Revue de réflexion politique et religieuse.

Bol­tans­ki au Grand Palais : triomphe de la Vani­té

Article publié le 10 Avr 2010 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Du 13 jan­vier au 21 février 2010, l’exposition Monu­men­ta a été consa­crée à Chris­tian Bol­tansk (> voir le site de l’ex­po­si­tion). Né en 1944, ce « plas­ti­cien du temps », « artiste de la mémoire » de répu­ta­tion inter­na­tio­nale ((. Gazette de Drouot, 22 jan­vier 2010, n°3, p.164.)) s‘est vu confier, à lui tout seul, les 13 500 m² du Grand Palais. A l’entrée, un mur de boîtes métal­liques rouillées dis­si­mule soixante-neuf rec­tangles de 35 m² com­po­sés de vête­ments usa­gés, dis­po­sés au sol. Chaque par­celle de fripes est enca­drée par des potences, reliées par des câbles, sup­por­tant des néons.

A ces mon­tants s’accrochent de petits haut-par­leurs dif­fu­sant le son de bat­te­ments de cœur. Le tout est domi­né par une pul­sa­tion plus sourde qui résonne sous la ver­rière, comme un bruit d’usine. Au milieu de la nef, une pyra­mide de vête­ments d’une quin­zaine de mètres de haut est sur­plom­bée par une grue de chan­tier dont la pince métal­lique des­cend dou­ce­ment, sai­sit quelques hardes, les remonte bien haut puis s’ouvre : les linges retombent et la pince recom­mence son manège sans fin…

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C’est presque tout. Le pros­pec­tus du minis­tère indique « les œuvres de Ch. Bol­tans­ki sont adres­sées à tous », il s’agit de « l’art de notre temps, pour tous les publics ». Lais­sons donc la prose savante de côté, consul­tons la grande presse et prin­ci­pa­le­ment le site de Monu­men­ta ((. http://www.monumenta.com/2010/ dou­blé par le sup­plé­ment du maga­zine du minis­tère de la culture réa­li­sé par le DIC et remis gra­tui­te­ment aux visi­teurs.)) , nous fami­lia­ri­sant avec « Per­sonnes », titre de l’exposition : « L’œuvre engage une réflexion sociale, reli­gieuse et humaine sur la vie, la mémoire, la sin­gu­la­ri­té irré­duc­tible de chaque exis­tence, mais aus­si la pré­sence de la mort, la déshu­ma­ni­sa­tion des corps, le hasard de la des­ti­née ».

L’organisatrice, Mme Gre­nier, déclare que « cha­cun va inter­pré­ter tout ça en fonc­tion de ses propres codes cultu­rels… », elle nous assure « Bol­tans­ki ne fait jamais réfé­rence à un évé­ne­ment pré­cis » ((. 20 minutes , 12 jan­vier 2010, p.16.)) , pour­tant celui-ci, dans Le Monde fait expli­ci­te­ment réfé­rence à Ausch­witz ((. Le Monde, 10 et 11 jan­vier 2010, p. 22.)) , pré­ci­sant que la pyra­mide de vête­ments évoque « la mise à mort de masse ». La gue­nille est donc la méta­phore de la dépouille cor­po­relle. Les camps sont une réfé­rence récur­rente chez lui qui, depuis 1988, a fait du vête­ment un maté­riau-clé. « Je crois qu’un artiste fait tou­jours la même œuvre » pré­cise-t-il. L’installation du Grand Palais, outre la « shoah », Hiro­shi­ma et un cam­pe­ment huma­ni­taire ((. 20 minutes op.cit.)) , est « à l’image des cercles de l’enfer de Dante » ; le com­mis­saire de l’exposition y voit une inter­pré­ta­tion contem­po­raine du Juge­ment der­nier ((. Gazette de Drouot, op. cit.)) . La pince de chan­tier qui agrippe les hardes, si elle est ins­pi­rée du jouet des fêtes foraines attra­pant des peluches, est aus­si « la main de Dieu ». « La mort nous sur­prend sans que nous sachions pour­quoi » : Mme Gre­nier, semble épous­tou­flée de voir un artiste affron­ter cette idée. Elle-même, auteur de L’art contem­po­rain est-il chré­tien ?, y concluait par l’affirmative ((. Catho­li­ca n. 82, hiver 2003.-2004, « Le chris­tia­nisme revu et cor­ri­gé par l’Art contem­po­rain », pp. 50 à 63.)) . Le ton révé­ren­cieux qui règne dans la presse le sug­gère : l’œuvre a des impli­ca­tions sacrées.

Haro sur les mono­théismes

Bol­tans­ki (né d’une mère catho­lique et d’un père juif qui se conver­ti­ra ) semble régler ses comptes avec les trois mono­théismes. Avec le judaïsme d’abord. Le geste de la pince mime de la notion d’élection. En haut de la pile, elle sai­sit quelques élé­ments, les élève au pinacle puis les laisse tom­ber, aban­donne ceux qu’elle avait élus. Cette élec­tion est moins un choix qu’une pioche au hasard ; Bol­tans­ki parle de « la loi de Dieu » à ce pro­pos.
L’Islam se trouve aus­si impli­qué : cette évo­ca­tion de la shoah est mise en rela­tion par l’artiste lui-même avec une mos­quée. « Leurs cou­poles sont très hautes, mais le sol est cou­vert de tapis et les lustres sus­pen­dus très bas » ((. Le Monde, loc. cit. )) , toutes choses reprises par son dis­po­si­tif, sans qu’il ne redoute aucun amal­game.
Bol­tans­ki cherche aus­si a reven­di­quer un héri­tage chré­tien tout en se décla­rant incroyant : « L’artiste parle néan­moins de son art comme d’un art très “chré­tien” », mais ce qui l’intéresse dans le chris­tia­nisme, c’est l’accent mis sur la misère de l’homme et sa peti­tesse. La résur­rec­tion, le corps glo­rieux, thèmes émi­nem­ment chré­tiens, passent à la trappe sans ver­gogne et l’artiste pro­cède à une réduc­tion dras­tique de la foi chré­tienne.

Ce qui l’intéresse ne relève ni de la trans­cen­dance ni d’un quel­conque au-delà, il s’agit pour lui de faire « un art qui parle de l’humanisme d’une reli­gion qui s’est débar­ras­sée d’un dieu puis­sant pour don­ner la place à chaque indi­vi­du ». « A la manière du Dieu qui est mort en croix pour sau­ver chaque homme » ajoute le site offi­ciel. La cru­ci­fixion serait donc, dans l’évangile selon Bol­tans­ki, un hara-kiri divin, qui nous lais­se­rait entre nous, ver­mis­seaux humains : « Etre humain, c’est lut­ter avec Dieu tout en sachant par­fai­te­ment qu’on est per­dant » ((. L’Œil, n. 621, février 2010, p. 59.)) . Autre détour­ne­ment de la théo­lo­gie, grâce à laquelle Bol­tans­ki peut se croire « très chré­tien » : le culte des reliques est qua­li­fié sur le site de « pro­jet d’art contem­po­rain avant l’heure ». « Des saintes reliques du Christ (sang, vête­ment, mor­ceaux de la croix) aux reliques des saints, le prin­cipe est d’exposer des « restes » et de les lais­ser « agir ».

D’une cer­taine manière, il n’en va pas autre­ment dans l’art de Chris­tian Bol­tans­ki : les reliques ne sont plus que des ves­tiges d’anonymes, des traces d’inconnus, avec les­quels il semble être ques­tion de com­mu­ni­quer. L’erreur se glisse dans ce « lais­ser agir », qui éli­mine la prière et par elle le recours à Dieu en tant que per­sonne, or c’est Dieu qui décide d’agir, ou pas, par l’intermédiaire des reliques… Chez Bol­tans­ki, la relique pos­sède une sorte de fluide qui agi­rait spon­ta­né­ment : un auto­ma­tisme aveugle, imma­nent, régit le monde. Rap­pe­lons qu’il avait déjà ins­tal­lé « dans une église des accu­mu­la­tions de vête­ments qui font immé­dia­te­ment pen­ser à l’holocauste ». Il n’est pas sûr que les parois­siens pari­siens de Saint-Eus­tache, en 1994, aient bien com­pris le mes­sage, beau­coup y ayant vu une évo­ca­tion des éco­no­mi­que­ment pauvres…ce qui n’est pas tout à fait la même chose. L’artiste est fami­lier du qui­pro­quo volon­taire et s’en vante : à Saint-Jacques de Com­pos­telle il a répon­du à une vielle femme qu’il réa­li­sait « une fes­ti­vi­té en l’honneur des morts ».

Elle a trou­vé l’exposition magni­fique, dit-il. « Si je lui avais dit qu’il s’agissait d’une expo­si­tion d’art contem­po­rain, elle aurait trou­vé cela hon­teux de réa­li­ser cette expo­si­tion dans une église ». Cette manière cava­lière de trai­ter la foi est sou­li­gnée par l’anecdote rap­por­tée par Mme Gre­nier sur le site : « A son che­vet, à côté de la bible, il avait une pile de Marie-Claire, c’était, disait-il son jour­nal pré­fé­ré »…

Bol­tans­ki, peintre de Vani­tés ?

Cette désin­vol­ture qui pose sérieux se retrouve dans une décla­ra­tion au jour­nal 20 minutes à pro­pos de Monu­men­ta : « Pour moi c’est l’effroi qui domine mais on peut aus­si voir les choses de manière joyeuse au contraire ». Affir­mer une chose et son contraire, c’est pré­tendre à la coïn­ci­dence des oppo­sés chère à la mys­tique… ou bien tom­ber dans une atti­tude tota­li­taire puisqu‘elle reven­dique à la fois une chose et son contraire.
Les mosaïques de tis­sus furent com­pa­rées à un tableau ani­mé par la déam­bu­la­tion des visi­teurs. Le Monde nous montre Bol­tans­ki arran­geant les vête­ments comme un peintre qui « modi­fie le rap­port entre les tons ».

Le froid est cen­sé aider à tran­sir de peur le visi­teur, l’exposition n’est pas chauf­fée, cha­cun garde son man­teau, sombre, vu la mode. De fait, les mosaïques de fripes, plus colo­rées que la vêture des visi­teurs, acquièrent un aspect déco­ra­tif qui ame­nuise le pathos que reven­dique l’artiste. On a beau vou­loir conci­lier les contraires, le pathos ne fait pas bon ménage avec le déco­ra­tif, il faut choi­sir. On a par­lé d’une ins­tal­la­tion équi­va­lente aux pein­tures de vani­té ; or déjà, par­mi les tableaux du XVIIIe, à côté d’œuvres pro­fon­dé­ment spi­ri­tuelles, il y avait des toiles d’esbroufe où le peintre éta­lait sa vir­tuo­si­té, notam­ment dans le ren­du des matières : des vani­tés fort pré­ten­tieuses, avec un côté « Marie-Claire » avant la lettre…
Comme cet hiver la mode est aux four­rures, on a pu voir des dames en vison trans­for­mer cette ins­tal­la­tion cen­sée téta­ni­ser, en der­nier salon où l’on cause ; les mêmes feront une longue sta­tion à la librai­rie relu­quant les incu­nables de Bol­tans­ki, d’anciens cata­logues ven­dus à prix d’or (Inven­taire des Objets ayant appar­te­nu à une femme de Bois-Colombes, CNAC : 800 € ; un fas­ci­cule tout défraî­chi, estam­pillé « Work in pro­gress » : 1300 €…).

Bref, l’Art contem­po­rain « pour tous » est un évé­ne­ment très chic ; LVMH n’est-il pas mécène ? Comme la banque pri­vée, Neu­flize OBC, qui, sur le site, affirme que cette expo­si­tion s’accorde avec « le regard sin­gu­lier et pro­fon­dé­ment nova­teur qu’elle porte sur un monde en mou­ve­ment ». Cette banque voit donc l’évocation d’un char­nier comme un monde en mou­ve­ment ? Le mécène le plus fervent, Eco­tex­tile, a four­ni 50 tonnes de vête­ments usa­gés qui seront détruits et recy­clés. Les tis­sus sont propres ; pour y voir, comme cer­tains cri­tiques, une allu­sion à ceux des sdf, il ne faut pas en croi­ser beau­coup. Ici, ni sale­té ni puan­teur, le char­nier ves­ti­men­taire est clean ; au Grand Palais les marques des che­mises ou des vestes sont bien visibles : les mai­sons de Haute Cou­ture sont absentes, c’est la socié­té de consom­ma­tion de masse et son prêt-à-por­ter qui s‘exhibent. Sur le site, Eco­tex­tile pré­cise que cette expo­si­tion est en adé­qua­tion avec sa mis­sion : don­ner « une nou­velle vie aux vête­ments col­lec­tés ». Cette nou­velle vie consiste donc a signi­fier la mort, selon le dis­cours de l’artiste… « Nous recréons de l’usage et du sens, nous refu­sons la culture de l’usage unique, dans une véri­table logique appli­quée de déve­lop­pe­ment durable » clame Eco­tex­tile.

Bref, Bol­tans­ki a réus­si une vani­té éco­lo­gique… On le voit, les spon­sors et leur ver­biage, leur prêt à pen­ser, peinent eux aus­si à prendre la mesure de l’événement exis­ten­tiel que vou­drait être Monu­men­ta. Le ser­vice péda­go­gique ne réus­sit pas mieux, lui qui pro­pose « des visites en famille pour décou­vrir l’exposition à tout âge », pré­sente avec beau­coup de légè­re­té ce qui consonne quand même avec la shoah : « La média­tion jeune public mêle dans un même mou­ve­ment le plai­sir lié au diver­tis­se­ment et la curio­si­té liée à la péda­go­gie ». Lors d’une visite, on croi­sait une classe d’école pri­maire devant la pyra­mide. Le média­teur, réfri­gé­ré, porte des gants ; il fait remar­quer que les vête­ments usa­gés ont appar­te­nu à des indi­vi­dus dif­fé­rents mais, puisque le tas est en vrac et que la pince pioche au hasard, « tout le monde est donc à éga­li­té » dit-il avec satis­fac­tion. Monu­men­ta per­met d’asséner aux enfants une grande leçon de démo­cra­tie.
La Vani­té est « ten­dance » dans l’Art contem­po­rain (le musée Maillol lui consacre une expo­si­tion au même moment, peu aupa­ra­vant le musée d‘Art moderne pré­sen­tait Dead­line, consa­crée aux œuvres ultimes d’artistes contem­po­rains à l’approche de leur mort).

Mais Monu­men­ta, cen­sée dénon­cer la vani­té de l’existence, n’arrête pas d’exhiber la vani­té même du sys­tème de l’art offi­ciel. Autre­ment dit, elle pra­tique outra­geu­se­ment ce qu’elle affirme dénon­cer.

Art du constat ?

L’artiste déclare qu’il pro­pose une expé­rience plus qu’une expo­si­tion, qu’il nous offre le pri­vi­lège d’être à l’intérieur de l’œuvre. « Il s’agit d’une expé­rience dure et je suis convain­cu que les gens éprou­ve­ront un sou­la­ge­ment en sor­tant ». Il se fait fort de pro­vo­quer « un retour­ne­ment de la tra­gé­die vers la vie ». Là, il y a une grave contra­dic­tion avec l’affirmation rebat­tue d’une œuvre (et d’un art) « attes­ta­toire » du réel. Si elle est pur constat du réel, l’œuvre est de plain-pied avec lui, et ne peut espé­rer pro­vo­quer ce retour­ne­ment bien­fai­sant. D’ailleurs le réel, contem­po­rain du ver­nis­sage, c’est le séisme d’Haïti : la vision des gra­vats et des cadavres de Port-au-Prince rend cette expo­si­tion ter­ri­ble­ment déco­ra­tive, dotée d’une mor­bi­desse très bcbg.

Les médias et l’actualité nous ont mon­tré une catas­trophe devant laquelle le cata­clysme de Monu­men­ta est « une petite niai­se­rie concep­tuelle » pour reprendre une expres­sion de l’artiste, stig­ma­ti­sant de ce qu’il vou­lait évi­ter ((. Le Monde, loc. cit.)) .
Bol­tans­ki ne constate pas le réel, il le mani­pule. Il cherche a pro­vo­quer un malaise, un « cli­mat anxio­gène » pour que le visi­teur accepte comme joyeux, le gris du quo­ti­dien, de la crise, des délo­ca­li­sa­tions, des licen­cie­ments… C’est un pro­fes­seur de sinis­trose qui vise à enté­ri­ner l’état des choses : pour empê­cher les gens de se plaindre, il suf­fit de leur sug­gé­rer que ce pour­rait être pire. Bol­tans­ki dénie au spec­ta­teur le droit de juger son tra­vail, et dès qu’il y rentre il est pha­go­cy­té : « Même les réac­tions des spec­ta­teurs, ses peurs ou ses colères, sont par­tie inté­grante de l’œuvre » ; « le juge­ment sur l’œuvre, le fait qu’on aime ou pas, n’est plus per­ti­nent ; il ne s’agit que d’éprouver et d’être impré­gné ».

Pro­po­ser au visi­teur d’enregistrer les bat­te­ments de son cœur, tient alors de l’appât et du piège. La par­ti­ci­pa­tion est un clas­sique de l’Art dit contem­po­rain qui se veut convi­vial et ludique. En par­ti­ci­pant, le public fait par­tie de l’œuvre ; comme on ne peut être juge et par­tie, for­cé­ment, la par­ti­ci­pa­tion pousse au cau­tion­ne­ment. Pour enre­gis­trer les pul­sa­tions car­diaques, une cabine est pré­vue à cet effet. Le visi­teur pour­ra, en conser­ver un enre­gis­tre­ment gra­vé sur CD, mais si le visi­teur donne géné­reu­se­ment le bruit de son cœur après avoir payé 4 € de droit d’entrée pour rece­voir un enre­gis­tre­ment il lui fau­dra en débour­ser 5. Réus­sir à faire payer aux gens le bruit de leur propre cœur est un coup de maître ès vani­té.

Huma­niste ou tha­na­to­naute ?

Le concept de ces enre­gis­tre­ments pour­rait éclai­rer les inten­tions pro­fondes de Bol­tans­ki. Le site indique : « Depuis 2005, Chris­tian Bol­tans­ki pour­suit en effet une col­lecte d’enregistrements de bat­te­ments de cœur à tra­vers le monde, afin de ras­sem­bler tous les cœurs des hommes. Véri­table pro­jet uni­ver­sel et uto­pique, Les Archives du cœur seront conser­vées, à par­tir de 2010, à l’abri du temps dans l’île japo­naise de Teshi­ma, mise à sa dis­po­si­tion par un mécène. »

Ce texte, à lire avec des tré­mo­los dans la voix, pré­sente Bol­tans­ki en grand huma­niste qui baigne dans l’universelle fra­ter­ni­té : « Chris­tian Bol­tans­ki nous pro­pose de par­ti­ci­per à la consti­tu­tion d’une légende vivante, réso­lu­ment moderne. […] la plus ambi­tieuse des créa­tions de l’artiste ».
L’entretien vidéo livre une véri­té autre : Bol­tans­ki déclare qu’il a beau­coup uti­li­sé la pho­to­gra­phie ou encore le nom des hommes pour évo­quer les per­sonnes dis­pa­rues mais que, fina­le­ment, il en est arri­vé au bat­te­ment de cœur. Car ce bruit intime, mais méca­nique, est beau­coup moins évo­ca­teur que l’image : « Ça ne redonne pas la vie mais ça signale encore plus leur dis­pa­ri­tion ». Ce qui l’intéresse dans la dis­pa­ri­tion de l’autre, ce n’est pas l’autre, c’est la dis­pa­ri­tion même. Voi­là qui incite à relire ses œuvres anté­rieures, qu’on a peut-être un peu trop vite célé­brées comme altruistes et com­pas­sion­nelles. Bol­tans­ki a plu­tôt une démarche de tha­na­to­naute (pour reprendre la for­mule de Ber­nard Wer­ber), d’ « explo­ra­teur de la mort ».

Il s’en vante dans Le Monde. Bol­tans­ki : « C’est plus fort que moi, quand je regarde une actrice dans un film des années 40 ou 50, je ne peux m’empêcher de me deman­der com­ment est-elle morte, de quoi, com­ment »… Ce désir d’être au plus près de l‘anéantissement, cer­tains sont prompts à y voir une démarche chris­tique de salut ; n’est-il pas plu­tôt le désir de goû­ter à l’ivresse du néant ?
Le tha­na­to­naute ne chôme pas : paral­lè­le­ment à Monu­men­ta, une autre expo­si­tion se déroule au Mac/Val d’Ivry – « Après » (après la mort, bien sûr). « Per­sonnes » quit­te­ra le Grand Palais pour être « rejouée » à New York (l’exposition qui se vante d’être « éphé­mère » a trou­vé le moyen de durer ). Bol­tans­ki repré­sen­te­ra la France à la Bien­nale de Venise en 2011 ; son épouse Annette Mes­sa­ger avait déjà eu cet hon­neur. En France, il y a des familles d’artistes offi­ciels, des pri­vi­lé­giés qui obtiennent rubis sur ongle l’immensité du Grand Palais, tra­di­tion­nel­le­ment dévo­lue aux Salons. Ceux-ci, finan­ciè­re­ment étran­glés par le minis­tère, doivent, aux dépens de la qua­li­té, mul­ti­plier les expo­sants pour s’acquitter de leur dîme.

En 2009, des cen­taines d’exposants ont payé cher pour expo­ser… puis être chas­sés des lieux comme des manants ((. Art en Capi­tal réunit au Grand Palais cinq salons his­to­riques : Artistes Fran­çais, Indé­pen­dants, Com­pa­rai­sons, Des­sin et Pein­ture à l’eau, Socié­té Natio­nale des Beaux-Arts. 2 300 artistes payent cha­cun envi­ron 300 € pour pré­sen­ter une œuvre. En 2009, pour le même prix, cette mani­fes­ta­tion pas­sa de 10 à 6 jours, relé­guée aux vacances de Tous­saint ; de plus, elle fut fer­mée péremp­toi­re­ment, au pré­texte des célé­bra­tions de la chute du Mur de Ber­lin…
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Bol­tans­ki ne connaît pas ces vicis­si­tudes, il peut se consa­crer à son œuvre ultime, le chef‑d’œuvre abso­lu : il a ven­du sa vie en via­ger à David Walsch, joueur de casi­no pro­fes­sion­nel deve­nu mil­liar­daire en Tas­ma­nie. « Je serai fil­mé, jour et nuit, par trois camé­ras. Sauf dans ma chambre à cou­cher », magné­to­sco­pé dans son ate­lier donc, jusqu’à sa mort. Le geste est faus­tien, mais comme il n’est pas sûr que Bol­tans­ki admette l’existence de l’âme, il vend donc son image. Le via­ger est cal­cu­lé sur huit ans ; au-delà le joueur est per­dant, en deçà, gagnant.

Or « le diable de Tas­ma­nie » (sic) se vante de ne jamais perdre ; « Bol­tans­ki défie la mort » lit-on, et le voi­là pro­mu héros d’une socié­té qui la cache. A une époque où l’esclavage existe tou­jours, Bol­tans­ki vend tran­quille­ment sa vie, et garde son bre­vet média­tique de grand huma­niste. La télé­sur­veillance inquiète, les scan­ners des aéro­ports violent l’intimité : faites comme moi, semble dire l’artiste, accom­mo­dez vous.
Le maître ès vani­té nous délivre sa leçon de ser­vi­tude volon­taire.

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