Revue de réflexion politique et religieuse.

La fic­tio juris du Concile

Article publié le 22 Mai 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le livre de Georges-Hen­ri Ruys­sen sj, Eucha­ris­tie et œcu­mé­nisme ((. Paris, Cerf, 2008, 822 pages.))  est paru à point nom­mé pour les dis­cus­sions actuelles sur le sens et l’autorité du deuxième concile du Vati­can. Trai­tant de l’administration des sacre­ments sous cer­taines condi­tions aux bap­ti­sés membres d’Églises et de com­mu­nau­tés ecclé­siales n’ayant pas la pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique, cette étude de la dis­ci­pline sacra­men­telle et de l’ecclésiologie du Concile est une véri­table somme. Elle ana­lyse les textes per­ti­nents du Concile et des nou­veaux codes (latin et orien­tal) de droit canon avec l’histoire de leur rédac­tion, et aus­si les ins­truc­tions post­con­ci­liaires avec leur mise en œuvre par les confé­rences épis­co­pales. La docu­men­ta­tion four­nie est abon­dante en matière stric­te­ment théo­lo­gique aus­si, ren­voyant entre autres à Vela­sio De Pao­lis, pour qui les Églises par­ti­cu­lières ortho­doxes sont appe­lées « Églises » dans un sens seule­ment ana­lo­gique, parce que la com­mu­nion avec le Pape est un élé­ment consti­tu­tif et non un com­plé­ment exté­rieur de l’Église par­ti­cu­lière ((. Voir Ruys­sen, p. 111–112. Mgr De Pao­lis est Secré­taire du Tri­bu­nal Suprême de la Signa­ture Apos­to­lique.)) . L’objet de l’article pré­sent est de confron­ter l’ouvrage de Ruys­sen avec l’autre terme en pré­sence, à savoir la dis­ci­pline qui était en vigueur avant Vati­can II et dont le livre fait men­tion à plu­sieurs reprises.

I

Pen­dant le Concile même l’un des cano­nistes les plus res­pec­tés aux États-Unis s’est expri­mé ain­si : « Peu après le second Concile du Vati­can […] la révi­sion du Code de Droit Cano­nique, qui a déjà été annon­cée, sera menée à terme […]. Une connais­sance solide du droit canon, tel qu’il est, consti­tue la meilleure pré­pa­ra­tion pour com­prendre la loi telle qu’elle sera après la révi­sion offi­cielle. Les chan­ge­ments qui seront appor­tés au Code et dans cet ouvrage après la publi­ca­tion du nou­veau Code n’auront pas un carac­tère sub­ver­sif ni révo­lu­tion­naire. Ils repré­sen­te­ront le déve­lop­pe­ment nor­mal de la loi de l’Église pour l’adapter plus par­fai­te­ment à l’étape actuelle de la crois­sance de l’Église. » ((. T. Lin­coln Bous­ca­ren, s.j. et Fran­cis N. Korth, s.j., dans Canon Law : A Text and Com­men­ta­ry, T. Lin­coln Bous­ca­ren, Adam C. Ellis, Fran­cis N. Korth, 4ème éd., Mil­wau­kee, Bruce, 1963, p. vii.))  La connais­sance de l’ancien droit canon ne perd donc pas sa per­ti­nence pour la vie de l’Église, même si celui-ci est abro­gé ou modi­fié. Par­mi les canons du Code de 1917 auquel ces lignes se réfèrent, on trouve le numé­ro 731 qui pres­crit dili­gen­tia et reve­ren­tia dans l’administration des sacre­ments, avant de por­ter l’interdiction sui­vante : « Il est inter­dit d’administrer les sacre­ments de l’Église aux héré­tiques et schis­ma­tiques, même s’ils errent de bonne foi et les demandent, à moins qu’ayant reje­té leurs erreurs, ils ne soient récon­ci­liés avec l’Église » ((. CIC 1917, c. 731–2.)) .
Quelques autres canons, le Rituale Roma­num, l’enseignement com­mun et la pra­tique tra­di­tion­nelle illus­trent la signi­fi­ca­tion exacte de cette récon­ci­lia­tion avec l’Église. Quand un bap­ti­sé deve­nu adulte adhère de son propre gré et publi­que­ment au schisme (ortho­doxe, par exemple) ou à l’hérésie (pro­tes­tante, par exemple) de sa com­mu­nau­té d’appartenance reli­gieuse, l’Église fait la pré­somp­tion légale au for externe de dolus (malice), même si hors de tout contexte offi­ciel et dans la pas­to­rale on sait recon­naître la bonne foi morale de per­sonnes nées et éle­vées hors de l’Église catho­lique. Le schisme et l’hérésie obs­ti­nés, c’est-à-dire alliés au rejet de l’autorité de la véri­table Église catho­lique sur terre, est une déchi­rure objec­tive de l’unité de l’Église visible et audible dans sa com­mu­nion hié­rar­chique et dans sa foi pro­fes­sée. C’est pour cela qu’une fois posé l’acte externe de déchi­rure de l’unité don­née par le bap­tême, l’Église est fon­dée à pré­su­mer la malice au for externe—c’est la nature même d’une pré­somp­tion légale que de se fon­der sur rien de plus qu’un signe externe (nous y revien­drons). Par consé­quent, les prêtres doivent pré­su­mer l’excommunication, par le droit, de tout bap­ti­sé ayant adhé­ré au schisme ou à l’hérésie etiam bona fide, de sorte que la récep­tion d’un ortho­doxe ou d’un pro­tes­tant dans l’Église est accom­pa­gnée de la levée de l’excommunication ((. Nous posons la ques­tion de savoir si le conver­ti cer­tai­ne­ment bap­ti­sé pou­vait contes­ter son excom­mu­ni­ca­tion pré­su­mée en prou­vant juri­di­que­ment sa bonne foi d’avant sa déci­sion d’entrer dans l’Église. Il est vrai que la for­mule d’absolution d’un conver­ti incluait le mot for­si­tan (« peut-être ») pour le cas où l’on dou­tait la réa­li­té de l’excommunication dont on absol­vait, mais selon un vieux prêtre consul­té cela se réfé­rait plu­tôt au cas où le bap­tême était dou­teux.))  et que l’administration d’un sacre­ment n’est pas pos­sible avant le retour du sujet à l’Église catho­lique sur terre.
Tou­te­fois le Saint-Siège et l’enseignement moral et cano­nique au cours des siècles avaient concé­dé ou recon­nu la légi­ti­mi­té du contraire en cer­taines cir­cons­tances pré­cises. Le canon de 1917 même était inter­pré­té presque uni­ver­sel­le­ment par les auteurs approu­vés comme n’interdisant pas l’absolution au moins condi­tion­nelle d’un mori­bond, si l’on pou­vait rai­son­na­ble­ment pré­su­mer une inten­tion de rejoindre l’Église catho­lique. Il fal­lait aus­si écar­ter tout dan­ger de scan­dale ou d’indifférentisme ((. Voir les déci­sions du Saint-Office cités par les auteurs approu­vés, comme Felice Cap­pel­lo, Trac­ta­tus Cano­ni­co-Mora­lis De Sacra­men­tis, vol.II, Rome, 1948, p. 164–165, ou bien dans Codi­cis Juris Cano­ni­ci Fontes, éd. Pie­tro Gas­par­ri, vol.IV, 1921, p. 503–504. Le père Cap­pel­lo écrit dans l’édition de 1953 (p. 167) les lignes sui­vantes : « Hor­mis à l’article de la mort, il n’est cer­tai­ne­ment pas licite d’absoudre un héré­tique ou un schis­ma­tique, même s’il l’est seule­ment maté­riel­le­ment et de bonne foi, s’il entend per­sis­ter dans l’hérésie ou le schisme ; car cela ne pour­rait pas se faire sans le scan­dale des autres. Car les héré­tiques et schis­ma­tiques seraient confir­més dans l’erreur, et les catho­liques per­draient l’horreur de l’hérésie ou du schisme. »)) . Résu­mons à grands traits cette his­toire.
Selon feu le père de Vries, sj, grand spé­cia­liste de l’Orient chré­tien, le Saint-Siège s’est mon­tré flexible sur ce cha­pitre au Moyen Âge, en concé­dant quelques fois en terre schis­ma­tique (de rit byzan­tin, syriaque ou copte) la com­mu­ni­ca­tio in sacris (cis ci-après) quand cela s’avérait néces­saire pour rame­ner les popu­la­tions dou­ce­ment à l’unité romaine. Le Saint Siège consi­dé­rait ces chré­tiens comme excom­mu­niés, par consé­quent les mis­sion­naires croyaient par­fois qu’ils avaient besoin de déro­ga­tions expli­cites pour cer­tains contacts avec les schis­ma­tiques, et cela en-deçà de l’administration des sacre­ments pro­pre­ment dits, car l’excommunication inter­dit aus­si aux bons chré­tiens de s’associer avec les excom­mu­niés sauf cas de néces­si­té. Quelques exemples : au XIIIème siècle Inno­cent IV per­mit aux mis­sion­naires catho­liques de célé­brer les offices divins avec les schis­ma­tiques, même si l’histoire montre que le prêtre catho­lique encou­rait tou­jours les cen­sures s’il outre­pas­sait les per­mis­sions don­nées. Clé­ment VI au XIVème siècle per­mit aux prêtres armé­niens étant retour­nés à l’unité de conti­nuer à admi­nis­trer les sacre­ments aux schis­ma­tiques pour tous les rame­ner.
Mais les archives ont conser­vé aus­si le rap­pel ferme de Jean XXII inter­di­sant aux laïques catho­liques en terre grecque de fré­quen­ter les églises des schis­ma­tiques. Ce qui res­sort des don­nées rap­por­tés par le père de Vries, c’est une cer­taine sou­plesse per­mise aux mis­sion­naires dans le but de favo­ri­ser la conver­sion au catho­li­cisme, avec une conscience vive de ce que la com­mu­ni­ca­tio in sacris avec ceux qui sont hors de l’Église est en soi condam­nable, ce qui veut dire non pas mau­vaise en toute cir­cons­tance ulté­rieure qui déter­mi­ne­rait l’acte, mais mau­vaise en l’absence de cer­taines cir­cons­tances qui la recom­mandent pour rame­ner les dis­si­dents. En ce qui concerne les laïques catho­liques, le Saint-Siège est très conscient du dan­ger pour la foi et de l’offense à Dieu quand catho­liques et schis­ma­tiques se fré­quentent les uns les autres pour le culte divin ((. La lettre de Jean XXII du 1er juin 1322 se trouve dans Codi­fi­ca­zione Cano­ni­ca Orien­tale, Fontes, vol. VII‑2, p. 120–121. Pour les autres papes cités et pour le para­graphe sui­vant, voir Wil­helm de Vries, « Com­mu­ni­ca­tio in Sacris » in Conci­lium, vol. 4 (The Church and Ecu­me­nism ), Pau­list Press, New York, 1965, p. 18–40.)) .
Tou­jours selon le père de Vries, un dur­cis­se­ment de la poli­tique du Saint Siège est sur­ve­nu à l’époque tri­den­tine et post-tri­den­tine, culmi­nant dans l’interdiction géné­rale de la cis par la Sacrée Congré­ga­tion de la Pro­pa­gande de la Foi en 1729, après de longues his­toires de désac­cords entre mis­sion­naires sur le ter­rain. Cer­tains mis­sion­naires auraient pré­fé­ré des auto­ri­sa­tions de cis avec les schis­ma­tiques, pour faci­li­ter leur retour au bon moment. Par exemple, à un moment don­né il avait été auto­ri­sé à un Patriarche copte deve­nu catho­lique de ne pas annon­cer publi­que­ment son retour à l’unité, avec pour consé­quence la cis avec ses ouailles non encore unies. Et le pape Benoît XIV rap­pe­la dans une ses­sion du Saint-Office de 1752 que le mariage mixte, par­fois per­mis, consti­tue une cis dans la mesure où les époux s’administrent le sacre­ment du mariage. Conclu­sion tirée par le pape : la cis avec les héré­tiques n’est pas tou­jours contraire à la loi, en toute cir­cons­tance. Néan­moins la pro­hi­bi­tion stricte édic­tée par l’Église en 1729 res­ta ferme.
La dis­ci­pline catho­lique s’est donc cris­tal­li­sée dans le Code de Droit Canon de 1917 qui inter­dit et les sacre­ments pour les non-catho­liques (canon 731–2) et la par­ti­ci­pa­tion active des catho­liques au culte des non-catho­liques (canon 1258). La dis­ci­pline était fon­da­men­ta­le­ment la même pour les Églises catho­liques orien­tales. Nous avons déjà men­tion­né les cir­cons­tances pour les­quelles le Saint Office et les cano­nistes jus­ti­fiaient du moins l’absolution pour un non-catho­lique mori­bond, pour­vu que l’on pût écar­ter tout scan­dale et aus­si pré­su­mer un désir au moins impli­cite de l’unité catho­lique.

II

C’est sur un tel fond de dis­ci­pline tra­di­tion­nelle que le concile Vati­can II a brus­que­ment chan­gé le regard por­té par l’Église sur les per­sonnes nées pro­tes­tantes et ortho­doxes. Dans la pers­pec­tive adop­tée par le Concile il n’y a pas d’« héré­tiques et schis­ma­tiques de bonne foi », mais plu­tôt des bap­ti­sés membres d’« Églises et de com­mu­nau­tés ecclé­siales n’ayant pas la pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique », tout au plus des « sépa­rés » de bonne foi de l’Église catho­lique. Dans ce contexte glo­bal le Concile indique gros­so modo que la signi­fi­ca­tion de l’unité par les sacre­ments tend à inter­dire la cis avec ceux qui n’ont pas la pleine com­mu­nion ecclé­siale, tan­dis que la grâce à pro­cu­rer par le sacre­ment par­fois la recom­mande. Tout en rap­pe­lant que la loi divine inter­dit une cis qui lèse­rait l’unité de l’Église ou mène­rait à l’indifférentisme, le Concile constate l’existence de cir­cons­tances pas­to­rales qui n’en pré­sentent pas de dan­ger. Il décide alors que les sacre­ments de péni­tence, d’onction et de l’eucharistie peuvent dès lors être admi­nis­trés aux orien­taux sépa­rés de bonne foi qui les demandent, pour le témoi­gnage de cha­ri­té entre chré­tiens, le salut des âmes et la pro­mo­tion de l’unité avec les Églises orien­tales sépa­rées de nous ((. Voir le Décret sur les Églises orien­tales catho­liques, n. 26–27.)) .
Au cours des trois décen­nies sui­vantes, l’Église romaine a donc pro­cé­dé à la révi­sion du Code de droit canon et la pro­mul­ga­tion d’une série d’instructions et de normes pra­tiques pour l’œcuménisme et l’administration des sacre­ments aux autres chré­tiens. Les confé­rences épis­co­pales pro­mul­guèrent des normes d’application locale, par­fois avec la recog­ni­tio cano­nique du dicas­tère concer­né du Saint-Siège. Le père Ruys­sen signale les abus et les atti­tudes d’indifférentisme très pré­sentes dans la pra­tique, en essayant d’exposer le bien-fon­dé des normes offi­cielles dont le côté res­tric­tif reste incom­pris voire reje­té par beau­coup dans les pays où catho­liques et pro­tes­tants se côtoient et se marient entre eux. À la dif­fé­rence des ortho­doxes appar­te­nant à des Églises qui ont pré­ser­vé la pré­sence réelle et la suc­ces­sion apos­to­lique d’évêques vali­de­ment ordon­nés, le pro­tes­tant qui demande un sacre­ment doit se trou­ver dans une cir­cons­tance spé­ciale de besoin spi­ri­tuel sérieux et d’impossibilité d’accès à un ministre de sa com­mu­nau­té. Il doit en plus mani­fes­ter qu’il a une foi catho­lique dans l’eucharistie, ce qui est pré­su­mé pour un deman­deur ortho­doxe. Eucha­ris­tie et œcu­mé­nisme entre dans les détails de la dis­ci­pline actuelle concer­nant les pro­tes­tants, car elle a ins­pi­ré une casuis­tique abon­dante autour des diverses normes pas­to­rales et autres direc­toires œcu­mé­niques à tous les niveaux. Par ailleurs l’auteur ne manque pas d’étudier de façon très clas­sique les divers degrés d’autorité des docu­ments offi­ciels. Il sou­lève notam­ment une inter­ro­ga­tion sur la cohé­rence d’un point pré­cis du Direc­toire œcu­mé­nique romain de 1993, simple décret exé­cu­toire pro­mul­gué par le dicas­tère œcu­mé­nique sans appro­ba­tion papale in for­ma spe­ci­fi­ca, et le Code, loi au sens strict.
Vue glo­ba­le­ment par Georges-Hen­ri Ruys­sen, la dis­ci­pline décou­lant de l’œcuménisme du Concile se base sur deux prin­cipes qu’il met volon­tiers en rap­port « dia­lec­tique » : le prin­cipe pro­hi­bens, à savoir la signi­fi­ca­tion de l’unité propre aux sacre­ments, qui tend à inter­dire l’accès aux sacre­ments catho­liques pour ceux qui n’ont pas la pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique, et le prin­cipe sua­dens, à savoir que la bonne foi et la néces­si­té de la grâce sacra­men­telle par­fois le recom­mande. Pour un deman­deur qui est ortho­doxe, et ain­si membre d’une Église qui jouit presque plei­ne­ment de la com­mu­nion signi­fiée par les sacre­ments, le canon 844 ne men­tionne pas d’autre condi­tion que celle requise d’un catho­lique, à savoir être bien dis­po­sé et en faire la demande. Si l’on est pro­tes­tant, la récep­tion des sacre­ments se limite à des cir­cons­tances de sérieux besoin spi­ri­tuel qui ne sont pas fré­quentes et conti­nues, par exemple celle du conjoint non-catho­lique à la messe de mariage. Mais l’administration de l’eucharistie à un pro­tes­tant assis­tant à la messe tous les dimanches tout en pou­vant aller chez son propre ministre, condui­rait « à obs­cur­cir outre mesure le prin­cipe de la signi­fi­ca­tio uni­ta­tis. »  ((. Ruys­sen, p. 734.))

III

Le père Ruys­sen recon­naît ain­si qu’il n’est pas pos­sible d’administrer les sacre­ments à des non-catho­liques sans obs­cur­cir l’unité de l’Église ; le tout c’est de ne pas trop le faire. L’obscurcissement consiste en ceci : le sacre­ment par sa nature devrait signi­fier la pleine com­mu­nion de l’Église ((. Cf. Jean-Paul II, ency­clique Eccle­sia de Eucha­ris­tia : « Le sacre­ment exprime ce lien de com­mu­nion […] d’autre part dans sa dimen­sion visible, qui implique la com­mu­nion dans la doc­trine des Apôtres, dans les sacre­ments et dans l’ordre hié­rar­chique. […] [L]’unité de l’Église, que l’eucharistie réa­lise par le sacri­fice du Christ, et par la com­mu­nion au corps et au sang du Sei­gneur, com­porte l’exigence, à laquelle on ne sau­rait déro­ger, de la com­mu­nion totale dans les liens de la pro­fes­sion de foi, des sacre­ments et du gou­ver­ne­ment ecclé­sias­tique […] » (n.35 et 44).)) , et voi­ci qu’on l’administre à une per­sonne qui vit publi­que­ment et habi­tuel­le­ment éloi­gnée de cette com­mu­nion. Cela est jus­ti­fié par la grâce à pro­cu­rer pour une per­sonne bap­ti­sée et de bonne foi ; par ailleurs la signi­fi­ca­tion de l’unité est tou­jours res­pec­tée dans la dif­fé­rence de trai­te­ment des ortho­doxes (presque en pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique) et des pro­tes­tants. Reste l’obscurcissement irré­duc­tible qui consiste à don­ner un sacre­ment à quelqu’un qui n’appartient pas à la com­mu­nion de l’Église et dont on ne demande pas de signes même pré­somp­tifs de retour à l’unité de l’Église.
Fai­sons la com­pa­rai­son avec l’ancienne dis­ci­pline. Même si le canon 731 (CIC 1917) n’interdisait pas en réa­li­té l’absolution d’un mori­bond dont les signes pré­somp­tifs de volon­té de retour à l’unité pou­vaient être assez faibles voire presqu’imputés par le prêtre lui-même, tou­jours est-il que le sujet était un mori­bond, en consé­quence de quoi il n’allait pas rece­voir un sacre­ment pour ensuite retour­ner à sa pra­tique reli­gieuse objec­ti­ve­ment en dehors de la vraie Église. Il semble que c’était ce cas de figure-là, à savoir le retour d’un absout au culte des schis­ma­tiques, qui a fait réprou­ver l’absolution au Saint-Office en 1898 ((. Voir la réfé­rence aux Fontes de Gas­par­ri, note 6.)) . Toute autre est la dis­ci­pline nou­velle, car même si les papes médié­vaux ont par­fois auto­ri­sé la cis pour favo­ri­ser les conver­sions, la chose n’était pas aus­si publique et uni­ver­selle que la nor­ma­ti­vi­té d’aujourd’hui. Dans le cas du patriarche copte auto­ri­sé à gar­der sa conver­sion secrète, les coptes tou­jours schis­ma­tiques qui conti­nuaient à com­mu­nier de sa main ne savaient pas qu’ils rece­vaient les sacre­ments d’un pré­lat catho­lique sans demande de retour de leur part. Par ailleurs la réponse de 1916 ins­trui­sant de faire en sorte que les témoins éven­tuels fassent eux aus­si la pré­somp­tion du retour de la per­sonne concer­née à l’unité ((. Voir la réfé­rence à Cap­pel­lo (1948), note 6.))  n’a aucun paral­lèle dans les normes actuelles.
Le contraste entre la dis­ci­pline de Vati­can II et l’ancienne est donc frap­pant à pre­mière vue. Mais on ne peut pas nier quelques res­sem­blances. Les prêtres armé­niens concer­nés par la lettre de Clé­ment VI pou­vaient effec­ti­ve­ment don­ner le sacre­ment de l’unité à des gens qui pou­vaient être tou­jours très loin de l’unité avec l’Église romaine, comme les ortho­doxes d’aujourd’hui qui peuvent rece­voir l’eucharistie catho­lique sans don­ner aucun signe d’adhésion à l’autorité du suc­ces­seur de Pierre. On est donc obli­gé d’admettre un obs­cur­cis­se­ment de la signi­fi­ca­tion de l’unité dans l’autorisation de Clé­ment VI, car les sacre­ments ne pou­vaient pas ne pas être signes de l’unité de l’Église catho­lique — cela relève de l’essence d’un sacre­ment —, du moins dans l’esprit de l’Église, du pape et des prêtres qui allaient les don­ner aux schis­ma­tiques tou­jours oppo­sés à l’unité. Par ailleurs quelques ins­truc­tions romaines sur le rejet des erreurs et la pro­fes­sion de foi du moins impli­cite qu’on devait exi­ger du schis­ma­tique mori­bond sont telles qu’il semble, d’après le son­dage que nous avons fait chez les com­men­ta­teurs, que le Cre­do aurait suf­fit, car la pri­mau­té du Pape est impli­ci­te­ment conte­nue dans l’article sur l’Église. Or il est évident que nor­ma­le­ment la pro­fes­sion du Cre­do par les schis­ma­tiques orien­taux n’est pas suf­fi­sante comme signe d’unité de foi et de com­mu­nion avec l’Église, car si c’était le cas il n’y aurait pas eu de divi­sion ecclé­sias­tique. Il faut donc consta­ter un cer­tain obs­cur­cis­se­ment de la signi­fi­ca­tion de l’unité dans l’administration d’un sacre­ment au mori­bond qui ne renonce pas expli­ci­te­ment à ses erreurs.

IV

Ayant consta­té les res­sem­blances, petites mais sub­stan­tielles, entre les dis­ci­plines pré- et post­con­ci­liaires, nous allons pro­po­ser, dans un pre­mier temps, une théo­rie de la légi­ti­mi­té de la nou­velle pra­tique libé­ra­li­sée. Car il nous semble qu’il y a une caté­go­rie juri­dique tra­di­tion­nelle qui four­nit un pré­cé­dent pour l’obscuratio uni­ta­tis mas­sive qui résulte de la dis­ci­pline pré­co­ni­sée par Vati­can II : c’est la fic­tio juris, la fic­tion légale. Dans un deuxième temps, nous plai­de­rons les mérites de l’ancienne dis­ci­pline, liée comme elle l’était à une prae­sump­tio juris toute au ser­vice de l’unité visible et audible de l’Église du Christ sur terre.
Fic­tio juris. Dans la caté­go­rie de conva­li­da­tion de mariage qui s’appelle sana­tio in radice, selon le Code de 1917, l’Église levait l’empêchement diri­mant s’il y en avait un, vali­dait un mariage jusque-là inva­lide, et aus­si éta­blis­sait une fic­tio juris pour la légi­ti­mi­té des enfants nés au sein du mariage, qui en réa­li­té n’existait pas avant la conva­li­da­tion. Il s’agissait tou­jours d’un couple qui avait déjà échan­gé son consen­te­ment, sans que celui-ci eût été valide. Autre­ment dit, l’échange de consen­te­ment n’avait pas créé le lien d’obligation mutuelle qui fait un mariage, et cela à cause d’un empê­che­ment légal de la part de l’Église. Mais si les cir­cons­tances le sug­gèrent, l’Église peut offi­ciel­le­ment prendre connais­sance de ce consen­te­ment après coup et dis­pen­ser de la loi qui l’avait empê­ché d’être valide, pour ensuite enté­ri­ner le mariage dans l’Église. De par cette accep­ta­tion par l’Église, le consen­te­ment une fois don­né est vali­dé, c’est-à-dire que le lien de mariage entre bap­ti­sés com­mence à exis­ter, sans que le couple soit obli­gé de refaire leur consen­te­ment. Mais ce n’est pas tout : les enfants nés au temps où le mariage était inexis­tant jouissent désor­mais du sta­tut de légi­ti­mi­té, de par une fic­tio juris. La fic­tion légale est une ins­ti­tu­tion d’origine romaine par laquelle quelque chose qui n’existe pas mais qui n’est pas impos­sible, en l’occurrence l’effet de la légi­ti­mi­té, est recon­nu par le droit ((. Voir le canon 1138–1 (CIC 1917). Nous avons consul­té Tho­mas Charles Ryan, The Juri­di­cal Effects of the Sana­tio in Radice, Canon Law Stu­dies No. 355, Washing­ton, Catho­lic Uni­ver­si­ty of Ame­ri­ca Press, 1955, p. 29–31, 102–105.)) . L’Église, Épouse de la Véri­té sub­sis­tante, a le pou­voir d’établir une fic­tion… légale.
Nous croyons que c’est quelque chose d’analogue qui se passe quand l’Église décide de don­ner le ou les sacre­ments de l’unité à des bap­ti­sés sépa­rés, mais de bonne foi, de l’unité de l’Église. Pour des rai­sons pro­por­tion­nel­le­ment graves (salut des âmes, pro­mo­tion du retour des sépa­rés par un trai­te­ment misé­ri­cor­dieux), l’Église, par une fic­tion légale néga­tive au moment de la demande d’un sacre­ment, décide de ne pas voir la divi­sion ecclé­siale publique d’un indi­vi­du de par son pas­sé, comme elle détourne son regard de l’invalidité anté­rieure du mariage des parents quand elle « légi­time » les enfants. Ce n’est pas qu’on regarde la per­sonne deman­dant un sacre­ment comme membre de l’Église, mais on détourne le regard du fait qu’elle ne l’est pas, on exclut ce fait du for pour ain­si dire. Ain­si aucun obs­tacle ne se pré­sente à ce qu’on donne le sacre­ment deman­dé.
Vati­can II a don­né une base pour cela en fai­sant une pré­somp­tion et une fic­tion légales à échelle mon­diale. La pré­somp­tion était le fait de consi­dé­rer tous les bap­ti­sés nés au sein d’une com­mu­nau­té sépa­rée comme étant a prio­ri de bonne foi. La fic­tion légale, néga­tive, c’était le choix impli­cite de ne plus recon­naître l’existence d’«hérétiques ou schis­ma­tiques de bonne foi », pour ne voir que des « membres d’Églises ou de com­mu­nau­tés n’ayant pas la pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique », tout au plus des « sépa­rés de bonne foi ». Ce fai­sant, le Concile a détour­né son regard de la cause de la non-catho­li­ci­té de ces per­sonnes, à savoir leur adhé­sion publique à une frac­ture ecclé­siale effec­tive.
Le Concile lui-même a rap­pe­lé qu’une cis qui met­trait la foi en dan­ger est tou­jours contraire à la loi divine. Le dan­ger est celui du scan­dale : quelles consé­quences les fidèles tire­raient-ils s’ils voyaient la récep­tion d’un sacre­ment de l’unité par une per­sonne qui bafoue publi­que­ment l’unité par son adhé­sion à une divi­sion ecclé­siale ? Mais c’est là jus­te­ment que l’Église, à Vati­can II et dans son droit, a fait une fic­tion légale en choi­sis­sant d’exclure de son champ de vision l’adhésion publique, c’est-à-dire celle des sépa­rés nés, à la divi­sion. Une fois exclue du for externe de l’Église, l’adhésion publique à l’hérésie ou au schisme n’empêche plus de don­ner les sacre­ments à ces per­sonnes, car ce qui n’est pas vu ne peut pas être un scan­dale ((. On peut rai­son­na­ble­ment pen­ser que si la per­sonne est connue pour une atti­tude par­ti­cu­liè­re­ment vive de refus de l’autorité de l’Église catho­lique, elle ne sau­rait béné­fi­cier de la nou­velle dis­ci­pline, car cela serait scan­da­leux.))  .
Ain­si l’ancienne pré­somp­tion légale au for externe du dolus appli­quée aux héré­tiques ou schis­ma­tiques de bonne foi a cédé à la pré­somp­tion contraire, celle de la bonne foi de ceux qui sont nés dans la sépa­ra­tion, faci­li­tant du coup une fic­tion légale qui consiste à négli­ger, dans des cir­cons­tances pré­cises, l’adhésion publique à la divi­sion par ces même per­sonnes quand elles demandent un sacre­ment. Et les consé­quences du redi­men­sion­ne­ment du regard de l’Église au Concile ne s’arrêtent pas là.
Le fait de par­ler seule­ment d’«Églises et com­mu­nau­tés n’ayant pas la pleine com­mu­nion avec l’Église catho­lique » per­met aus­si la fic­tion légale néga­tive néces­saire pour que les catho­liques puissent par­ti­ci­per, dans cer­taines cir­cons­tances, au culte litur­gique des frères sépa­rés ((. Voir Direc­toire pour l’Application des Prin­cipes et des Normes sur l’oecuménisme, du Conseil Pon­ti­fi­cal pour la Pro­mo­tion de l’Unité des Chré­tiens (1993), n. 102–121.)) , alors que la dis­ci­pline tra­di­tion­nelle se résu­mait dans le canon 1258 de 1917 inter­di­sant la par­ti­ci­pa­tion au culte des non-catho­liques. C’est que si les lieux, les paroles, et les céré­mo­nies ne sont pas intrin­sè­que­ment mau­vais ou faux, l’Église peut détour­ner son regard du lien entre d’une part un culte ou l’étiquette d’un édi­fice, et la pré­ten­tion fausse d’être l’Église d’autre part ((. Cf. un décret du Saint-Office du 19 juin, 1889 qua­li­fiant le culte des héré­tiques d’un « cultus fal­sus », en tant que culte illé­gi­time selon le père de Vries qui donne la réfé­rence Col­lec­ta­nea S. Congre­ga­tio­nis de Pro­pa­gan­da Fide, vol. II, Rome, 1907, p.240. Il signale par ailleurs que le décret fut approu­vé expres­sé­ment par Léon XIII (de Vries, op. cit. p. 30).)) . Ain­si l’Église, dans cer­taines cir­cons­tances, ne veut voir que des bap­ti­sés et leur inten­tion de prier dans des rites de l’Église elle-même (divine litur­gie des schis­ma­tiques orien­taux), ou des manières peu orga­niques, mais en elles-mêmes non condam­nables et par­fois même belles, de déve­lop­per la litur­gie (chant cho­ral et psal­mo­die des pro­tes­tants par exemple) ((. La fic­tion légale néga­tive est levée pour ain­si dire dans d’autres cir­cons­tances, quand par exemple un catho­lique passe au pro­tes­tan­tisme ou à l’orthodoxie schis­ma­tique. Le livre du père Ruys­sen sou­ligne qu’une telle per­sonne ne peut béné­fi­cier des assou­plis­se­ments cano­niques en matière d’administration des sacre­ments par les ministres catho­liques, car elle ne peut pas être consi­dé­rée de bonne foi.)) .
Pré­somp­tion légale. En revanche, dans l’ancienne pré­somp­tion légale du dolus, c’est-à-dire de la malice pour héré­sie obs­ti­née exté­rieure, l’Église au for externe excluait tout sauf la pro­fes­sion d’hérésie, non­obs­tant le membre de phrase « même de bonne foi » du canon 731, reflet de l’expérience et du bon sens de ses prêtres. Disons que dans son action offi­cielle, l’Église pre­nait le refus externe de recon­naître son auto­ri­té, à savoir ce qui sor­tait ou était sor­ti de la bouche de la per­sonne, comme le signe natu­rel d’un rejet de la vraie Église et de sa doc­trine. De faire une telle pré­somp­tion revient à consi­dé­rer un homme comme un agent ration­nel qui com­prend les mots qu’il uti­lise et a la volon­té de faire ce qu’il fait. Ce qui sort de la bouche est en soi plus clair comme signe de l’interne que l’ensemble des cir­cons­tances que l’on devrait connaître pour juger de la bonne foi interne pos­sible de celui qui pèche objec­ti­ve­ment ((. Cf. une for­mu­la­tion suc­cincte de l’ancienne manière de l’Église : « […] [L]’Église ne juge pas de ce qui est interne mais de ce qui est externe et objet d’expérience sen­sible, et à par­tir de cette même héré­sie externe arrive à la pré­somp­tion de l’hérésie interne […] ». Car­di­nal Lam­ber­ti­ni (Benoît XIV), De ser­vo­rum Dei bea­ti­fi­ca­tione et bea­to­rum cano­ni­za­tione, c. 20.)) . L’Église a donc déci­dé de se limi­ter au plus faci­le­ment consta­table dans son regard sur les per­sonnes en vue de son action offi­cielle. Quoi qu’il en fût des signes de la conscience sin­cère dans le reste de la vie des non-catho­liques, et aus­si de l’influence d’une édu­ca­tion erro­née, offi­ciel­le­ment l’Église n’entendait que l’obstination externe à son auto­ri­té.

V

Quels avan­tages y avait-il dans l’ancienne dis­ci­pline ? Au-delà de la rai­son d’être de la pré­somp­tion juri­dique qui entraî­nait la peine pré­somp­tive de l’excommunication, l’ancienne dis­ci­pline fai­sait briller aus­si un grand amour de la Véri­té révé­lée et de l’autorité ecclé­siale divi­ne­ment ins­ti­tuée, en tant que celles-ci existent — ou sont contre­dites — dans les signes audibles pro­fé­rés par la bouche humaine. La pro­fes­sion de l’erreur dog­ma­tique ou du schisme est tou­jours un péché public objec­tif. L’Église fon­dée sur la pro­cla­ma­tion de la foi par la même Auto­ri­té sacrée qui admi­nistre les sacre­ments agis­sait de façon consé­quente en refu­sant de don­ner le Pain de l’unité à ceux qui en toute pro­ba­bi­li­té retour­ne­raient au refus objec­tif de l’unité.
Nous vou­drions mon­trer com­bien l’ancienne dis­ci­pline en matière d’hérésie res­semble aux rap­pels à l’ordre récents au sujet de la com­mu­nion (inter­dite) pour les divor­cés-« rema­riés ». Dans son inter­pré­ta­tion du canon 915 (CIC 1983), le Conseil pour l’Interprétation des Textes Légis­la­tifs (le 24 juin 2000) insiste sur le côté objec­tif du péché grave qui empêche la com­mu­nion sacra­men­telle, « rema­riage » public inva­lide en l’occurrence. Le péché « doit être com­pris objec­ti­ve­ment, parce que de l’imputabilité sub­jec­tive, le ministre de la com­mu­nion ne peut en juger,» et la per­sis­tance objec­tive signi­fie « qu’il existe une situa­tion objec­tive de péché, qui per­dure au cours du temps, et à laquelle la volon­té des fidèles ne met pas fin. » Il est dit en outre : « Rece­voir le corps du Christ en étant publi­que­ment indigne consti­tue un dom­mage objec­tif pour la com­mu­nion ecclé­siale ; c’est un com­por­te­ment qui attente aux droits de l’Église et de tous les fidèles à vivre en cohé­rence avec les exi­gences de cette com­mu­nion. » Nous posons une ques­tion pour mon­trer le paral­lé­lisme avec notre sujet : l’adhésion à l’Église et sa foi n’est-elle pas néces­saire pour vivre en cohé­rence avec les exi­gences de la com­mu­nion ? Alors com­ment est-il pos­sible d’exclure les vio­la­teurs objec­tifs du mariage tout en don­nant le sacre­ment de l’unité aux vio­la­teurs objec­tifs de l’unité ?
Nous y avons déjà répon­du en prin­cipe : pour des motifs sérieux, l’Église a éta­bli une fic­tio juris à la faveur des sépa­rés de bonne foi. Au moment où une telle per­sonne rem­plis­sant les condi­tions demande un sacre­ment, l’Église crée la fic­tion légale de sa non-héré­sie externe, fic­tion qui est pos­sible en droit par ceci qu’il n’était pas impos­sible en réa­li­té que cet indi­vi­du ne péchât pas, en sorte que le pas­sé réel du deman­deur du sacre­ment n’est pas admis au for public de l’Église ((. Comme nous avons vu ci-des­sus, cette fic­tion légale est l’inverse de ce qui se pas­sait autre­fois quand un prêtre devait refu­ser un sacre­ment à un non-catho­lique dont il connais­sait la bonne foi : sa connais­sance per­son­nelle cédait à la pré­somp­tion de malice et d’excommunication par le droit. )) . Du coup le péché public d’adhésion à l’hérésie objec­tive de la com­mu­nau­té dis­si­dente est négli­gé, de sorte que l’Église est empê­chée de pro­fes­ser sa foi par une condam­na­tion, dans la pra­tique, de son contraire.

VI

Si nous sommes ten­tés de pré­fé­rer toute l’ancienne pra­tique de l’Église, ce n’est pas par une volon­té d’acharnement contre les ortho­doxes et les pro­tes­tants ; c’est parce que cette pra­tique nous semble avoir mieux ser­vi la pro­fes­sion de la foi, sur­tout à l’époque moderne où les fidèles sont de plus en plus atteints d’indifférentisme reli­gieux. Les assou­plis­se­ments peu fré­quents que W. de Vries dit avoir trou­vé furent assez res­treints et occa­sion­nels par rap­port à la dis­ci­pline actuelle. En outre, entre l’interdiction de toute par­ti­ci­pa­tion au culte des non-catho­liques (c. 1258 du Code de 1917) et l’autorisation d’y par­ti­ci­per par­fois, la marge est grande, et les sug­ges­tions sur­pre­nantes qui émanent du Conseil pon­ti­fi­cal pour l’Unité dans ce domaine ne peuvent se jus­ti­fier que par une fic­tion légale mas­sive ((. Voir les notes 15 et 16 ci-des­sus. Rap­pe­lons avec le père Ruys­sen que le Direc­toire œcu­mé­nique de 1993, qui n’est pas une loi au sens strict, mais un décret exé­cu­toire, n’a pas reçu l’approbation papale in for­ma spe­ci­fi­ca. )) .
Nous plai­dons pour un retour par­tiel à l’ancienne dis­ci­pline. L’ancienne levée de l’excommunication pré­su­mée encou­rue don­nait l’occasion d’une belle pro­fes­sion de foi selon les pres­crip­tions du Rituale pour la récep­tion des conver­tis. La bonne foi elle-même des sépa­rés les fai­saient accep­ter cette dis­ci­pline avec humi­li­té quand ils se conver­tis­saient ((. Le conver­ti age­nouillé devant le prêtre se dit « né hors de l’Église catho­lique » et qu’il a tenu et cru des erreurs contraires à son ensei­gne­ment. Main­te­nant il est « illu­mi­né par la grâce divine ». Le prêtre en l’absolvant de l’excommunication le res­taure à la com­mu­nion et l’unité des fidèles.)) . Si l’on pré­fé­rait ne pas res­tau­rer la pré­somp­tion de malice et la peine d’excommunication, il serait tou­jours pos­sible de trai­ter la sépa­ra­tion publique des sépa­rés même de bonne foi comme un péché public. C’est un fait que l’hérésie est d’autant plus sédui­sante ou du moins fau­trice d’indifférentisme que celui qui la sou­tient est de bonne foi et non un fana­tique aigri. La bonne foi peut mal­heu­reu­se­ment prê­ter un visage de droi­ture et d’amabilité à l’erreur.
Quant aux sépa­rés de bonne foi à l’article de la mort, on pour­rait suivre l’enseignement des cano­nistes et du Saint Office qui jus­ti­fiaient l’absolution dans ce cas déter­mi­né où, notons-le, il n’y a pas de pos­si­bi­li­té de retour phy­sique du sépa­ré à sa com­mu­nau­té d’appartenance. Une ins­truc­tion de 1941 est un modèle de sou­ci pour la pro­fes­sion de la foi de l’Église et du salut des âmes des fils sépa­rés de l’Église. Après avoir pres­crit un rejet du moins impli­cite des erreurs pour le schis­ma­tique conscient, la lettre ajoute que l’on doit tou­jours agir en sorte d’éviter le scan­dale ou le soup­çon d’interconfessionalisme, et que moins il y a de dan­ger dans le délai, la rétrac­ta­tion des erreurs et la pro­fes­sion de foi exi­gées doivent être plus expli­cites ((. Lettre pri­vée du 15 novembre 1941 au Visi­teur apos­to­lique des Ukrai­niens en Alle­magne, publiée dans Il Moni­tore Eccle­sias­ti­co, t. 67, p. 114. Plu­sieurs auteurs en font men­tion ou la citent.)) .
Le regard por­té par Vati­can II sur les com­mu­nions dis­si­dentes, avec la nou­velle dis­ci­pline de la com­mu­ni­ca­tio in sacris, consiste en par­tie en une pré­somp­tion mon­diale (pour ain­si dire) de bonne foi, accom­pa­gnée d’une fic­tion légale néga­tive. C’est pour cela qu’on peut reve­nir à l’ancien esprit de l’Église en la matière, car une fic­tio juris ne sau­rait pas être défi­ni­tive.

Frère Ans­gar San­to­gros­si, OSB

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