Le défi de l’éthique face aux biotechnologies
Il n’est pas étonnant dès lors que devant de tels bouleversements s’affrontent deux attitudes antinomiques, signes de l’angoisse ou de l’euphorie suscitées par les nouvelles techniques : soit un intégrisme moral qui condamne au nom d’une sacralisation absolue du naturel, tout artificialisme, soit un progressisme optimiste qui trouve dans ce nouvel arsenal médical un instrument de la liberté individuelle, enfin délivrée des contraintes biologiques. Entre l’interdiction conservatrice et le laxisme anomique, entre la renonciation à la recherche médicale et son idolâtrie sans condition, il convient de définir précisément des normes, que les Etats modernes tentent d’urgence de dégager dans le cadre du droit positif. Le législateur, aidé et conseillé par des Comités de « sages », se voit confier aujourd’hui la tâche redoutable de protéger non seulement la sûreté des personnes, la sécurité de la société, mais aussi la survie même du patrimoine biologique de l’espèce. Saura-t-il être à la hauteur ? Cette hâte à trouver des protections et des garde-fous juridiques est-elle d’ailleurs suffisante et si innocente qu’on le croit ? Dispense-t-elle d’une réelle réflexion sur les valeurs que l’homme veut attribuer à la Vie, d’un engagement risqué envers ce qui mérite d’être considéré comme non négociable, comme non adaptable, ce qui est le critère même d’une obligation morale ? Les difficultés éprouvées aujourd’hui par les uns et les autres à retrouver des certitudes morales, et pas seulement à se mettre d’accord sur des normes minimales de droit positif, ne viennent-elles pas d’un ensemble de contradictions spirituelles propres à notre civilisation qui veut à la fois prendre des risques liés à l’affirmation de sa puissance technico-scientifique et exiger une sécurité et un bonheur qu’elle est prête à payer à n’importe quel prix ? Et n’assiste-t-on pas dès lors à des situations paradoxales qui devraient susciter plus d’une réaction scandalisée si nous n’étions pas déjà profondément hypnotisés par les perspectives inédites des problèmes de la santé : ainsi voit-on la collectivité dépenser des sommes astronomiques pour un enfant issu d’une procréation in vitro ou pour la médicalisation à outrance de la survie de grands accidentés, alors qu’elle néglige la détresse des enfants abandonnés, freine les processus d’adoption, se révèle mesquine dans les ressources qu’elle consacre à la population âgée. De manière plus déroutante encore, ceux qui focalisent l’attention sur les pratiques d’eugénisme totalitaire du régime hitlérien ne sont-ils pas souvent ceux qui banalisent l’avortement de confort, se réjouissent des progrès faits pour la sélection des gènes, quand ils ne se détournent pas pudiquement devant l’usage des fœtus pour la fabrication des cosmétiques ? Comment dès lors avoir confiance dans les pieux donneurs de leçons de morale qui nous environnent de toutes parts ?
Encore faut-il se demander comment nous en sommes arrivés à une telle désorientation de nos certitudes et valeurs relatives à la vie humaine. Sans doute, l’interventionnisme sur le vivant, de la naissance à la mort, sans commune mesure avec l’assistance thérapeutique qui constituait le credo de la médecine du passé, relève-t-il, dans sa formule contemporaine, de causes multiples, liées à des facteurs internes de développement comme à des processus généraux d’évolution de la civilisation occidentale.
Du point de vue des facteurs objectifs, la médecine s’est vue emportée dans un prodigieux et involontaire mouvement de développement des techniques, d’observation du corps (par exemple, l’échographie, et de manière générale l’imagerie électronique) qui rendait inévitable la tentation d’agir sur les nouveaux espaces de l’organisme offerts à l’œil, d’intervention raffinée (micro-chirurgie, manipulation génétique sur l’infiniment petit), et de robotisation accrue (substitution à des parties usées ou défaillantes du corps de prothèses à durée de vie indéfiniment longue). Cette véritable révolution technique qui a touché un milieu médical plutôt en retrait jusqu’à présent par rapport à la recherche biologique fondamentale, n’a pas manqué d’avoir des répercussions multiples et subtiles. N’est-ce pas elle qui a permis une scission grandissante entre clinique et recherche, qui amène dès lors trop de médecins à rechercher la performance médicale, comme les sportifs l’exploit, ne serait-ce que pour s’attirer notoriété, reconnaissance institutionnelle et donc subventions pour poursuivre leurs recherches ? La médecine n’est-elle pas ainsi enfermée dans une logique de la productivité qui la pousse aussi bien à favoriser la surconsommation pharmaceutique, qu’à développer des interventions chirurgicales expérimentales pas toujours justifiées, notamment dans le domaine des prothèses ? N’est-ce pas aussi cet alignement sur une rationalité froide, née du complexe technico-scientifique, qui explique que la médecine perde souvent de vue le point de vue existentiel des malades pour privilégier la gestion des maladies, voire leur éradication par un système de soins, performants peut-être, mais normalisant tout sur son passage ? (( Ainsi a‑t-on pu récemment voir, à Chicago, les deux services hospitaliers de la cité se regrouper, afin de faciliter les greffes d’organes, allongeant ainsi les temps de transport et augmentant ainsi les délais de prise en charge des accidentés.))