Revue de réflexion politique et religieuse.

L’E­tat et le bien com­mun

Article publié le 7 Avr 2009 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Au cours du mois de mars, une vio­lente contro­verse a accueilli l’an­nonce par le minis­tère de l’In­té­rieur de mesures admi­nis­tra­tives diri­gées contre cer­tains jour­naux por­no­gra­phiques. Le tol­lé a atteint une telle ampleur que les prin­ci­paux hommes poli­tiques se sont empres­sés de désa­vouer le ministre Pas­qua, à com­men­cer par ses col­lègues, aux­quels le pré­sident de la Répu­blique F. Mit­ter­rand a don­né ses encou­ra­ge­ments. “Je suis contre toute forme de cen­sure”, a décla­ré ce der­nier. “Je suis for­cé­ment en phase avec tous ceux qui aiment la liber­té. A cha­cun de se déter­mi­ner”. C’é­tait un écho aux pro­pos du ministre de la culture, F. Léo­tard, qui s’é­tait décla­ré peu avant “par nature hos­tile à toute cen­sure”, décla­ra­tion reprise en chœur par tous les membres de sa clien­tèle poli­tique. Quant aux jour­na­listes, comme à l’ac­cou­tu­mée très vigi­lants dans ces sortes d’af­faires, ils ont don­né une nou­velle fois leur mesure, repre­nant pour la cir­cons­tance les argu­ments rebat­tus : “Le gou­ver­ne­ment révèle d’un coup une mécon­nais­sance abys­sale des évo­lu­tions de la socié­té fran­çaise. Pour rem­por­ter un suc­cès dans quelques sacris­ties bran­lantes, le gou­ver­ne­ment risque d’in­quié­ter ses par­ti­sans dési­reux de vivre avec leur temps” (Laurent Jof­frin, Libé­ra­tion du 20 mars). “La liber­té est une et indi­vi­sible” (Phi­lippe Tes­son, Le Quo­ti­dien de Paris du même jour).
L’in­ci­dent révèle que la cen­sure n’est pas celle qu’exer­ce­rait l’E­tat au nom de quelque “ordre moral” désuet. Elle résulte bien plu­tôt de la pres­sion into­lé­rante des déten­teurs du pou­voir cultu­rel, tou­jours sou­cieux de sau­ve­gar­der leur liber­té, à l’ar­rière-plan de laquelle se pro­file un mélange indis­cer­nable entre immo­ra­li­té et inté­rêt éco­no­mique.
Loin de consti­tuer un cas iso­lé, cette affaire tra­duit un état de fait très géné­ral en Occi­dent. A vrai dire, c’est toute la culture sécu­la­ri­sée qui est en cause : l’E­tat semble avoir par­tout per­du toute réfé­rence morale.
Pour­tant, en toute rigueur, il serait inexact de le pré­tendre : l’E­tat démo­cra­tique contem­po­rain a une morale. La récente contro­verse a d’ailleurs four­ni l’oc­ca­sion de le rap­pe­ler. Un haut fonc­tion­naire, Domi­nique Latour­ne­rie, a lon­gue­ment jus­ti­fié l’in­ter­ven­tion du minis­tère de l’In­té­rieur auquel il appar­tient, sous la forme assez excep­tion­nelle d’un long article paru dans la presse. Quelques-unes de ses phrases per­mettent de com­prendre la logique de l’E­tat : “La démo­cra­tie a ses exi­gences. La plus impé­rieuse, la plus noble aus­si, est que les citoyens sont juges”. “La cen­sure est hors la loi. Aucune dis­po­si­tion du droit fran­çais ne la pré­voit. Toutes la pro­hibent. Des siècles de luttes patientes ou vio­lentes ont appor­té à notre pays cette garan­tie intou­chable, car elle est l’es­sence de la démo­cra­tie : une presse libre”. “L’ad­mi­nis­tra­tion ne sau­rait impo­ser aucune morale d’au­cune sorte” (Le Quo­ti­dien de Paris du 24 mars).

Mais alors, dira-t-on, où est la limite ? Le fonc­tion­naire répond “J’ap­plique les lois”, en l’oc­cur­rence, celles qui pro­tègent les mineurs. “Le vrai débat est celui de la pro­tec­tion des droits de l’en­fant et de l’a­do­les­cent dans une socié­té de liber­té”. II y aurait beau­coup à dire sur cette der­nière phrase : pour­quoi une socié­té de liber­té consti­tue­rait-elle une menace pour l’en­fant ? A moins que cette liber­té ne soit licence, le dan­ger ne saute pas aux yeux. Et pour­quoi le fait d’être adulte pla­ce­rait-il chaque indi­vi­du au-des­sus de la loi morale ? L’E­tat a‑t-il donc pour unique fin de garan­tir le libre jeu des pas­sions indi­vi­duelles sans autre frein que la néces­si­té sociale ?

Morale démo­cra­tique

Toutes ces ques­tions trouvent leur réponse dans la phi­lo­so­phie sociale ori­gi­nelle du sys­tème démo­cra­tique, dont la for­mu­la­tion juri­dique de prin­cipe se trouve dans la Décla­ra­tion des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ce texte, auquel nul ne contes­te­ra une valeur exem­plaire, et qui demeure la charte du sys­tème poli­tique fran­çais — mais aus­si une réfé­rence très uni­ver­selle — ren­ferme en quelques articles l’é­non­cé com­plet de l’é­thique démo­cra­tique. L’ar­ticle 4 de la Décla­ra­tion com­mence par une défi­ni­tion essen­tielle

“La liber­té consiste à pou­voir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.” Ain­si, l’exer­cice des droits natu­rels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la socié­té la jouis­sance de ces mêmes droits”. La liber­té est par consé­quent un prin­cipe abso­lu en lui-même, limi­té seule­ment par le fait d’être par­ta­gé avec d’autres sur le même ter­ri­toire social. Des pré­ci­sions sont don­nées dans d’autres articles de la Décla­ra­tion, confir­mant cette défi­ni­tion ini­tiale. L’ar­ticle 5 et l’ar­ticle 10 déli­mitent néga­ti­ve­ment le champ d’in­ter­ven­tion de la loi : “La Loi n’a le droit de défendre que les actions nui­sibles à la socié­té”. “Nul ne doit être inquié­té pour ses opi­nions, même reli­gieuses, pour­vu que leur mani­fes­ta­tion ne trouble pas l’ordre public éta­bli par la loi”. Enfin, c’est sur­abon­dam­ment que la Décla­ra­tion insiste sur l’i­den­ti­té entre la liber­té abso­lue de l’in­di­vi­du, les droits de l’homme, l’exis­tence d’un Etat de droit. Citons le Pré­am­bule : “Les repré­sen­tants du peuple fran­çais, consti­tués en Assem­blée Natio­nale, consi­dé­rant que l’i­gno­rance, l’ou­bli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des mal­heurs publics et de la cor­rup­tion des gou­ver­ne­ments…”. Et l’ar­ticle 16 : “Toute socié­té dans laquelle la garan­tie des droits n’est pas assu­rée (…) n’a pas de consti­tu­tion”.
Le sys­tème est com­plet : au point de départ, il y a la liber­té abso­lue de l’in­di­vi­du, liber­té que limite néces­sai­re­ment sa par­ti­ci­pa­tion à la socié­té. La chro­no­lo­gie cor­res­pond au mythe du contrat social, sup­po­sé pos­té­rieur à l’exis­tence de l’in­di­vi­du. Quant au pou­voir poli­tique, il est requis par le pacte social, mais il reçoit la déter­mi­na­tion de son objet confor­mé­ment à cette hié­rar­chie : “Le but de toute asso­cia­tion poli­tique est la conser­va­tion des droits natu­rels et impres­crip­tibles de l’Homme” (article 2). “La garan­tie des droits de l’Homme et du Citoyen néces­site une force publique” (article 12). L’é­thique démo­cra­tique se résume donc dans les deux pro­po­si­tions sui­vantes : le but de l’E­tat, c’est de garan­tir les droits de l’homme ; les droits de l’homme se concentrent dans la liber­té interne abso­lue de l’in­di­vi­du.

Cette der­nière idée est sans aucun doute la plus carac­té­ris­tique de la phi­lo­so­phie dont la Décla­ra­tion s’est ins­pi­rée, celle des Lumières. Dans l’en­cy­clique qu’il a rédi­gée sur ce sujet à la fin du siècle der­nier, Léon XIII don­nait la réponse en même temps que la cri­tique de cette concep­tion : “Dans une socié­té d’hommes, la liber­té digne de ce nom ne consiste pas à faire tout ce qui nous plaît ; (…) la liber­té consiste en ce que, par le secours des lois civiles, nous puis­sions plus aisé­ment vivre selon les pres­crip­tions de la loi éter­nelle. (…) Telle est la pré­ten­tion des sec­ta­teurs du Libé­ra­lisme : selon eux, il n’y a dans la pra­tique de la vie aucune puis­sance divine à laquelle on soit tenu d’o­béir, mais cha­cun est à soi-même sa propre loi. De là pro­cède cette morale que l’on appelle indé­pen­dante et qui, sous appa­rence de la liber­té, détour­nant la volon­té de l’ob­ser­va­tion des divins pré­ceptes, conduit l’homme à une licence illi­mi­tée” (Liber­tas Praes­tan­tis­si­mum, 20 juin 1888).

Même si la vie col­lec­tive impose des limites de fait, la liber­té des Libé­raux est bien celle que vise Léon XIII. C’est d’ailleurs pour cela que dans la concep­tion démo­cra­tique, il ne peut y avoir à pro­pre­ment par­ler la notion d’un bien com­mun, mais seule­ment d’un objec­tif assi­gné à l’E­tat, dans le sens indi­qué plus haut, à savoir la garan­tie du maxi­mum pos­sible de liber­té indi­vi­duelle. Georges Bur­deau a lon­gue­ment expli­qué le fait dans son grand Trai­té de Science poli­tique. “La théo­rie des droits indi­vi­duels com­mande le fina­lisme éta­tique en un double sens : néga­ti­ve­ment, en inter­di­sant toute fin atten­ta­toire à l’in­té­gri­té des droits indi­vi­duels, posi­ti­ve­ment, en cen­trant l’ac­ti­vi­té éta­tique sur le devoir de favo­ri­ser leur épa­nouis­se­ment. Magis­tra­le­ment expri­mée dans le Pré­am­bule de la décla­ra­tion des droits de 1789, cette théo­rie a éga­le­ment trou­vé dans les concep­tions révo­lu­tion­naires le fon­de­ment d’une orga­ni­sa­tion poli­tique sus­cep­tible de conci­lier l’exis­tence du Pou­voir avec la pro­tec­tion des droits indi­vi­duels. Ce fon­de­ment, c’est le contrat social. (…) En effet, en même temps qu’il explique l’é­ta­blis­se­ment du pou­voir, le contrat déli­mite ses fins. En s’as­so­ciant par le pacte, les hommes n’ont aban­don­né de leurs droits que la par­tie néces­saire à la for­ma­tion de l’au­to­ri­té. La por­tion res­tante demeure hors de l’at­teinte de l’E­tat dont tout empiè­te­ment consti­tue­rait une néga­tion de l’acte même dont il est issu. (…) On obser­ve­ra que, dans cette pers­pec­tive, le pro­blème n’est plus, à pro­pre­ment par­ler, celui des fins de l’E­tat mais celui des fins de l’in­di­vi­du” ((.    G. Bur­deau, Trai­té de science poli­tique, LGDJ 1953, tome 4, pp. 160–161.  )) .

Répon­dant par avance à l’ob­jec­tion, G. Bur­deau sou­ligne qu’en dépit des appa­rences de lan­gage, les diverses ten­dances démo­cra­tiques sont toutes tri­bu­taires de la phi­lo­so­phie qui est à l’o­ri­gine du sys­tème, et donc que les idées qui pré­cèdent sont fina­le­ment celles de tous. Sim­ple­ment, le libé­ra­lisme a évo­lué dans ses rai­son­ne­ments, au point qu’il serait plus judi­cieux de par­ler des libé­ra­lismes, au plu­riel. G. Bur­deau sait faire appa­raître les fausses contra­dic­tions qui sont issues de ces évo­lu­tions : “La démo­cra­tie gou­ver­nante [on pour­rait dire : inter­ve­nante, par oppo­si­tion à l’E­tat-gen­darme] répu­die le libé­ra­lisme en tant que, pour assu­rer l’ef­fi­ca­ci­té de la volon­té popu­laire, elle fait du Pou­voir l’ins­tru­ment d’une trans­for­ma­tion de la socié­té, mais elle demeure libé­rale dans la mesure où l’ou­ver­ture du Pou­voir la main­tient dans la ligne de la démo­cra­tie plu­ra­liste, car le plu­ra­lisme est insé­pa­rable d’une concep­tion libé­rale de l’homme” ((.    ibid., p. 171.)) . Au-delà des diver­si­tés, les régimes démo­cra­tiques ont donc tous la même phi­lo­so­phie sous-jacente. Autant dire que, d’une manière ou d’une autre, sur les deux points que nous avons men­tion­nés, la phi­lo­so­phie de l’homme et de sa liber­té, et l’ab­sence de défi­ni­tion du bien com­mun, ils sont tous d’ac­cord.

Le bien com­mun existe-t-il ?

G. Bur­deau sou­ligne d’une for­mule la grande carence de la phi­lo­so­phie poli­tique des Lumières : “La socié­té libé­rale a l’in­tel­li­gence de tout, sauf de la jus­tice. Et c’est pour­quoi, dans la dis­tri­bu­tion des rôles, il y a un trou : à la socié­té, l’i­ma­gi­na­tion créa­trice, la déter­mi­na­tion des objec­tifs, la four­ni­ture de l’éner­gie ; à l’E­tat, l’ordre externe, la sécu­ri­té dont les forces sociales ont besoin. Mais à qui la jus­tice ? C’est là le trou qui, fina­le­ment, entraî­ne­ra la chute de la pièce” ((.    Op. cit., tome 5, p. 323. Une ver­sion récente de théo­rie libé­rale a été don­née par l’A­mé­ri­cain John Rawls dans sa Théo­rie de la Jus­tice (tra­duite en fran­çais et publiée au Seuil au début de 1987). Rawls, inver­sant l’u­sage des termes, prône le pri­mat du droit (abs­trait) sur le bien, notam­ment le bien com­mun. On trou­ve­ra un tableau com­plet des posi­tions actuelles sur ces sujets dans Fran­çois Ran­geon, L’i­déo­lo­gie de l’in­té­rêt géné­ral, Eco­no­mi­ca 1986.)) .

Ce “trou” est de taille : il ne concerne rien moins que la défi­ni­tion même du corps social, de la fin qui lui donne son uni­té, du type de jus­tice inhé­rent à l’exis­tence d’un tout dis­tinct de la simple somme de ses par­ties. On en revient à la néces­saire ques­tion du bien com­mun. Cette notion fon­da­men­tale a fait l’ob­jet de maintes défi­ni­tions, toutes concor­dantes, dans la doc­trine “sociale” des papes, qui d’ailleurs se sont ins­pi­rés de saint Tho­mas d’A­quin. Citons-en quelques-unes. Pour Pie XII, le 8 jan­vier 1947, dans le contexte de la pré­pa­ra­tion de la nou­velle consti­tu­tion ita­lienne : “Ce bien com­mun, c’est-à-dire l’é­ta­blis­se­ment de condi­tions publiques nor­males et stables, telles qu’aux indi­vi­dus aus­si bien qu’aux familles il ne soit pas dif­fi­cile de mener une vie digne, régu­lière, heu­reuse, selon la loi de Dieu, ce bien com­mun est la fin et la règle de l’E­tat et de ses organes”. Pie XI, dans son ency­clique condam­nant le com­mu­nisme, Divi­ni Redemp­to­ris, réus­sit à don­ner dans un même pas­sage, une noble défi­ni­tion du bien com­mun et une cri­tique de fond du organes”. Pie XI, dans son ency­clique condam­nant le com­mu­nisme, Divi­ni Redemp­to­ris, réus­sit à don­ner dans un même pas­sage, une noble défi­ni­tion du bien com­mun et une cri­tique de fond du libé­ra­lisme. “Dieu des­ti­na l’homme à vivre en socié­té comme sa nature le demande. Dans le plan du Créa­teur, la socié­té est un moyen natu­rel dont l’homme peut et doit se ser­vir pour atteindre sa fin, car la socié­té est faite pour l’homme et non l’homme pour la socié­té”.

Ce der­nier membre de phrase est res­sas­sé par tous les libé­raux, qui pré­tendent pla­cer le bien pri­vé des indi­vi­dus au som­met de tout, et jettent sur la com­mu­nau­té au sein de laquelle ils sont nés et vivent un regard de pure uti­li­té. Pie XI conti­nue donc : “Ce qui ne veut point dire, comme le com­prend le libé­ra­lisme indi­vi­dua­liste, que la socié­té est subor­don­née à l’u­ti­li­té égoïste de l’in­di­vi­du, mais que, par le moyen de l’u­nion orga­nique avec la socié­té, la col­la­bo­ra­tion mutuelle rend pos­sible à tous de réa­li­ser la vraie féli­ci­té sur terre ; cela veut dire encore que c’est dans la socié­té que se déve­loppent toutes les apti­tudes indi­vi­duelles et sociales don­nées à l’homme par la nature, apti­tudes qui, dépas­sant l’in­té­rêt immé­diat du moment, reflètent dans la socié­té la per­fec­tion de Dieu, ce qui est impos­sible si l’homme reste iso­lé. Ce der­nier but de la socié­té est lui-même, en der­nière ana­lyse, ordon­né à l’homme, afin que, recon­nais­sant ce reflet des per­fec­tions divines, par la louange et l’a­do­ra­tion, il le fasse remon­ter à son Créa­teur”.

Le bien com­mun est donc à entendre, avant tout, comme un ordre, une répar­ti­tion juste entre les membres de la socié­té civile, per­met­tant à chaque corps de celle-ci d’ac­com­plir son être propre, dans la durée du temps his­to­rique. Sans cet ordre, il serait vain d’es­sayer d’at­teindre cet accom­plis­se­ment. Bien com­mun et bien­fait de l’ap­par­te­nance sociale coïn­cident. Quand saint Tho­mas, après Aris­tote, parle de la “vie bonne pour la mul­ti­tude” ((.    De Regno, I, 15. Le texte com­plet de saint Tho­mas revêt un inté­rêt par­ti­cu­lier dans le contexte pré­sent : “Comme la vie bonne que les hommes mènent ici-bas est ordon­née, comme à sa fin, à la vie bien­heu­reuse dans le ciel, que nous espé­rons, de même au bien de la mul­ti­tude sont ordon­nés, comme à leur fin, tous les biens par­ti­cu­liers que l’homme se pro­cure, les gains de la richesse, la san­té, l’é­lo­quence ou l’é­ru­di­tion. (…) Parce que donc, la fin de la vie que nous menons pré­sen­te­ment avec hon­nê­te­té est la béa­ti­tude céleste, il appar­tient, pour cette rai­son, à l’of­fice de roi de pro­cu­rer à la mul­ti­tude une vie bonne, selon qu’il convient à l’ob­ten­tion de la béa­ti­tude céleste ; c’est-à-dire qu’il doit pres­crire ce qui conduit à cette béa­ti­tude céleste, et inter­dire, selon qu’il sera pos­sible, ce qui y est contraire”.)) , il entend certes un ensemble d’ap­ports sociaux per­met­tant à l’homme de déve­lop­per plei­ne­ment les res­sources de son huma­ni­té, mais il entend aus­si l’ordre col­lec­tif consi­dé­ré comme un bien non seule­ment utile, mais “hon­nête”, c’est-à-dire dési­rable pour lui-même (la civi­li­sa­tion). Le pas­sage de Divi­ni Redemp­to­ris cité plus haut consti­tue un com­men­taire de ce der­nier aspect. Le bon, bel et juste ordon­nan­ce­ment de la socié­té doit consti­tuer une louange à la gloire des per­fec­tions divines. Le bien com­mun est vrai­ment un bien en ce sens qu’il per­met à cha­cun de s’é­le­ver au-des­sus de sa condi­tion propre en s’en­ri­chis­sant du patri­moine com­mun. Cha­cun peut en toute véri­té dire ma patrie, et notre patrie, par exemple. Le bien est “dif­fu­sif de soi” et plus il est com­mun, plus il revêt d’é­clat.

C’est la pers­pec­tive indi­vi­dua­liste qui ins­tru­men­ta­lise le bien com­mun pour le rabais­ser à un rang subal­terne de l’ordre des biens utiles et sur­tout à une réa­li­té exté­rieure à l’in­di­vi­du. L’es­prit libé­ral est un esprit mer­ce­naire, qui ne sait pas “mettre Jéru­sa­lem au-des­sus de toutes ses joies” (Ps. 136, 6).

La rai­son de cet esprit mer­ce­naire, c’est la dis­po­si­tion égoïste par laquelle on ne peut se résoudre à s’in­cor­po­rer à un ordre, du moins si on ne l’a pas sou­ve­rai­ne­ment choi­si. Le bien com­mun, avant d’être un ensemble de ser­vices ren­dus par la socié­té, des plus maté­riels aux plus éle­vés (comme la culture ou la jus­tice), est l’ordre même qui rend pos­sible de tels ser­vices. Et à son tour, cet ordre n’est qu’une part, locale et tem­po­relle, de l’ordre géné­ral de l’u­ni­vers que Dieu a ins­ti­tué, et au sein duquel ses créa­tures conscientes et libres sont invi­tées à adhé­rer par elles-mêmes. On le voit encore une fois, la ques­tion du bien com­mun et celle de l’é­thique publique sont inti­me­ment liées.

La thèse et ses nuances

Que la doc­trine du magis­tère ait constam­ment réaf­fir­mé l’i­na­ni­té du laï­cisme d’E­tat, et par voie de consé­quence, la néces­si­té pour l’E­tat de recon­naître et res­pec­ter la loi natu­relle, c’est un fait qui se passe de preuves tant il est évident. Pour s’en tenir à un texte mémo­rable, celui de l’en­cy­clique de Pie XI sur le Christ-Roi, citons le pas­sage sui­vant : “Les Etats appren­dront par la célé­bra­tion annuelle de [la] fête [du Christ-Roi] que les gou­ver­nants et les magis­trats ont l’o­bli­ga­tion, aus­si bien que les par­ti­cu­liers, de rendre au Christ un culte public et d’o­béir à ses lois. Les chefs de la socié­té civile se rap­pel­le­ront de leur côté le juge­ment final où le Christ accu­se­ra ceux qui l’ont expul­sé de la vie publique, mais aus­si ceux qui l’ont dédai­gneu­se­ment mis de côté ou igno­ré, et tire­ra de pareils outrages la plus ter­rible ven­geance ; car sa digni­té royale exige que l’E­tat tout entier se règle sur les com­man­de­ments de Dieu et les prin­cipes chré­tiens dans l’é­ta­blis­se­ment des lois, dans l’ad­mi­nis­tra­tion de la jus­tice, dans la for­ma­tion intel­lec­tuelle et morale de la jeu­nesse…” (Quas Pri­mas, 11 décembre 1925).

Cette doc­trine tou­jours réité­rée dans son prin­cipe a fait, on le sait aus­si, l’ob­jet d’une mise en attente lorsque les cir­cons­tances empê­chaient de la voir réa­li­sée, à peu près par­tout dans le monde depuis le départ de l’ère révo­lu­tion­naire moderne. Cette situa­tion d’at­tente a été qua­li­fiée d’hy­po­thèse, par oppo­si­tion à la thèse cor­res­pon­dant à l’an­nonce pro­phé­tique par­faite de la véri­té évan­gé­lique sur le tem­po­rel. Ce que l’on sait éga­le­ment, c’est qu’a­vant d’être aban­don­née par Vati­can II, la dis­tinc­tion thèse-hypo­thèse a don­né lieu à d’im­por­tants débats autour des années trente, jus­te­ment au moment où Pie XI choi­sis­sait de solen­ni­ser la fête du Christ-Roi. Et dans ces débats, Jacques Mari­tain s’est trou­vé le pre­mier impli­qué.
Le phi­lo­sophe a déve­lop­pé, de longue date, un sys­tème com­plet cher­chant à résor­ber le libé­ra­lisme issu des Lumières dans la doc­trine sociale catho­lique. Auda­cieuse ten­ta­tive, dont la clé, toute spé­cu­la­tive, tient dans le fait de consi­dé­rer que les per­sonnes (en tant que touts sub­stan­tiels) sont intrin­sè­que­ment supé­rieures au tout acci­den­tel qu’est la socié­té et qu’en consé­quence leur bien indi­vi­duel pour­rait pri­mer sur le bien com­mun ((.    II n’est pas de meilleure réponse à ce type d’ar­gu­men­ta­tion — qui s’est géné­ra­li­sée dans les milieux mari­tai­niens — que l’ou­vrage entier de Charles de Koninck, De la pri­mau­té du bien com­mun contre les per­son­na­listes, paru à Mont­réal en 1943. Sur le point sou­le­vé ici, le phi­lo­sophe cana­dien pose l’ob­jec­tion et y répond : “On pré­tend que le bien d’un tout acci­den­tel est infé­rieur au bien d’un tout sub­stan­tiel. Or, la socié­té est un être acci­den­tel et elle est une par acci­dent seule­ment. Donc, le bien com­mun doit être subor­don­né au bien de la per­sonne. Cette dif­fi­cul­té sup­pose une fausse notion du bien com­mun. En effet, le bien com­mun ne regarde pas for­mel­le­ment la socié­té en tant que celle-ci est un tout acci­den­tel : il est le bien des touts sub­stan­tiels qu’en tant que ceux-ci sont des membres de la socié­té. Et si l’on consi­dère le bien com­mun intrin­sèque de la socié­té, comme forme acci­den­telle, il ne s’en­suit nul­le­ment qu’il soit infé­rieur à ce qui est sub­stan­tiel” (op. cit., p. 56–57).)) . Nous ne nous inté­res­se­rons ici qu’au résul­tat, expri­mé en divers ouvrages, dont le plus célèbre, Huma­nisme inté­gral, publié en 1936.
Dans ce livre, Mari­tain part du fait que la socié­té moderne est plu­ra­liste. Mais il vou­drait sau­ver sa cohé­sion, en lui trou­vant une éthique de rem­pla­ce­ment. Mari­tain est conscient que la cause du mal réside dans l’i­déo­lo­gie du régime : “Après le triomphe du ratio­na­lisme et du libé­ra­lisme, c’est-à-dire d’une phi­lo­so­phie de la liber­té qui fait de chaque indi­vi­du abs­trait et de ses opi­nions la source de tout droit et de toute véri­té, c’en est fait de l’u­ni­té spi­ri­tuelle”. II en résulte un grand désordre, des réac­tions fac­tices — ten­ta­tives d’u­ni­té arti­fi­ciel­le­ment créées par­la force : fas­cismes mais aus­si, pour l’E­glise, une chance nou­velle d’ap­pa­raître comme la seule à défendre à la fois les liber­tés et la cohé­sion sociale. Mais com­ment ? Mari­tain répond : par une nou­velle chré­tien­té.

Le pro­jet repo­sait sur le plu­ra­lisme en tous domaines, social, éco­no­mique, poli­tique, et reli­gieux. C’est ici que Mari­tain a annon­cé Vati­can II. La chré­tien­té du Moyen Age pos­tu­lait l’u­ni­té de croyance, elle excluait les infi­dèles et les héré­tiques. La nou­velle chré­tien­té devrait prendre acte du plu­ra­lisme : “Une cité chré­tienne, dans les condi­tions des temps modernes, ne sau­rait être qu’une cité chré­tienne au-dedans de laquelle les infi­dèles vivent comme les fidèles et par­ti­cipent à un même bien com­mun tem­po­rel”. La solu­tion pra­tique ‑juri­dique — envi­sa­gée par Mari­tain est la diver­si­té des sta­tuts en fonc­tion de la diver­si­té des reli­gions, sans tou­te­fois aller jus­qu’à la plu­ra­li­té des sys­tèmes de droit. Mari­tain n’ap­pré­ciait pas ce prin­cipe en usage en Inde, ou en Afrique du Nord. II n’en­vi­sa­geait que le droit pro­pre­ment reli­gieux “d’a­do­rer, de conce­voir le sens de la vie, de se com­por­ter”, sans pré­ci­ser quoi que ce soit à pro­pos, par exemple, de la poly­ga­mie ou de la répu­dia­tion. Mais en tout cela, Mari­tain res­tait dans le cadre concep­tuel de la doc­trine offi­cielle de l’E­glise, par­lant de tolé­rance, non de droit pro­pre­ment dit.

Quant à la doc­trine morale de l’E­tat, elle ne tien­drait plus à I“ ‘uni­té sacrale”, mais à une “uni­té mini­male”, due à l‘“ ‘ami­tié” autour de la même “foi démo­cra­tique”. Sur ce der­nier point, Mari­tain insis­te­ra ulté­rieu­re­ment, après la guerre, dans L’homme et l’É­tat, édi­té en 1953.

En réa­li­té, la solu­tion qu’il pro­pose exclut pure­ment et sim­ple­ment la recherche d’une doc­trine d’É­tat, même réduite à quelques valeurs com­munes : “II faut renon­cer à cher­cher dans une com­mune pro­fes­sion de foi la source et le prin­cipe de l’u­ni­té du corps social”. L’É­tat sera donc laïque. Mari­tain a beau­coup insis­té sur le motif de cette conclu­sion, résul­tant indi­rec­te­ment de l’ac­cep­ta­tion de fait du plu­ra­lisme et non d’un prin­cipe a prio­ri. Mais le mot était lâché, ce qui, en milieu catho­lique, ne man­quait pas d’être inédit.

Digni­ta­tis huma­nae, terme d’une évo­lu­tion

Le lien entre l’é­vo­lu­tion de la pen­sée de Mari­tain et les chan­ge­ments inter­ve­nus au der­nier concile est évident. II tient non seule­ment à l’in­fluence théo­rique du phi­lo­sophe sur les intel­lec­tuels catho­liques du monde entier, mais aus­si au fait que les per­sonnes qui ont pré­pa­ré les textes majeurs du Concile étaient de ses dis­ciples. Par­mi eux notam­ment, Paul VI, bien sûr, mais aus­si le P. John Court­ney Mur­ray ou l’ac­tuel car­di­nal Pie­tro Pavan, deux des prin­ci­paux rédac­teurs de la décla­ra­tion sur la liber­té reli­gieuse.
C’est celle-ci qui repré­sente, pour le sujet qui nous retient, le texte de réfé­rence prin­ci­pal, encore qu’il fau­drait se gar­der d’ou­blier la consti­tu­tion sur l’É­glise dans le monde de ce temps, Gau­dium et spes.
La décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae “marque le terme d’une évo­lu­tion doc­tri­nale consi­dé­rable concer­nant le rap­port de l’É­tat à la véri­té reli­gieuse”, elle en finit avec les “fameux devoirs” de l’É­tat “envers Dieu et la vraie reli­gion”, avec la “thèse” donc, pour se ral­lier à la laï­ci­té de l’E­tat. Telles sont les appré­cia­tions de Roland Min­ne­rath, auteur de l’une des plus inté­res­santes ana­lyses parues sur le sujet ((.    Le droit de l’Église à la liber­té, du Syl­la­bus à Vati­can II, Col­lec­tion Le Point Théo­lo­gique, Beau­chesne 1982.)) . Effec­ti­ve­ment, la décla­ra­tion opère un retour­ne­ment spec­ta­cu­laire en com­pa­rai­son de la doc­trine anté­rieure sur les fina­li­tés de l’E­tat. Non seule­ment elle aban­donne la concep­tion jusque-là tou­jours énon­cée, mais elle s’a­ligne sur les prin­ci­paux concepts de l’i­déo­lo­gie domi­nante, eux-mêmes ins­pi­rés des grands prin­cipes de la Décla­ra­tion des droits de 1789.

Rap­pe­lons les dis­po­si­tions essen­tielles du texte conci­liaire. Tout découle de l’af­fir­ma­tion fon­da­men­tale : la liber­té reli­gieuse doit être recon­nue comme un droit civil (n. 2, 1), et ce droit doit être accor­dé non seule­ment à ceux qui pro­fessent la vraie foi, mais à tous, y com­pris “ceux quine satis­font pas à l’o­bli­ga­tion de cher­cher la véri­té et d’y adhé­rer”. Plus : le devoir “essen­tiel” de l’E­tat est de “pro­té­ger et pro­mou­voir les droits invio­lables de l’homme” (n. 6, 2). Inver­se­ment, l’É­tat chré­tien est réprou­vé en dif­fé­rents pas­sages ((.    Citons : n. 3, 5 (neu­tra­li­té reli­gieuse de l’É­tat) ; n. 6, 3 (tolé­rance, avec réserves, des situa­tions pri­vi­lé­giant l’É­glise) ; n. 11, 1 (rejet du “bras sécu­lier”) ; n. 12, 1 (regrets sur le pas­sé “constan­ti­nien”).)) .

Ce pre­mier ensemble se rap­proche éton­nam­ment du sys­tème de la décla­ra­tion de 1789. II s’as­sor­tit d’une impor­tante trans­for­ma­tion de la notion tra­di­tion­nel­le­ment admise du bien com­mun. Certes, la décla­ra­tion conci­liaire en redonne une défi­ni­tion clas­sique “ensemble des condi­tions de vie sociale per­met­tant à l’homme de par­ve­nir plus plei­ne­ment et plus aisé­ment à sa propre per­fec­tion” (n. 6, 1). Mais le pas­sage immé­dia­te­ment sui­vant, que nous avons cité plus haut, indique comme fin supé­rieure de l’É­tat la pro­tec­tion des droits de l’homme (n. 6, 2). Un dépla­ce­ment s’est donc opé­ré, de l’en­sei­gne­ment anté­rieur des papes, tenant pour l’élé­ment le plus éle­vé du bien com­mun le libre accès à la pra­tique de la vraie reli­gion, à une posi­tion sub­stan­tiel­le­ment dis­tincte pour laquelle l’élé­ment suprême du bien com­mun se ramène à la liber­té reli­gieuse au sens de l’ar­ticle 2, 2 de la décla­ra­tion conci­liaire. En d’autres termes, non plus la libre pra­tique de la reli­gion de Jésus-Christ, mais la liber­té juri­di­que­ment codi­fiée de pra­ti­quer selon sa conscience, ou même celle de refu­ser, dans la mau­vaise foi, de confor­mer sa vie à la véri­té.

II va sans dire que cette nou­velle concep­tion, qui se situe sur le même ter­rain de fait que l’in­dif­fé­ren­tisme reli­gieux, implique la dis­pa­ri­tion du concept le plus com­pré­hen­sif du bien com­mun, au pro­fit d’un concept réduit. C’est ce qui explique la faveur du texte conci­liaire pour la notion d’ordre public, expres­sion dont Roland Min­ne­rath expose l’his­toire propre. “On assiste, au long des débats du Concile, à une pré­fé­rence crois­sante pour la notion d’«ordre public », au détri­ment de celle de « bien com­mun ». Cette der­nière, on l’a vu, ris­quait encore d’é­vo­quer l’a­mal­game entre inté­rêts tem­po­rels et inté­rêts spi­ri­tuels, qui carac­té­ri­sait l’É­tat-socié­té chez Léon XIII. (…) Ce qui pré­cé­dem­ment était indis­tinc­te­ment mis sur le compte du bien com­mun ou de la « fin de la socié­té » est main­te­nant mieux dis­tin­gué : un prin­cipe moral de res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle d’une part, et un droit for­mel de la socié­té d’autre part. Ce droit se résume dans le concept juri­dique d’«ordre public », défi­ni comme « cette par­tie essen­tielle du bien com­mun qui est confiée aux pou­voirs publics pour qu’ils la pro­tègent par­la force coer­ci­tive de la loi»” (loc. cit.). Le texte conci­liaire indique les motifs jus­ti­fiant une inter­ven­tion de l’E­tat : quand une reli­gion (fût-elle la vraie) pré­tend écra­ser les autres (n. 7, 2) ; ou quand la reven­di­ca­tion du droit à la liber­té reli­gieuse n’est qu’un pré­texte à désordres (nn. 7, 3 et 8,1). La notion de bien com­mun n’est pas tota­le­ment rem­pla­cée par celle d’ordre public, mais celle-ci est pré­sen­tée comme son élé­ment le plus éle­vé en même temps qu’il est impli­ci­te­ment affir­mé que les autres élé­ments sont d’ordre infé­rieur parce que pure­ment tem­po­rels : “Le pou­voir civil, dont la fin propre est de pour­voir au bien com­mun tem­po­rel, doit donc, certes, recon­naître et favo­ri­ser la vie reli­gieuse des citoyens, mais il faut dire qu’il dépasse ses limites s’il s’ar­roge le droit de diri­ger ou d’empêcher les actes reli­gieux” (n. 3, 5).

Le texte conci­liaire évoque tou­te­fois indi­rec­te­ment la ques­tion de l’é­thique de l’E­tat, lors­qu’il auto­rise celui-ci à inter­ve­nir pour défendre la socié­té contre l’in­vo­ca­tion abu­sive du droit à la liber­té reli­gieuse : “C’est sur­tout au pou­voir civil qu’il revient d’as­su­rer cette pro­tec­tion ; ce qui ne doit pas se faire arbi­trai­re­ment ou à l’in­juste faveur d’un par­ti, mais selon les normes juri­diques, conformes à l’ordre moral objec­tif” (n. 7, 3). De quel ordre objec­tif peut-il s’a­gir ? Un ordre vrai s’im­po­sant à tous ? Le concept de laï­ci­té de l’E­tat semble l’ex­clure. Un consen­sus mini­mum com­mun ? C’est ici que le report à l’autre texte conci­liaire, Gau­dium et spes, est utile.

A la recherche d’une base com­mune

La consti­tu­tion sur l’E­glise dans le monde de ce temps, qui est avec Digni­ta­tis huma­nae, l’un des textes les plus typiques de Vati­can II, est ins­pi­rée par une inten­tion péda­go­gique d’en­semble. II s’a­git de par­tir des consi­dé­ra­tions sup­po­sées com­munes à tous les hommes de bonne volon­té, croyants ou non, pour les puri­fier jus­qu’à leur terme, qui, du point de vue de l’E­glise, est dans le Christ.

Autre­ment dit, la consti­tu­tion conci­liaire consi­dère qu’il pré­existe un cer­tain nombre de valeurs morales natu­relles que l’E­glise a pour mis­sion ulté­rieure de gui­der à leur achè­ve­ment sur­na­tu­rel. Le n. 11 donne la clé de l’en­semble : “Mû par la foi, se sachant conduit par l’Es­prit du Sei­gneur qui rem­plit l’u­ni­vers, le Peuple de Dieu s’ef­force de dis­cer­ner dans les évé­ne­ments, les exi­gences et les requêtes de notre temps, aux­quels il par­ti­cipe avec les autres hommes, quels sont les signes véri­tables de la pré­sence du des­sein de Dieu”. On aura noté le membre de phrase sur la par­ti­ci­pa­tion com­mune avec les autres hommes : les chré­tiens ont un sup­plé­ment d’âme à appor­ter, mais ils ont en com­mun avec les autres des réfé­rences attri­buées à Dieu. “Le Concile se pro­pose avant tout de juger à cette lumière les valeurs les plus pri­sées par nos contem­po­rains et de les relier à leur source divine”. Cela sup­pose que les valeurs que prisent les contem­po­rains sont bonnes, ce qui n’est mal­heu­reu­se­ment pas tou­jours, ni même sou­vent le cas : opti­misme conci­liaire ! “Car ces valeurs, dans la mesure où elles pro­cèdent du génie humain, qui est un don de Dieu, sont fort bonnes ; mais il n’est pas rare que la cor­rup­tion du coeur humain les détourne de l’ordre requis : c’est pour­quoi elles ont besoin d’être puri­fiées”. Dans ce dis­cours, le Concile se place réso­lu­ment dans la posi­tion de l’ex­pert en huma­ni­té. Tout le long du texte de Gau­dium et spes, on retrouve les effets de cette démarche mi-natu­ra­liste, mi-pater­na­liste. Par exemple lors­qu’il est dit que “croyants et incroyants sont géné­ra­le­ment d’ac­cord sur ce point : tout sur terre doit être ordon­né à l’homme comme à son centre et à son som­met” (n.12,1). Ou encore, au sujet de la liber­té : “C’est tou­jours libre­ment que l’homme se tourne vers le bien. Cette liber­té, nos contem­po­rains l’es­timent gran­de­ment et la pour­suivent avec ardeur. Et ils ont rai­son” (n.17). Etc.

Comme le sou­ligne un récent com­men­taire venu d’I­ta­lie, “le texte conci­liaire semble suivre l’o­rien­ta­tion actuelle por­tée à élar­gir au maxi­mum le domaine de com­pé­tence de la « ratio natu­ra­lis » et à réduire cor­ré­la­ti­ve­ment au mini­mum la spé­ci­fi­ci­té du chris­tia­nisme” ((.    Gior­gio Zan­no­ni, Oltre il cat­to­li­ce­si­mo demo­cra­ti­co, Edit, Milan 1986. Ce livre déve­loppe une cri­tique en règle des posi­tions de Pie­tro Scop­po­la, auteur d’un des ouvrages mar­quants de ces der­nières années, La « nuo­va cris­tia­ni­tà » per­du­ta (Stu­dium, deuxième édi­tion, Rome 1986). Le livre de G. Zan­no­ni est pré­fa­cé par Roc­co But­ti­glione, le prin­ci­pal intel­lec­tuel du mou­ve­ment Comu­nione e libe­ra­zione.)) .
Juger la méthode comme telle sor­ti­rait du cadre de cet article. Mais le moins que l’on puisse dire est que ses résul­tats sont, à ce jour, bien déce­vants. En fait d’é­thique com­mune, le plu­ra­lisme a tout empor­té. On a donc le sen­ti­ment d’une impasse  ((.    Ce sen­ti­ment d’im­passe est très sen­sible dans un article publié en décembre 1985 dans Razon y Fe, une revue des jésuites espa­gnols, inti­tu­lé “La morale civile dans la socié­té démo­cra­tique”. L’au­teur se targue de pro­non­cer un “requiem pour le monisme moral”, mais avoue son insa­tis­fac­tion totale devant la morale de rem­pla­ce­ment, sachant trop bien com­ment le “consen­sus sur le poly­théisme domi­nant” est pré­fa­bri­qué par les maîtres réels du pou­voir social.)) .

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