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La fin de la Chré­tien­té, de Chan­tal Del­sol

[1]Après dix ans d’une thèse d’État rédi­gée sous l’égide de Julien Freund – Tyran­nie, dic­ta­ture, des­po­tisme : pro­blèmes de la mono­cra­tie dans l’An­ti­qui­té –, Chan­tal Del­sol a inflé­chi sa pas­sion spé­cu­la­tive vers la pen­sée de la cité contem­po­raine, dans la lignée d’Hannah Arendt[1] [2]. Elle en par­tage la dénon­cia­tion des sys­tèmes tota­li­taires, et le goût des syn­thèses, sans en éga­ler la per­ti­nence. Sa façon de tendre à la véri­té et simul­ta­né­ment d’en redou­ter le pres­tige conduit cette « libé­rale-conser­va­trice », et s’affirmant telle, à trou­ver à l’agnosticisme rela­tif un charme inat­ten­du, fau­teur d’une sécu­ri­té bien incer­taine.

Ayant reçu une édu­ca­tion catho­lique dans le sérail favo­ri­sé du lyon­nais, cette obser­va­trice de nos sem­blables et de leurs tro­pismes sera un sou­tien fidèle pour des choix de socié­té cru­ciaux tels que le refus du mariage pour tous, ou la dénon­cia­tion de l’effondrement géné­ral du niveau sco­laire. Sous l’influence d’un père bio­lo­giste et maur­ras­sien, elle agrée le cadre reli­gieux de sa for­ma­tion, redoute les pro­mé­théens, mais reven­dique une démiur­gie d’esprit affran­chi. La tenue intel­lec­tuelle de ses tra­vaux et sa car­rière enviable de pro­fes­seur des uni­ver­si­tés lui vau­dront d’être élue, en 2009, à l’Académie des sciences morales et poli­tiques. Dis­po­sant d’un cré­dit notable auprès des milieux catho­liques sou­cieux de le res­ter, l’académicienne ain­si dis­tin­guée peut-elle à bon droit conser­ver ce public sans quelque mise en garde de celui-ci ? L’excellente récep­tion de cette fin de la Chré­tien­té est éton­nante, et même assez cho­quante, si l’on consi­dère que ce drame socié­tal sans pré­cé­dent est ici confir­mé comme une sanc­tion his­to­rique sans appel, tout autant que dédra­ma­ti­sé dans ses consé­quences pré­vi­sibles. Qu’est-ce que la  Chré­tien­té ? « Il s’agit de la civi­li­sa­tion ins­pi­rée, ordon­née, gui­dée par l’Eglise ». Elle a duré seize siècles, de l’Édit de Milan à la dépé­na­li­sa­tion de l’IVG. Elle est désor­mais défunte, pour avoir las­sé les peuples qu’elle ani­mait. Que s’est-il pas­sé ? « Nous avons pro­fa­né l’idée de véri­té, à force de vou­loir à tout prix iden­ti­fier la Foi à un savoir » (p.125). Face à l’hybris, et la sanc­tion imma­nente, ses yeux sont secs, et son cœur plus encore : « Renon­cer à la Chré­tien­té n’est pas un sacri­fice dou­lou­reux » (p. 170). Dont acte.

En clair, la Chré­tien­té serait morte de s’être prise trop au sérieux. L’harmonie entre l’Église et la cité ter­restre n’aurait pas sur­vé­cu à la tyran­nie de la véri­té, aggra­vée du refus radi­cal de la Moder­ni­té. Cette thèse choyée des nova­teurs pour­rait suf­fire à repous­ser l’ouvrage, si n’était en ques­tion le sens de ce nou­vel assaut de la part d’une éru­dite pas­sant pour proche des milieux tra­di­tion­nels. À vrai dire, si la thèse n’est pas neuve, il n’était pas d’usage qu’elle soit applau­die jusque par ces der­niers.

La des­truc­tion métho­dique de la Chré­tien­té est la domi­nante poli­tique de la seconde moi­tié du XXe siècle. Le litige n’est pas dans ce constat, mais dans sa cause ins­tru­men­tale, d’une part, et dans son pro­nos­tic socié­tal d’autre part. La véri­té, ins­tru­men­ta­li­sée par le pou­voir, aurait per­du, après son auréole, sa puis­sance lumi­neuse. Un dis­cré­dit inexo­rable s’en serait sui­vi. Si la ciguë a nui (et encore) à Socrate, c’est par sa toxi­ci­té soma­tique notoire. Si Pla­ton, dans le Cri­tias, est pru­dent quant aux phé­no­mènes ayant englou­ti l’Atlantide, une catas­trophe natu­relle en reste une cause plus pro­bable qu’une indi­gni­té de ses habi­tants. À Sodome, selon la Genèse, c’est le feu du Ciel qui détruit la ville, et non les pra­tiques infâmes qui s’y don­naient libre cours. Il reste donc hau­te­ment impro­bable qu’au sein de l’ample Chré­tien­té un excès de confiance dans la légi­ti­mi­té de ses fon­de­ments ait à lui seul pour effet de les saper sans retour. À vrai dire, cette sup­po­sée sanc­tion imma­nente de la déme­sure n’est pas sans ana­lo­gie avec la pro­mo­tion d’un « esprit du Concile » se char­geant de décons­truire la cité chré­tienne que l’Esprit-Saint, le Para­clet, le Conso­la­teur avait impru­dem­ment sus­ci­tée par voie ecclé­siale, sans s’aviser que le Christ n’y aurait pas été hono­ré. Tout en dénon­çant l’abstraction et la sophis­tique de l’implosion par abus de véri­té, on peut remar­quer que la poli­to­logue se pare d’un aplomb clé­ri­cal quant à son affir­ma­tion contre-intui­tive. La véri­té n’est pas deve­nue la ciguë des nations chré­tiennes. La faillite d’un monde tout entier mérite une His­toire à sa hau­teur. La Chré­tien­té n’a pas cette chance, chez Chan­tal Del­sol. Tout en la décla­rant vic­time d’elle-même, punie à bon droit, l’académicienne reste sereine. Voyons cela !

Contrai­re­ment à ce que d’aucuns se prennent à redou­ter, la fin de la chré­tien­té n’est, à l’en croire, ni le début du chaos ni la fin du monde. Le paga­nisme antique, que l’Église à sub­ver­ti puis rem­pla­cé au IVe siècle, réa­lise de nos jours une sub­ver­sion inverse. Cette inver­sion nor­ma­tive fait res­sur­gir le poly­théisme, lequel, à l’en croire, devrait méri­ter le res­pect à défaut d’exiger l’adhésion. Car il fut l’état natu­rel des peuples durant quelques mil­lé­naires. Cette résur­gence ne sau­rait créer l’effroi, sinon chez les incultes. Pas­sé l’effet de dépay­se­ment, et l’insécurité des repères obs­cur­cis, un état pro­bable des lieux futurs peut être anti­ci­pé sans panique. Pour l’académicienne, le chris­tia­nisme va conti­nuer d’exister. Certes, le dis­cré­dit du dogme, le déta­che­ment pro­gres­sif des mœurs catho­liques, l’éloignement de toute litur­gie offerte au Dieu tri­ni­taire, contri­buent à vider les églises. Mais la culture chré­tienne, celle des fêtes reli­gieuses, du culte des défunts, du pres­tige des cathé­drales et des sites où souffle l’Esprit, sans oublier les saints du calen­drier, tout cela laisse per­du­rer la mémoire d’un temps de convic­tions com­munes, au titre, non du vrai, mais du beau. Le beau rap­proche, sans contraindre. La culture recycle, une fois désar­mée, une éco­lo­gie hier coer­ci­tive, aujourd’hui obla­tive. L’heure est au par­tage décon­trac­té, soit, mais de dépouilles opimes d’une valeur sans égale pour les catho­liques. Osons donc la ques­tion : Chan­tal Del­sol eut elle jamais un cœur à l’unisson ?

Incon­tes­ta­ble­ment, l’académicienne est fas­ci­née par le monde antique. Cet esthé­tisme la décon­necte du bien com­mun catho­lique. En conni­vence avec son père, agnos­tique, un posi­ti­visme de fait la conduit vers les joies phi­lo­so­phiques, celui qu’un talent d’intellection s’autorise sans rien devoir au cler­gé. Du même père, elle obtient de quit­ter son lycée confes­sion­nel, excellent au demeu­rant (Che­vreul), avant la Ter­mi­nale, pour ne pas suivre des cours de phi­lo­so­phie « avec une bonne sœur », et inté­grer un lycée laïc. Cette com­pli­ci­té avec son père est-elle à l’œuvre dans ce conser­va­tisme qui admire et pro­tège l’œuvre sans par­ta­ger la foi de l’artisan, et fait coha­bi­ter deux axio­lo­gies trop paral­lèles pour se ren­con­trer avant l’infini, ou l’heure du tré­pas ? Est-il pour quelque chose dans cette ambi­va­lence trou­blante vis-à-vis de la véri­té, véné­rée comme quête per­son­nelle, repous­sée quand son éclat s’impose ? Mais quel maur­ras­sien pour­rait-il sou­te­nir que renon­cer à la Chré­tien­té n’est pas un sacri­fice dou­lou­reux ? Aris­to­té­li­cienne chris­tia­ni­sée, Chan­tal Del­sol reste pro­fon­dé­ment natu­ra­liste, et non tho­miste. Chez elle, la phi­lo­so­phie ne s’accomplit pas dans le ser­vice de la théo­lo­gie, mais dans son affran­chis­se­ment.

Dix ans avant le pré­sent opus, en 2011, Chan­tal Del­sol avait publié L’âge du renon­ce­ment, aux édi­tions du Cerf. Autant les 170 pages du « livre de confi­ne­ment » sont d’une lec­ture fluide, non­obs­tant les saillies irri­tantes, autant les trois cents pages denses et exi­geantes de l’essai anté­rieur requièrent une concen­tra­tion sou­te­nue. Pré­cieux à ses yeux, ce tra­vail donne-t-il accès à la pen­sée pro­fonde de sa concep­trice ? On com­prend qu’elle a besoin d’évoluer dans un monde spé­cu­la­tif où son aisance se déploie. Dans la Caverne, elle étouffe. Dès lors que l’élitisme d’une aris­to­cra­tie pen­sante l’avait agréée et coop­tée deux ans plus tôt, on peut for­mer l’hypothèse que l’âge de la consé­cra­tion pou­vait être l’âge du choix, et donc du renon­ce­ment : on ne peut pas tenir indé­fi­ni­ment deux fils d’Ariane.  Si l’on note encore que, sur une île déserte, c’est Frag­ments d’un Para­dis, de Jean Gio­no, qui lui suf­fi­rait, un puis­sant besoin d’affranchissement s’affirme, pri­vi­lé­giant la quête plu­tôt que la prise, la chasse à la cap­ture. Mais là encore, elle nous laisse à nos conjec­tures.

On peut admi­rer le rôle fédé­ra­teur des rituels reli­gieux païens tels que décrits par Fus­tel de Cou­langes dans La cité antique, en 1864, l’année du Syl­la­bus, autre chef‑d’œuvre. Mais on ne peut occul­ter la dimen­sion impé­ra­tive de ces rituels, ni les intrai­tables oukases païens. L’abandon de la véri­té contrai­gnante pour­rait bien être de courte durée, et se voir rem­pla­cer par une doxa éprou­vante, qui n’aura pas les lumières de ce qu’elle pré­tend péri­mer. Le pro­pos de Chan­tal Del­sol est ren­du trou­blant par la conver­gence qui la rap­proche des décons­truc­teurs, qu’ils s’inspirent des Cyniques de l’Antiquité ou d’un Fou­cault contem­po­rain. À force de dédra­ma­ti­ser l’apostasie géné­rale, en refer­mant sans ver­gogne la paren­thèse constan­ti­nienne, et de vouer l’Église à la condi­tion mino­ri­taire, sanc­tion de ses mal­adresses, nous mesu­rons l’immense lacune de cette mise en bière désaf­fec­ti­vée.

Il s’agit de l’oubli (!) du Salut des âmes, rai­son d’être de la civi­li­sa­tion ani­mée par l’Église. Apla­nir les sen­tiers du Rédemp­teur vers les fidèles, et des fidèles vers l’Église, voi­là qui ne tient aucune place dans la cos­mo­lo­gie de l’académicienne. Le Ciel est absent de son dis­cours. Il est tenu, semble-t-il, dans la même méfiance que l’autorité du vrai, ce qui, pour être regret­table, n’est pas illo­gique. Désor­mais sous la Cou­pole, elle peut déni­grer sans risque la puis­sance de l’Église d’hier, car elle y fut pré­cé­dée par un confé­ren­cier funeste, Mgr Pierre Haubt­mann, oublié de nos jours, mais man­da­té à l’époque, en tant que coré­dac­teur de Gau­dium et spes, devant les illus­tris­simes. Le 14 novembre1966, et la Docu­men­ta­tion catho­lique » (n. 2492, 17juin 2012, pp. 585–590) en fait foi, le Concile Vati­can II impo­sait à l’Église le renie­ment de son pas­sé : l’Église, désor­mais, se désen­gage de la poli­tique, rompt avec le triom­pha­lisme et ne se recon­naît plus d’ennemi. En clair, l’Église du Christ n’a pas été vain­cue, elle s’est ren­due au monde, selon le mot exact de Mau­rice Cla­vel.

La fin de la Chré­tien­té n’est pas la lente, mais inexo­rable, ago­nie intime que décrète Chan­tal Del­sol. Encore bien vivace jusqu’en 1960, comme en atteste l’historien Guillaume Cuchet, la Chré­tien­té a été sabor­dée métho­di­que­ment par le haut cler­gé, qui l’a lais­sée à ses rivaux his­to­riques, pour une curée qui ne l’afflige pas plus que l’académicienne. Sous cou­vert d’un « esprit du Concile » dont les lutrins, à défaut des chaires dédai­gnées, nous rebat­taient les oreilles. Sur ce point, rien n’a vrai­ment chan­gé. Non­obs­tant le fias­co des pro­messes, et des « sacri­fices » que l’Église impo­sait à ses rangs pour y drai­ner le monde, le Concile reste un bloc. On le reçoit comme tel, ou l’on endure la mort sociale au sein des dio­cèses. Le Concile incarne, pour le haut cler­gé, l’événement toté­mique, celui qui donne la vie nou­velle. Par corol­laire, un intrai­table tabou inter­dit d’en flé­trir la moindre com­po­sante. Sur ce point, la Rome post­con­ci­liaire est aus­si rigide qu’une cité antique ou qu’une socié­té pri­mi­tive.

Dans L’âge du renon­ce­ment (Cerf, 2011), l’académicienne se rési­gnait, non sans mal, à devoir choi­sir entre deux mondes : « Un choix, une option se décide aujourd’hui en faveur de la sagesse des hommes et au détri­ment de la folie de Dieu. » Il y a dix ans, le choix res­tait dou­lou­reux : « On a envie de com­prendre avec indul­gence les socié­tés fati­guées par les excès de la véri­té. Pour­tant, les fous de la véri­té sont peut-être les dépo­si­taires d’une autre âme du monde, dont ils veillent la lueur cap­tive. » Dix ans plus tard, le choix est fait, dont la tran­quille assu­rance l’éloigne tra­gi­que­ment de la fidé­li­té catho­lique. La Cou­pole tient lieu pour elle de l’Olympe d’Épicure, dont le bal­con d’indifférence n’honore ni l’introuvable sen­sus fidei, ni la com­pas­sion fra­ter­nelle vis-à-vis des bap­ti­sés, non moins absente. Lorsqu’elle affirme « Mais l’Église pri­vée de son pou­voir tem­po­rel et civi­li­sa­tion­nel ne sera pas pour autant empê­chée de vivre » (p. 156), on se demande d’où pro­vient cette assu­rance. Serait-elle en intel­li­gence avec les vain­queurs ? Après avoir oublié son anti­com­mu­nisme de tou­jours, et fus­ti­gé les alliances mili­taires des­ti­nées à pro­té­ger les terres d’Église mena­cées par ce fléau, quel rap­port au réel peut-elle argu­men­ter au pré­sent ?

Jugez en : « La mis­sion doit-elle être for­cé­ment syno­nyme de conquête ? On peut pen­ser le chris­tia­nisme sur le modèle des moines de Tib­hi­rine plu­tôt que sur celui de Sepul­ve­da »  (p. 170). De pro­fun­dis.

Phi­lippe de Labriolle


 [1] [3] Chan­tal Del­sol, La fin de la Chré­tien­té. L’inversion nor­ma­tive et le nou­vel âge, Cerf, octobre 2021, 174 p., 16 €.


Note de la rédac­tion : 

La posi­tion adop­tée par Madame Chan­tal Del­sol n’a pas varié depuis 1987, date de la publi­ca­tion de La poli­tique déna­tu­rée (PUF). Cet ouvrage avait fait l’ob­jet d’un large com­men­taire dans un article du numé­ro 7 (avril 1988) de  notre revue[1] [2], dont nous don­nons ici les extraits en rap­port avec le sujet : 

«  Le retour au libé­ra­lisme est contem­po­rain de la baisse de pres­tige du com­mu­nisme sovié­tique, et par exten­sion, de l’é­ta­tisme en géné­ral. En milieu chré­tien, l’ef­fet de ce retour de balan­cier est pal­pable, le vieux pro­gres­sisme lais­sant la place à une nou­velle jonc­tion avec le libé­ra­lisme[2] [4]. Une paru­tion récente confirme cette ten­dance. Elle n’é­mane pas du milieu théo­lo­gique ni du mili­tan­tisme chré­tien recon­nu, mais son auteur a été incon­tes­ta­ble­ment mar­qué par l’é­vo­lu­tion des men­ta­li­tés catho­liques. Il s’a­git de La poli­tique déna­tu­rée (PUF, octobre 1987), de Chan­tal Mil­lon-Del­sol, ouvrage théo­rique qui prend acte du dépé­ris­se­ment des idéo­lo­gies, et veut hâter le retour au réel[3] [5].

Les ruines accu­mu­lées par la pra­tique de l’u­to­pie sont loin de suf­fire à des­siller les yeux de tout le monde. La folle guerre d’ex­ter­mi­na­tion entre l’I­ran et l’I­rak, ou encore le ter­ro­risme, en res­tent les témoins patents. Quant au vice intel­lec­tuel qui est au point de départ de ces folies, Chan­tal Mil­lon-Del­sol est sans doute trop opti­miste lors­qu’elle célèbre son effa­ce­ment, parce que ce vice est encore bien implan­té dans les esprits. La manière de trai­ter la ques­tion du Sida, par exemple, ou la déca­dence [11] démo­gra­phique, la bioé­thique, l’im­mi­gra­tion et beau­coup d’autres sujets, est là pour le prou­ver. Ce qu’il faut recon­naître, c’est que l’i­déo­lo­gie se porte moins bien que par le pas­sé, que le doute et la gêne se sont insi­nués dans les plus grandes des grandes causes, doute et gêne d’ailleurs trop faci­le­ment conju­rés par le repli dans le plus indif­fé­rent des égoïsmes. Des pro­pos comme le sui­vant seraient par consé­quent à nuan­cer : « Les temps sont mûrs pour un nou­veau réa­lisme. (…) Le déclin des Sys­tèmes devrait inau­gu­rer en même temps le retour au réel et le retour des valeurs » (op. cit., pp. 284–285).

Mais ce juge­ment, ser­vant à peu près de conclu­sion à Chan­tal Mil­lion-Del­sol, a der­rière lui une doc­trine cohé­rente qui pré­cise sa por­tée. Ce retour au réel consiste en une redé­cou­verte de l’hu­mi­li­té, mot qui chez l’au­teur a un sens for­te­ment ico­no­claste. Aucune ambi­tion col­lec­tive, à moins d’être « minus­cule » (p. 246), ne résiste à cette étrange ver­tu. Il en est ain­si de la recherche de la jus­tice sociale, du sacri­fice pour la patrie, de l’es­prit com­mu­nau­taire. Quand Chan­tal Mil­lon-Del­sol s’en prend à la [12] « nos­tal­gie de l’u­ni­té », elle pré­tend ne viser que l’hit­lé­risme, tout en usant de termes qui convien­draient, en tout bien tout hon­neur, à toute nation en géné­ral : « La socié­té doit rede­ve­nir une com­mu­nau­té ; car dans son prin­cipe et son ori­gine, elle est une com­mu­nau­té. On l’a mise en pièces par hasard. Le vase bri­sé ne se décrit pas comme un émiet­te­ment de mor­ceaux de por­ce­laine, mais comme un vase écla­té. Il a per­du sa fonc­tion, non son essence. Il en va ain­si de la com­mu­nau­té sociale » (pp. 166–167)[4] [6].

L’hu­mi­li­té, dans cette accep­tion très par­ti­cu­lière, rejoint le vieil uti­li­ta­risme phi­lo­so­phique, qui a tou­jours mis en doute des notions comme la gra­tui­té du don, le sacri­fice dés­in­té­res­sé, l’ab­né­ga­tion. Une phrase comme celle-ci, pour sen­ten­cieu­se­ment émise qu’elle soit, bles­se­ra sans doute plus de monde que ne le croit son auteur : « Les socié­tés humaines ne vivent pas d’o­ri­flammes cla­quants, ni de rêve du para­dis, ni de course à l’empire uni­ver­sel » (p. 245). L’au­teur affirme que « l’homme de tous les temps et de tous les lieux n’es­père qu’une chose : mener sa vie pri­vée comme il l’en­tend. Il n’est pas habi­té par la ven­geance col­lec­tive, ni par l’i­dée de mil­lé­na­rismes tapa­geurs » (p. 247). Mais l’his­toire dément sans cesse de telles asser­tions, fai­sant état du tré­sor de géné­ro­si­té dis­po­nible jusque dans les consciences col­lec­tives les plus asser­vies — n’est-ce pas la leçon de la grande guerre patrio­tique dans laquelle Sta­line a pu lan­cer le peuple russe à par­tir de 1941 ? Les sen­ti­ments popu­laires sont sans doute très sou­vent mani­pu­lés, mais ils ne sont jamais com­plè­te­ment fabri­qués. L’ordre des choses n’est pas dans l’hu­mi­li­té — l’é­goïsme — chère à notre auteur. Bien sûr, « la patrie n’est pas une idée abs­traite », et il est bien vrai d’af­fir­mer que « si l’homme part à la guerre et s’il n’en revient pas, il n’offre pas ce sacri­fice au concept de nation » (ibid.). Au concept, sûre­ment pas. Mais dou­ter qu’il puisse l’of­frir à la nation — l’en­semble idéa­li­sé des siens, du pré­sent, du pas­sé, de l’a­ve­nir -, ce serait insul­ter à la mémoire des morts. Et cela parce que la com­mu­nau­té humaine que consti­tue cette nation lui appa­rait comme un bien supé­rieur digne de valoir jus­qu’à son sacri­fice suprême.

A la racine de la posi­tion adop­tée par Chan­tal Mil­lon-Del­sol se trouve [13] un très grand pes­si­misme sur la nature humaine. Il s’ex­prime tout au long de La poli­tique déna­tu­rée, et se double d’un véri­table mani­chéisme : bien et mal coha­bi­te­raient par néces­si­té dans l’homme, sans espoir de voir se rompre l’é­qui­libre. Les for­mules abondent L’in­jus­tice humaine est « éter­nelle ». Même le saint n’est pas par­fait, mais seule­ment presque par­fait. La nature humaine est déchue, pauvre et médiocre, dia­bo­lique même.

La pre­mière consé­quence de cette sombre vision, c’est la vani­té de tout effort de chan­ge­ment d’en­ver­gure :« On peut pré­tendre que le monde est hideux ou déce­vant. Mais cela ne chan­ge­ra rien. Il en a tou­jours été ain­si. Il en sera tou­jours ain­si » (p. 249). Et cela, parce que « chaque action, fût-ce celle du trône où brille la cou­ronne, porte en elle le bien et le mal, parce que telle est l’hu­maine condi­tion, et les incan­ta­tions n’y chan­ge­ront rien » (p. 253). De tels pro­pos pour­raient conduire au nihi­lisme, mais chez leur auteur, ils servent à jus­ti­fier un régime poli­tique, le régime du pou­voir par­ta­gé, dont le propre consiste à « assu­mer » l’im­per­fec­tion congé­ni­tale de la race humaine, c’est-à-dire à la codi­fier. Le pou­voir démo­cra­tique ne doit avoir aucune ambi­tion de gran­deur, il doit se conten­ter de gérer la médio­cri­té, quitte à obte­nir des pro­grès concrets sur des points de détail. « La poli­tique ne doit pas arti­fi­ciel­le­ment dési­gner d’autres aspi­ra­tions que celles de l’exis­tence quo­ti­dienne, mais leur per­mettre de s’é­pa­nouir » (p. 253). Son uni­vers est celui du « réel », le pou­voir lui-même n’é­tant qu’un « pis-aller » qui consacre la vic­toire du prin­cipe de réa­li­té sur le prin­cipe de plai­sir[5] [7], qui ne pré­tend pas trans­for­mer la socié­té — des indi­vi­dus — en com­mu­nau­té, qui ne rend pas les hommes ver­tueux, qui se confine « dans l’u­ni­vers du réel et du pos­sible », par oppo­si­tion aux grands-prêtres, seuls char­gés du « soin des mythes » (p. 252).

Toutes ces for­mules cor­res­pondent par­fai­te­ment aux ambi­tions sans relief des démo­cra­ties occi­den­tales dans leur confi­gu­ra­tion pré­sente. Chan­tal Mil­lon-Del­sol se rend très bien compte qu’il y a dans un pareil dis­cours quelque chose de pro­fon­dé­ment déso­lant. Etran­ge­ment, elle apporte elle-même les élé­ments de sa propre cri­tique, lors­qu’elle admet [14] que « les socié­tés impar­faites sou­vent se déses­pèrent de n’a­voir rien à espé­rer, du moins de bien grand : un peu moins de chô­mage et un peu plus de loi­sirs, là s’ar­rête l’a­ve­nir » (p. 264). Elle cite un pas­sage d’His­toire et uto­pie de Cio­ran, qui ne voit pas dans l’im­per­fec­tion codi­fiée le triomphe du prin­cipe de réa­li­té, mais plu­tôt de l’ins­tinct de mort, et dénonce « la vul­né­ra­bi­li­té des socié­tés évo­luées, masses amorphes, sans idoles ni idéaux, dan­ge­reu­se­ment dénuées de fana­tisme ». « La démo­cra­tie, ajoute Cio­ran, est tout ensemble le para­dis et le tom­beau d’un peuple » (cité p. 266). On ne sau­rait mieux dire.

Chan­tal Mil­lon-Del­sol ne vou­drait pas en res­ter là, car elle regrette cet état de fait. Mar­te­lant une fois de plus son refrain — « l’in­va­riance du désir impos­sible de per­fec­tion dans un monde impar­fait » (p. 272), elle admet cepen­dant que dans le réel humain entre aus­si l’as­pi­ra­tion au dépas­se­ment. Mais elle ne peut s’empêcher de situer cette aspi­ra­tion dans le domaine du rêve, la réa­li­té res­tant à ses yeux celle de l’i­né­luc­table imper­fec­tion. Alors, ce qu’elle offre aux cœurs vides d’i­déal, c’est seule­ment d’amen­der la médio­cri­té du monde.

Ne serait-il donc pos­sible de choi­sir qu’entre la peste et le cho­lé­ra ? Ne peut-on pas com­prendre que l’i­déo­lo­gie est mor­telle, mais répu­gner tout de même à ce pré­ten­du réa­lisme à fort relent de déses­poir ? Hélas ! Ce serait là une nou­velle ten­ta­tion, l’illu­sion du tiers che­min, encore un rêve[6] [8]

Des affir­ma­tions aus­si insis­tantes seraient inutiles si ceux qui les émettent n’a­vaient crainte de voir leur propre sys­tème s’ef­fon­drer. Car la « socié­té taci­tume » que nous pro­pose fina­le­ment, même avec quelques regrets, Chan­tal Mil­lon-Del­sol (c’est elle qui emploie l’ex­pres­sion), est elle-même le fruit d’un manque de réa­lisme sur la nature véri­table de l’homme, l’homme déchu, certes, à cause du péché ori­gi­nel, mais l’homme rache­té, qui se voit pro­po­ser, par son Sau­veur lui-même, les pré­mices du Royaume dès ici-bas[7] [9]. Si la per­fec­tion est impos­sible en cette [15] val­lée de larmes, alors, c’est que Dieu nous tente : puis­qu’il nous com­mande d’être par­faits comme lui-même est par­fait (Mt 5, 48)[8] [10]. Mais Dieu est le Saint par excel­lence, qui nous donne les moyens d’ac­com­plir ce qu’il nous com­mande. C’est par la Croix que nous pou­vons accé­der au bien, mais ce bien est pos­sible.

Dans la rigueur de sa logique, Chan­tal Mil­lon-Del­sol n’ap­pré­cie pas les conver­sions qui ne sont pas des red­di­tions incon­di­tion­nelles à l’i­déo­lo­gie libé­rale. D’an­ciens phi­lo-mar­xistes sont reve­nus de leurs illu­sions — elle cite en exemple Jean-Marie Dome­nach, « autre­fois ardent pro­pa­ga­teur de l’i­déo­lo­gie au sein des élites catho­liques ». Elle les approuve évi­dem­ment, parce qu’« ils ont com­pris que « l’u­to­pie au pou­voir amène irré­mé­dia­ble­ment la ter­reur ». Mais elle juge qu’« ils demeurent inca­pables d’as­su­mer la socié­té concrète » (op. cit., p. 232). On ima­gine alors ce qu’elle peut pen­ser de tous ceux qui, à l’Est, refusent de se lais­ser enfer­mer dans l’al­ter­na­tive qu’elle pré­sente avec tant de force per­sua­sive. Ils sont pour­tant les pre­miers auto­ri­sés à por­ter un juge­ment sur les ravages de l’uto­pie au pou­voir[9] [11]. […] »

 [1] [3] Ber­nard Dumont, « L’appel au dépas­se­ment » (loc. cit., pages 9 à 15 pour les extraits don­nés ici).

[2] [12] Nous avons déjà eu l’oc­ca­sion de pré­sen­ter dans celle revue le che­min par­cou­ru par I‘Américain Michael Novak, très carac­té­ris­tique de l’é­vo­lu­tion de beau­coup d’es­prits (Catho­li­ca, n° 4, sep­tembre 1987).

[3] [13] Chan­tal Mil­lon-Del­sol, épouse du dépu­té bar­riste Charles Mil­lon, est issue d’une famille liée au catho­li­cisme social lyon­nais. Elle vou­drait d’ailleurs pla­cer sa thèse dans la pos­té­ri­té intel­lec­tuelle de Fré­dé­ric Le Play.

Un rap­pro­che­ment pour­rait être fait centre sa ten­ta­tive et celle de Jean-Claude Bar­reau, qui vient de publier Du bon gou­ver­ne­ment (Odile Jacob, février 1988). Deve­nu ins­pec­teur géné­ral de l’é­du­ca­tion natio­nale et char­gé de mis­sion à la pré­si­dence de la Répu­blique, l’an­cien vicaire de Saint-Hono­ré d’Ey­lau, réduit à l’é­tat laïc, se montre par­ti­san réso­lu d’une sorte de libé­ra­lisme social-démo­crate, seul moyen empi­rique d’é­vi­ter le pire, sym­bo­li­sé à ses yeux par Bey­routh-Ouest.

[4] [14] Il faut ren­voyer ici aux caté­go­ries, clas­siques cn socio­lo­gie poli­tique, de F. Ton­nies : Gesell­schaft (socié­té d’in­di­vi­dus indé­pen­dants) et Gemein­schaft (com­mu­nau­té, volon­té d’être cnscm­blc). Sans aucun doute pos­sible, la nation relève de cette der­nière caté­go­rie à forte conno­ta­tion sym­bo­lique ; si la nation n’a pas de conscience col­lec­tive, elle se dis­sout. Voir sur ce sujet Chris Sou­th­cott, « Au-delà de la concep­tion poli­tique de la nation », dans Com­mu­ni­ca­tions, n° 45, Seuil 1987.

[5] [15] Allu­sion aux deux prin­cipes cen­sés régir, d’a­près Freud, la déter­mi­na­tion du com­por­te­ment humain.

[6] [16] Jean-Paul II, reje­tant une nou­velle fois — dans Sol­li­ci­tu­do rei socia­lis- le faux dilemme capi­ta­lisme-socia­lisme, a pré­ve­nu l’i­né­vi­table cri­tique de la part des libé­raux, en pre­nant le soin de pré­ci­ser que « la doc­trine sociale de l’E­glise n’est pas une troi­sième voie entre le capi­ta­lisme libé­ral et le col­lec­ti­visme mar­xiste » mais « une caté­go­rie en soi ».

[7] [17] Le Rou­main d’ex­pres­sion fran­çaise E.M. Cio­ran aura pas­sé sa vie à expri­mer avec un cynisme ahu­ris­sant le néant du monde contem­po­rain, notam­ment dans son Pré­cis de décom­po­si­tion publié pour la pre­mière fois en 1949. C’est à lui que Chan­tal Mil­lon-Del­sol emprunte l’i­dée que l’homme est un ani­mal para­doxal, une com­po­si­tion de désir irréa­li­sable du bien et de cor­rup­tion actuelle. D’où cette for­mule, qui ne laisse à l’homme spi­ri­tuel aucune chance de domi­ner l’homme char­nel, pour par­ler comme saint Paul : « Créé à l’i­mage de Dieu, l’homme subit la déchéance du péché, et sa nature en sort mar­quée à jamais ; il rêve sans cesse du par­fait et ne l’at­teint à aucun moment » (La poli­tique déna­tu­rée, p. 275).

[8] [18] Pie XII, en une cir­cons­tance par­ti­cu­liè­re­ment dra­ma­tique — il s’a­git du mes­sage de Noël 1945 — avait déjà eu l’oc­ca­sion d’af­fron­ter direc­te­ment la men­ta­li­té réa­liste, en tenant des pro­pos d’un ana­chro­nisme criant au regard de celle-ci : « Il n’y a qu’un seul remède : retour­ner à l’ordre fixé par Dieu lui-même, dans les rela­tions entre les Etats et les peuples ; reve­nir à un vrai chris­tia­nisme dans l’E­tat et entre les Etats. Qu’on ne dise pas que ce n’est pas là une poli­tique réa­liste, L’ex­pé­rience aurait dû apprendre à tous que la poli­tique orien­tée vers les réa­li­tés éter­nelles et les lois de Dieu est la plus réa­liste et la plus concrète des poli­tiques. Les poli­ti­ciens réa­listes qui pensent autre­ment ne créent que des ruines ».

[9] [19] Cette for­mule a ser­vi de titre à l’une des meilleures ana­lyses du sys­tème sovié­tique : celle de Michel Hel­ler et Alek­san­dr Nekrich, parue en 1982 et 1985 chez Cal­mann-Lévy.