venue de Dieu, en vue de négo­cier avec les pou­voirs révo­lu­tion­naires tout en s’opposant au gal­li­ca­nisme poli­tique (au droit divin des rois), sur fond de monar­chie main­te­nue comme « le meilleur des régimes » (comme l’affirme la consis­to­riale de juin 93).
D’ailleurs, cer­taines ten­dances actuelles fortes, favo­rables à l’encadrement et au contrôle strict du pri­mat et de l’infaillibilité, au détri­ment pos­sible de la liber­té de parole néces­saire au pape devant les pré­ju­gés de la Moder­ni­té, et au nom même d’une ecclé­sio­lo­gie appro­fon­die, montrent que les dan­gers com­bat­tus par Rome à l’époque n’avaient, sur le long terme, rien de chi­mé­rique.

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