Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 150 : Fran­chir le mur de la post­vé­ri­té

Article publié le 6 Fév 2021 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La pre­mière condi­tion pour qu’une socia­bi­li­té humaine puisse exis­ter réside dans la véra­ci­té du lan­gage, elle-même jugée par la réa­li­té : si tout est ruse, l’homme devient pour l’homme au moins un renard, sinon un loup. Il est plus que jamais dif­fi­cile de croire sur parole ceux qui sont pla­cés en situa­tion de pou­voir ou d’influence poli­tique[1]. En outre, ce que nous connais­sons de ce qui se passe dans le monde nous arrive qua­si exclu­si­ve­ment par les médias, c’est-à-dire par un mode de connais­sance par témoi­gnage, lequel ne vaut que si le témoin est cré­dible. Mais dans les condi­tions actuelles, il est dif­fi­cile de dis­cer­ner le vrai du faux, sauf à mener de véri­tables enquêtes pour ten­ter de com­prendre cer­tains faits, ce qui n’est don­né qu’à un petit nombre doté d’aptitudes et de temps, et par­fois sans garan­tie de pou­voir jamais abou­tir. La décul­tu­ra­tion opé­rée mas­si­ve­ment sous l’effet de la sub­ver­sion des méthodes d’enseignement, la perte du bon sens élé­men­taire, l’impact socia­le­ment domi­nant des phi­lo­so­phies du doute et de la décons­truc­tion, la mani­pu­la­tion idéo­lo­gique de l’histoire, le mimé­tisme envers les pro­ces­sus arti­fi­ciels de trai­te­ment de l’information, le nomi­na­lisme qui trans­forme les mots en signes conven­tion­nels au sens mutable, tout cela contri­bue à accroître le désar­roi. Le résul­tat en est l’éclosion d’un scep­ti­cisme de masse qui rend indif­fé­rent à l’idée de véri­té. Le néo­lo­gisme post­vé­ri­té exprime cet état de fait. On pour­rait dire que la post­vé­ri­té fait pen­dant à l’athéisme pra­tique, qui a ces­sé tout sim­ple­ment de se poser la ques­tion de Dieu et même ren­du inapte à com­prendre qu’une telle ques­tion puisse pré­sen­ter quelque inté­rêt.

Il  n’est pas éton­nant que la post­vé­ri­té puisse s’instaurer là où domine le libé­ra­lisme, puisque celui-ci asso­cie, au nom de la liber­té de pen­sée, la réduc­tion de la véri­té à l’opinion, et sa théo­ri­sa­tion phi­lo­so­phique pré­ten­dant impos­sible de dépas­ser la connais­sance des seuls phé­no­mènes. Tout cela sans oublier que nous sommes sous le règne du posi­ti­visme juri­dique, qui auto­rise de trans­for­mer du jour au len­de­main, par le moyen de la contrainte légale, une ver­sion des faits ou une conclu­sion his­to­rique en « récits » conformes à l’utilité qu’y trouvent les der­niers en date des pos­ses­seurs du pou­voir.

Les évé­ne­ments récents ont illus­tré cette expan­sion mas­sive de la post­vé­ri­té, qu’il s’agisse de la pan­dé­mie et de l’ensemble des décla­ra­tions, jus­ti­fi­ca­tions poli­tiques, jeux d’influence et contra­dic­tions qui n’ont ces­sé de l’accompagner, en France et ailleurs. L’épisode élec­to­ral amé­ri­cain est venu ajou­ter de l’eau au même mou­lin. Il s’agit là de faits très signi­fi­ca­tifs d’un chan­ge­ment d’échelle dans l’ordre du men­songe ordi­naire, un chan­ge­ment que l’on per­çoit comme bru­tal bien qu’il se soit éta­bli pro­gres­si­ve­ment, et depuis long­temps, bru­tal et donc hau­te­ment per­tur­ba­teur d’un rap­port au monde conforme à la nature des choses.

Nous n’aborderons ici que quelques aspects du pro­blème, tout d’abord en pro­fi­tant d’une étude très sys­té­ma­tique des inter­ven­tions mili­taires et diplo­ma­tiques occi­den­tales effec­tuées dans la der­nière décen­nie, puis en prê­tant atten­tion au conspi­ra­tion­nisme (ou com­plo­tisme) comme double résul­tat d’une réac­tion spon­ta­née et mal­adroite face aux men­songes et comme argu­ment récu­pé­ré pour mieux dif­fu­ser ces der­niers.

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Le colo­nel suisse Jacques Baud, expert en matière de ter­ro­risme et de guerre asy­mé­trique[2], a eu l’occasion d’intervenir sur divers théâtres d’opérations de « main­tien de la paix » sous l’égide de l’ONU. Il a tiré de cette expé­rience et de sa pra­tique du ren­sei­gne­ment un livre récem­ment paru, inti­tu­lé Gou­ver­ner par les fake news[3]. Il s’agit d’un tra­vail méti­cu­leux, repo­sant sur une docu­men­ta­tion très abon­dante et pour une large part acces­sible direc­te­ment en ligne, ce qui per­met de véri­fier sur pièce ce qu’avance l’auteur et en ren­force beau­coup le cré­dit.

Jacques Baud est très dur envers le per­son­nel poli­tique, mili­taire et diplo­ma­tique au contact duquel il s’est trou­vé pen­dant de longues années. Il entame d’ailleurs son tra­vail en met­tant en cause, suc­ces­si­ve­ment, le pou­voir usur­pé par une bureau­cra­tie ne pour­sui­vant que ses propres inté­rêts – l’État pro­fond, au sens ini­tial et limi­té de cette expres­sion –, la « fai­blesse des éche­lons supé­rieurs de com­man­de­ment », jugés dénués d’intelligence en pré­sence d’adversaires n’entrant pas dans leurs caté­go­ries, leur « lâche­té lorsqu’il s’agit de conseiller le niveau poli­tique en se basant sur les faits et une absence presque totale du sens des res­pon­sa­bi­li­tés ». Les diplo­mates, écrit-il enfin, sont peut-être plus culti­vés, mais aus­si plus cor­rom­pus, et tout aus­si inca­pables de com­prendre les phé­no­mènes asy­mé­triques[4]. Le pro­pos tra­duit pro­ba­ble­ment une cer­taine amer­tume à la suite de nom­breuses expé­riences mal­heu­reuses ; il est cepen­dant à prendre atten­ti­ve­ment en consi­dé­ra­tion, au moins comme indi­ca­teur d’une ten­dance géné­rale. Jacques Baud va jusqu’à énon­cer un juge­ment qui laisse inter­dit : « [A]vec des simu­lacres de stra­té­gie, qui ne sont qu’une suite erra­tique d’actions tac­tiques, on cherche des solu­tions à nos per­cep­tions, et non à la réa­li­té du ter­rain… » (14) Ces cri­tiques sont éten­dues au sys­tème média­tique, sup­po­sé éclai­rer le monde, mais pris entre men­songes déli­bé­rés au ser­vice d’intérêts inavoués, sug­gé­rés par des offi­cines ad hoc, et paresse ou dépas­se­ment face à la com­plexi­té de situa­tions, débou­chant sou­vent sur le recours à des experts inves­tis par les mêmes offi­cines.

L’auteur, qui a per­son­nel­le­ment éprou­vé l’effet déso­lant de tels com­por­te­ments, limite son ambi­tion à sus­ci­ter un « doute rai­son­nable » à pro­pos de l’information qui nous est sur­abon­dam­ment déli­vrée. Rai­son­nable, car, écrit-il, et sur ce point on ne peut qu’aller dans son sens, « l’information est là, dis­po­nible, à condi­tion qu’on se donne la peine de la cher­cher » (15). En d’autres termes, c’est par un patient effort de recherche et d’analyse que l’on pour­ra espé­rer s’extraire de la jungle dans laquelle nous a plon­gés l’arrivée dans l’ère de la post­vé­ri­té.[5]

L’ouvrage s’articule en douze études de cas sen­si­ble­ment contem­po­rains, de l’Afghanistan  au Véné­zue­la, en pas­sant par l’Iran, les orga­ni­sa­tions ter­ro­ristes, la Syrie, la crise ukrai­nienne, la Corée du Nord, le Sou­dan, et les cybe­rat­taques attri­buées à la Rus­sie… Chaque fois, on entre dans le détail de la manière dont les acteurs occi­den­taux ont trai­té les situa­tions, qu’il s’agisse d’en iden­ti­fier les don­nées ou d’y répondre, sachant que ce trai­te­ment abou­tit géné­ra­le­ment à des actes de guerre ayant des consé­quences humaines très lourdes, pro­vo­quant des réac­tions d’extrême vio­lence, des dépla­ce­ments mas­sifs de popu­la­tion, ou tout au moins entre­te­nant un cli­mat mal­sain de pou­drière près de l’explosion. Une appré­cia­tion à pro­pos de la guerre en Irak a eu valeur de prin­cipe dans ce domaine : « Construite sur des men­songes, la guerre en Irak est un désastre. Non seule­ment elle est cri­mi­nelle, mais elle a été menée de manière stu­pide depuis son début » (41).

Le point de départ de l’action diplo­ma­tique et mili­taire, dans toutes les situa­tions évo­quées, est tou­jours consti­tué, comme il se doit, par l’information sur la menace, réelle ou ima­gi­naire, à laquelle on s’apprête à répondre. Deux obs­tacles se pré­sentent ren­dant celle-ci arti­fi­cielle. D’une part – et c’est la mau­vaise foi qui entre en jeu – l’intérêt, la cupi­di­té, la riva­li­té déter­minent l’objectif d’une inter­ven­tion et conduisent à la fal­si­fi­ca­tion des rai­sons sup­po­sées jus­ti­fier celle-ci. Le « coup » des armes de des­truc­tion mas­sive déte­nues par Sad­dam Hus­sein est emblé­ma­tique, mais il s’est sou­vent répé­té par la suite, illus­trant tout bête­ment le dic­ton « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». Dans cette hypo­thèse, agents d’influence et médias aux ordres déploient tout l’arsenal de leur sophis­tique pour fabri­quer sur mesure de faux témoi­gnages. Jacques Baud insiste sou­vent sur la fonc­tion exer­cée par cer­taines émis­sions de télé­vi­sion dans la mise en scène de pré­sen­ta­tions biai­sées des situa­tions, entre autres l’émission C à vous, sous la menée de Patrick Cohen, sur France 5. Par­fois le sub­ter­fuge ne reste même pas caché. Ain­si cette recom­man­da­tion éla­bo­rée par l’un des nom­breux think tanks amé­ri­cain, la Broo­kings Ins­ti­tu­tion, don­nant ce conseil pour la poli­tique à l’égard de l’Iran : « Il serait bien pré­fé­rable que les États-Unis invoquent une pro­vo­ca­tion ira­nienne pour jus­ti­fier les frappes aériennes avant de les lan­cer. Évi­dem­ment, plus l’action ira­nienne serait scan­da­leuse, meur­trière et non pro­vo­quée, mieux ce serait pour les États-Unis. Natu­rel­le­ment il serait très dif­fi­cile pour les États-Unis d’inciter l’Iran à mener une telle pro­vo­ca­tion sans que le reste du monde ne détecte la mani­gance, ce qui la mine­rait. (Une méthode qui pour­rait avoir du suc­cès serait de relan­cer les efforts pour chan­ger clan­des­ti­ne­ment le régime dans l’espoir que Téhé­ran exerce des repré­sailles mani­festes, voire indi­rectes, qui pour­raient alors être décrites comme un acte d’agression ira­nien non pro­vo­qué[6]. »

Des exemples de rai­son­ne­ments de cette nature pul­lulent dans le livre de Jacques Baud, qui, rap­pe­lons-le, a pour titre Gou­ver­ner par les fake news, autre­ment dit par les mon­tages de fausses nou­velles et les pro­vo­ca­tions (faux atten­tats, exper­tises fal­si­fiées des­ti­nées à prou­ver, par exemple, l’utilisation mas­sive de gaz toxiques par Bachar el-Assad contre la popu­la­tion de la plaine de la Ghou­ta, dans les envi­rons immé­diats de Damas, à l’origine de l’un des sto­ry­tel­lings les plus éla­bo­rés de la période, etc.). Bien sûr, de tels pro­cé­dés ne sont pas d’apparition récente. Mais depuis la dépêche d’Ems[7], le rôle des médias s’est déme­su­ré­ment ampli­fié, il est main­te­nant essen­tiel, d’autant plus utile que le déclas­se­ment rapide des infor­ma­tions aidant, les « infox » lan­cées à un moment peuvent se trans­for­mer aisé­ment en leur contraire quelque temps plus tard. Ce rôle est évi­dem­ment lié à la néces­si­té de diri­ger l’opinion publique, autant celle des pays dits démo­cra­tiques que celle d’autres régions réagis­sant dif­fé­rem­ment, les pays arabes par exemple. On est alors ren­voyé au fonc­tion­ne­ment des médias, où s’entrecroisent les agents d’influence atten­tifs à impo­ser leur ver­sion et à dis­cré­di­ter toute autre inter­pré­ta­tion[8], jamais confus devant la révé­la­tion finale de leurs contre-véri­tés. On note que dans ce jeu par­ti­cu­lier, l’État d’Israël se trouve sou­vent impli­qué, quoique non exclu­si­ve­ment ni uni­ment. « Ben­ja­min Neta­nya­hu exploite la ser­vi­li­té de cer­tains jour­na­listes occi­den­taux, tan­dis que d’ex-directeurs du Mos­sad, comme Ephraïm Hale­vy, mettent en garde contre cette sur­dra­ma­ti­sa­tion. En fait, nos médias tra­di­tion­nels tendent à deve­nir des organes de pro­pa­gande, au même titre que la Prav­da en Union sovié­tique » (57).

Si la mani­pu­la­tion est criante et domi­nante, il convient encore de pré­ci­ser la rai­son pour laquelle elle réus­sit, et aus­si de consta­ter qu’elle peut être tenue en échec à cer­taines condi­tions. Et en fait les deux aspects n’en font qu’un. Le déve­lop­pe­ment expo­nen­tiel des fal­si­fi­ca­tions a en effet pour meilleure alliée la fai­blesse de la majeure par­tie de ceux qui les créent et les retrans­mettent. « Com­men­çons donc par écar­ter tous les faits, car ils ne touchent point à la ques­tion. » La méthode posée par Rous­seau en intro­duc­tion du Dis­cours sur l’origine et les fon­de­ments de l’inégalité par­mi les hommes semble être lar­ge­ment par­ta­gée. Jacques Baud explique par exemple de quelle façon une série de mou­ve­ments isla­miques vio­lents, mais dis­tincts dans leur ori­gine et éven­tuel­le­ment anta­go­nistes, ont pu être réunis sous l’estampille unique d’Al-Qaïda – terme arabe géné­rique signi­fiant « base » et uti­li­sé par un cer­tain nombre de groupes dis­tincts. La sim­pli­fi­ca­tion est com­mode, et elle donne aus­si l’impression d’un mou­ve­ment unique se déve­lop­pant comme une hydre un peu par­tout dans le monde, sans cesse renais­sant mal­gré l’annonce de l’élimination de tel ou tel de ses grands diri­geants.

À cette forme de paresse réduc­tion­niste s’ajoute l’ignorance du ter­rain, et en par­ti­cu­lier des don­nées cultu­relles concrètes. Il semble bien que les chré­tiens d’Orient, sur­tout de Syrie et d’Irak, aient eu à payer les frais de cette incul­ture. La dia­bo­li­sa­tion d’el-Assad et l’invention du concept d’opposition démo­cra­tique à son régime pro­cèdent de cette céci­té construite, même si cette oppo­si­tion se com­pose de groupes dji­ha­distes rivaux et auteurs de crimes contre les popu­la­tions. Mais après tout, cette céci­té n’est-elle pas faite pour faci­li­ter les chan­ge­ments de cap au gré de l’évaluation d’ensemble des inté­rêts pour­sui­vis ? Jacques Baud prend, entre autres, l’exemple de l’Ukraine, pays dans lequel sub­siste un mou­ve­ment poli­tique natio­na­liste incluant des néo­na­zis (Svo­bo­da et Pra­vyi Sek­tor), un fait soi­gneu­se­ment igno­ré ou mini­mi­sé par des témoins de mora­li­té tels que Ber­nard-Hen­ri Lévy, dont il cite les pro­pos léni­fiants (294). Or, affirme-t-il, la popu­la­tion ukrai­nienne dans son ensemble est beau­coup moins rus­so­phobe que cette mino­ri­té mili­tai­re­ment aidée par l’Occident pour entre­te­nir un cli­mat de guerre à l’Est. Ce n’est qu’un cas par­mi bien d’autres.

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Les conclu­sions de l’ouvrage de Jacques Baud nous intro­duisent à l’un des effets per­vers les plus évi­dents des situa­tions qu’il a décrites dans le menu détail : la post­vé­ri­té engendre le scep­ti­cisme, celui-ci, le conspi­ra­tion­nisme, et à son tour ce der­nier nour­rit son double, l’anti-conspirationnisme, qui y trouve argu­ment pour mieux faire accep­ter les don­nées fal­si­fiées. Le monde se divise alors en deux camps, ceux qui croient sans réflé­chir, ou feignent de croire les affir­ma­tions des gou­ver­ne­ments, des médias qui ont pignon sur rue et autres anti-conspi­ra­tion­nistes[9], et ceux qui pra­tiquent à l’encontre de toute infor­ma­tion quelque peu offi­cielle un doute géné­ra­li­sé. « Il serait faux de croire que les fake news masquent une volon­té » (393). La sen­tence, à prendre à la lettre, contre­dit beau­coup des démons­tra­tions pré­sentes dans le reste de l’ouvrage de Jacques Baud, à com­men­cer par son titre. Mais on peut admettre, sur­tout en pen­sant à la manière dont la crise du coro­na­vi­rus a été et demeure « gérée », la phrase qui suit : « En fait c’est l’inverse : on agit sans com­prendre la situa­tion ou à la hâte, puis, afin de cacher les erreurs de gou­ver­nance, on invoque des fake news. »

La ten­dance à com­prendre et expli­quer les évé­ne­ments de manière som­maire ou sous la forme d’un sys­tème est ancienne, tout autant que le fait de la cari­ca­tu­rer pour en mieux nier la part de véri­té. Pour prendre un exemple, par­mi les pon­cifs sou­vent repris à pro­pos des ana­lyses cri­tiques de la Révo­lu­tion fran­çaise, l’un des plus constants consiste à ridi­cu­li­ser les expli­ca­tions de l’abbé Augus­tin Bar­ruel. Quelque réserve que l’on puisse émettre sur la valeur des inter­pré­ta­tions qu’il tira de sa docu­men­ta­tion – quant au rôle de la secte des Illu­mi­nés de Bavière et de la franc-maçon­ne­rie en géné­ral –,  celle-ci reste dis­cu­table, c’est-à-dire digne d’être éplu­chée de manière cri­tique plu­tôt que d’être balayée d’un revers comme œuvre d’un maniaque. Mais il sert encore d’utile repous­soir. L’un des organes actuels de dénon­cia­tion des fake news, Conspi­ra­cy Watch, a mis en ligne sur le sujet, en 2019, le texte d’un his­to­rien, tem­pé­ré dans l’expression mais niant toute valeur non seule­ment au tra­vail de l’ancien jésuite, mais éga­le­ment à celui d’Augustin Cochin (qui était oppo­sé aux thèses de Bar­ruel) et de ses dis­ciples récents, les his­to­riens Fred Schra­der, Fran­çois Furet, Rein­hart Kosel­leck. L’auteur de cette réfu­ta­tion, qui qua­li­fie de « mythe » l’origine maçon­nique de la tri­lo­gie « liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té », nie la part jouée par ce qu’il nomme « l’Ordre » dans le déclen­che­ment du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. S’appuyant sur la cri­tique facile du modèle inter­pré­ta­tif de Bar­ruel, il amal­game avec ce der­nier les auteurs des tra­vaux les plus sérieux, et fina­le­ment dis­qua­li­fie l’ensemble : une méthode fré­quem­ment sui­vie dans la réfu­ta­tion du conspi­ra­tion­nisme[10].

Les contri­bu­teurs de Conspi­ra­cy Watch s’emploient régu­liè­re­ment à éta­blir la faus­se­té de toutes sortes de dis­cours actuels de résis­tance à la doxa. Il est inté­res­sant de lire la pré­sen­ta­tion de cette petite orga­ni­sa­tion de péda­go­gie poli­tique. Tout d’abord, l’initiative est posée comme une réponse à l’irruption des nou­veaux moyens de com­mu­ni­ca­tion, pour le moment mal ou non contrô­lés : « Inter­net a tota­le­ment bou­le­ver­sé notre accès à la connais­sance et à l’information[11]. » L’affirmation sug­gère l’idée qu’auparavant le contrôle de l’information était plus facile, et aus­si que ce mode de contour­ne­ment de la cen­sure idéo­lo­gique n’avait pas été pré­vu. La pre­mière grande enquête dili­gen­tée par cet orga­nisme et sa puis­sante asso­ciée, la Fon­da­tion Jean-Jau­rès, date de la fin 2017, ce qui est bien tar­dif. « Sédui­sant des esprits en quête d’explications glo­bales et défi­ni­tives, se récla­mant par­fois du ratio­na­lisme et des Lumières, allant jusqu’à faire pas­ser ses croyances pour de l’esprit cri­tique et à se doter d’un ver­nis de res­pec­ta­bi­li­té, nombre de ces “théo­ries du com­plot” concur­rencent les thèses dites “offi­cielles”. Aux yeux de beau­coup, cer­taines de ses [sic] thèses par­viennent à s’imposer comme des véri­tés “alter­na­tives”. » D’où le déve­lop­pe­ment de ce « ser­vice de presse en ligne entiè­re­ment consa­cré à l’information sur le phé­no­mène conspi­ra­tion­niste, le néga­tion­nisme et leurs mani­fes­ta­tions actuelles. » De quel « néga­tion­nisme » s’agit-il dans le cas pré­sent ? À lire la liste des pro­duc­tions pro­po­sées, cela peut concer­ner la crainte gran­dis­sante sur les effets des vac­cins, la thèse du « grand rem­pla­ce­ment » de la popu­la­tion d’origine par l’immigration de masse, la perte de confiance dans la fia­bi­li­té des élec­tions… On est loin de la seule néga­tion des chambres à gaz. Le néga­tion­nisme en ques­tion serait donc une forme, sinon de contes­ta­tion, du moins d’incroyance envers toute expres­sion du dis­cours domi­nant consi­dé­ré a prio­ri comme mena­çant et mani­pu­la­teur. Notons que le terme de conspi­ra­tion­nisme com­porte en lui-même un juge­ment néga­tif sur son objet, qu’il ne reste qu’à illus­trer sans plus de démons­tra­tion. À cet égard la crise sani­taire actuelle four­nit du blé à moudre aux mili­tants du redres­se­ment de la bonne pen­sée

La lutte contre le conspi­ra­tion­nisme fait désor­mais l’objet de rubriques dans la presse, d’émissions spé­ciales à la télé­vi­sion, et béné­fi­cie d’un sup­port ins­ti­tu­tion­nel public en France[12] et au sein de l’Union euro­péenne[13]. Dans tous les cas, il s’agit d’une action pré­ven­tive des­ti­née à empê­cher toute forme de désac­cord, iden­ti­fiée comme de la dés­in­for­ma­tion active, ou bien encore de contre-attaques. Tout récem­ment – novembre 2020 –, un docu­men­taire très lar­ge­ment vision­né et com­men­té, Hold up : retour sur un chaos, sur le Covid-19 et les poli­tiques sui­vies pour y faire face, a sur­ex­ci­té toutes les ins­tances concer­nées. Le film mêle des élé­ments fac­tuels, des entre­tiens avec des per­son­na­li­tés aux com­pé­tences recon­nues et des élé­ments contes­tables ou pure­ment hypo­thé­tiques, sur les­quels les organes de lutte contre la déviance s’appuient pour reje­ter l’ensemble. Les méthodes d’investigation des risques de récu­pé­ra­tion par les sectes, ou de pré­ven­tion de la « radi­ca­li­sa­tion » isla­miste, sont ain­si reprises pour ten­ter de muse­ler les cri­tiques sur la poli­tique tou­chant à la crise sani­taire. On a pu lire les pro­pos sui­vants : « Com­ment avez-vous réagi quand votre fille, mère, frère, ami a com­men­cé à avan­cer des expli­ca­tions qui virent au com­plo­tisme sur la pan­dé­mie ? Ce proche res­pecte-t-il les mesures bar­rières tout de même ? Est-ce que toutes vos dis­cus­sions tournent autour de ce sujet ? Votre rela­tion en a‑t-elle été affec­tée ? Avez-vous réus­si à main­te­nir un dia­logue, et com­ment ? Au-delà de cette rela­tion pri­vée, le par­tage des théo­ries du com­plot sur la pan­dé­mie vous inquiète-t-il[14] ? »

Tel est le cli­mat, très contra­dic­toire du point de vue épis­té­mo­lo­gique, puisque d’un côté l’idée même de véri­té tend à dis­pa­raître, et de l’autre la lutte contre les (vraies ou fausses) fausses infor­ma­tions se fait de plus en plus exi­geante. Il n’est pas dif­fi­cile d’y voir, en fait, une pro­pa­gande de pou­voir, au même titre que l’obligation d’adhérer aux ver­sions mil­lé­si­mées de cer­tains faits his­to­riques[15].

Dans Gou­ver­ner par les fake news, Jacques Baud indique qu’aux États-Unis, le FBI cherche à détec­ter les indi­vi­dus à risques. « Les élé­ments déviants, les pen­sées poli­tiques alter­na­tives ou la croyance envers des théo­ries com­plo­tistes sont consi­dé­rés comme des mani­fes­ta­tions de troubles men­taux, et donc poten­tiel­le­ment, de radi­ca­li­sa­tion ter­ro­riste » (392). Une telle action pré­ven­tive peut se jus­ti­fier, dans la mesure où des psy­cho­tiques peuvent effec­ti­ve­ment pas­ser à l’acte mus par leurs obses­sions. Mais le pro­blème de l’incroyance à l’égard de la ver­sion offi­cielle des évé­ne­ments, et celui de l’adhésion à des ver­sions sim­plistes de sub­sti­tu­tion – tra­vers bien ancien qui a nour­ri tant de dis­cus­sions de café du com­merce… – est tout autre, éma­nant avant tout du manque de culture et de pru­dence ver­bale. Et il est mal­hon­nête de confondre cette réac­tion mal­adroite et mora­le­ment dou­teuse avec une patho­lo­gie men­tale.

Très signi­fi­ca­ti­ve­ment, la dénon­cia­tion du conspi­ra­tion­nisme se dés­in­té­resse des études sérieuses sur le sujet, qui peuvent être bien plus nuan­cées. « Il paraît en tout cas déli­cat de com­battre les théo­ries du com­plot en se récla­mant de “la” véri­té scien­ti­fique, comme le font peut-être un peu trop naï­ve­ment les orga­nismes pré­ten­dant lut­ter contre les fake news […] comme si la véri­té rele­vait d’un fait objec­ti­vable qu’il suf­fi­rait de “véri­fier” une fois pour toutes. […] C’est à un éton­nant dur­cis­se­ment de la pos­ture ratio­na­liste que nous assis­tons, pour ne pas dire davan­tage : l’énoncé scien­ti­fique devient non seule­ment objec­ti­vé, mais pres­crip­tif et nor­ma­tif. » L’auteur de ce juge­ment, Julien Cueille, conclut immé­dia­te­ment que les com­plo­tistes ont « beau jeu de faire valoir qu’une telle “rai­son” pro­cède d’une source bien impure, puisque mêlant d’emblée consi­dé­ra­tions théo­riques et inté­rêts poli­tiques[16] ». Le même auteur four­nit de nom­breuses ana­lyses des conduites de réac­tion exis­ten­tielle au mode de vie impo­sé par la déso­cia­li­sa­tion actuelle et la forme d’esclavage nom­mée mana­ge­ment d’entreprise. Pour lui, l’interprétation hâtive et sim­pliste, voire aber­rante des évé­ne­ments peut tra­duire une réac­tion de rejet envers le carac­tère inhu­main du mode de vie impo­sé et à la conscience d’être mani­pu­lé. C’est un symp­tôme social dres­sé face à l’hypocrisie d’un régime répu­té démo­cra­tique qui est en réa­li­té une oli­gar­chie mani­pu­la­trice. Il relève encore l’existence de men­teurs pro­fes­sion­nels dans les rangs des experts scien­ti­fiques venant attes­ter sur com­mande ou par fla­gor­ne­rie des contre­vé­ri­tés pour le compte de telle ou telle mul­ti­na­tio­nale, ce qui devrait convier l’anti-conspirationnisme à plus d’humilité – si cela lui était pos­sible.

***

De tout ce qui pré­cède, on peut au moins tirer que la post­vé­ri­té est bien une réa­li­té actuelle, fruit d’une évo­lu­tion his­to­rique qui a connu la pro­pa­gande idéo­lo­gique, aujourd’hui noyée dans un quo­ti­dien que Zyg­munt Bau­man a qua­li­fié de « liquide ». Le terme s’applique bien désor­mais, alors que toute décence poli­tique semble dis­pa­raître, ne lais­sant presque rien sub­sis­ter des tra­ves­tis­se­ments dont était paré le for­ma­lisme des règles démo­cra­tiques et la « trans­pa­rence » un temps à la mode[17]. Cette ambiance est pro­pice à toutes les mani­pu­la­tions. Celles-ci peuvent aus­si bien se situer sur un plan terre-à-terre, celui de l’inculture, de la légè­re­té dans le trai­te­ment des affaires, d’une réelle et impu­dique concur­rence entre ceux qui aspirent à accé­der à l’oligarchie, et d’une cupi­di­té sans fard. Elles peuvent aus­si être impu­tées à des forces bien plus consé­quentes cher­chant à impo­ser leur hégé­mo­nie au niveau mon­dial. Mais dans tous les cas la dis­pa­ri­tion des idéo­lo­gies « dures » et l’expansion de la post­vé­ri­té appa­raissent sous deux traits conco­mi­tants : l’un est la grande dif­fi­cul­té d’identifier les lieux de pou­voir, les inten­tions exactes de ceux qui les occupent, la nature véri­table d’événements dont on ne connaît qu’à grand peine les pro­ta­go­nistes et les béné­fi­ciaires ; l’autre est, dans un tel contexte, le fait que ce brouillage géné­ral de la connais­sance du monde dans lequel nous vivons consti­tue une forme très effi­cace de contrôle sur les masses, à cause des effets d’angoisse et de sidé­ra­tion qu’il pro­duit. La post­vé­ri­té a donc ceci de par­ti­cu­lier que non seule­ment elle dis­si­mule la réa­li­té, mais qu’elle dis­suade de cher­cher à l’appréhender. D’une cer­taine manière, lorsque le Lévia­than est nulle part, il est par­tout.

Ber­nard Dumont

 

[1]. « Le men­songe est mal vu : or c’est une pièce maî­tresse du jeu poli­tique. Une réflexion sur le men­songe est indis­pen­sable à qui veut connaître le jeu poli­tique. […] c’est une arme dont il faut savoir user intel­li­gem­ment – à peine d’être exclu du jeu. » (Pierre Lenain, Le men­songe poli­tique, Eco­no­mi­ca, 1988, p. 5. Cet auteur, tan­dis que Fran­çois Mit­ter­rand était pré­sident de la Répu­blique, disait alors tout haut ce que tout le monde pen­sait tout bas. Qu’écrirait-il aujourd’hui ?).

[2].  Type de conflits oppo­sant forces conven­tion­nelles et bandes armées.

[3]. J. Baud, Gou­ver­ner par les fake news. Conflits inter­na­tio­naux : 30 ans d’infox uti­li­sées par les pays occi­den­taux, Max Milo, août 2020, 398 p., 24,90 €.

[4]. Op. cit., p. 13. Par la suite, nous nous conten­te­rons d’indiquer dans le texte, entre paren­thèses, les pages des pas­sages cités de cet ouvrage tant qu’il en sera ques­tion.

[5].

[6]. Ken­neth M. Pol­lack et al., « Which path to Per­sia ? Options for a new Ame­ri­can stra­te­gy toward Iran » (juin 2009), cité avec réfé­rences plus pré­cises par J. Baud, op. cit., p. 68. La Broo­kings Ins­ti­tu­tion est diri­gée par un cer­tain Nathan Sachs (cf. https://www.brookings.edu/experts/natan-sachs/ ).

[7]. À l’origine de la guerre fran­co-prus­sienne de 1870, Bis­marck ayant pro­cé­dé à un mon­tage des­ti­né – avec suc­cès – à faire entrer en guerre Napo­léon III, jugé, à bon escient, inca­pable de résis­ter vic­to­rieu­se­ment à une agres­sion.

[8]. Sur ce point, J. Baud cite encore Patrick Cohen, à pro­pos de la Syrie, qua­li­fiant, en avril 2018, de « révi­sion­nistes ceux qui remettent en ques­tion la réa­li­té de l’attaque chi­mique impu­tée à el-Assad alors que tout mon­trait qu’elle éma­nait de dji­ha­distes (cf. 216 ss.).

[9]. Un son­dage réa­li­sé en 2019 a mon­tré que « pour 29% des Fran­çais “il est accep­table de défor­mer l’information pour pro­té­ger les inté­rêts de l’État”. […] En d’autres termes, une part impor­tante de la popu­la­tion accepte qu’on lui cache la véri­té » (395–396).

[10]. Ce texte, signé Éric Sau­nier, avait été publié une pre­mière fois en 2001. Cf. https://www.conspiracywatch.info/la-maconnerie-est-elle-a-lorigine-de-la-revolution.html

[11]. https://www.conspiracywatch.info/a‑propos-de-conspiracy-watch

[12]. Cf. https://www.gouvernement.fr/action/contre-la-manipulation-de-l-information

[13]. La Com­mis­sion euro­péenne gère un bureau de pro­pa­gande nom­mé « Figh­ting des­in­for­ma­tion », où se mêlent des conseils élé­men­taires, du genre « méfiez-vous des per­sonnes en ligne affir­mant avoir trou­vé un “trai­te­ment miracle” », et une nette défense de la « ligne » de l’UE, prin­ci­pa­le­ment axée sur les vac­cins : https://ec.europa.eu/info/live-work-travel-eu/coronavirus-response/fighting-disinformation_fr

L’UE dis­pose éga­le­ment d’une sec­tion fran­çaise de « lutte contre la dés­in­for­ma­tion » : https://ec.europa.eu/france/news/desinformation_fr

[14]. « Vous avez un proche qui adhère aux théo­ries du com­plot sur le coro­na­vi­rus ? Racon­tez-nous », 20minutes.fr, 16 novembre 2020.

[15]. Gior­gio Agam­ben écri­vait à ce sujet, le 10 juillet 2020 : « Dans les contro­verses de l’ur­gence sani­taire, deux mots tris­te­ment célèbres sont appa­rus, qui avaient, selon toute évi­dence, pour seul but de dis­cré­di­ter ceux qui, face à la peur qui avait para­ly­sé les esprits, s’en tenaient encore à la pen­sée : “néga­tion­niste” et “conspi­ra­tion”. […] Comme tou­jours dans l’his­toire, il y a des hommes et des orga­ni­sa­tions qui pour­suivent leurs objec­tifs légi­times ou illi­cites et tentent par tous les moyens de les atteindre, et il est impor­tant que ceux qui veulent com­prendre ce qui se passe les connaissent et les prennent en compte. Par­ler, par consé­quent, de conspi­ra­tion n’ajoute rien à la réa­li­té des faits. Mais appe­ler conspi­ra­teurs ceux qui cherchent à connaître les évé­ne­ments his­to­riques pour ce qu’ils sont est tout sim­ple­ment infâme » (https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-due-vocaboli-infami ).

[16]. Julien Cueille, Le symp­tôme com­plo­tiste. Aux marges de la culture hyper­mo­derne (Érès, Tou­louse, juillet 2020, 277 p, 25 €), p. 125.

[17]. Sur cette situa­tion, on peut lire Colin Crouch, Post-démo­cra­tie (Dia­phanes, Zürich, 2013), dénon­çant la main­mise des mul­ti­na­tio­nales sur les sys­tèmes poli­tiques libé­raux, simple ava­tar, à vrai dire, dans l’histoire du sys­tème poli­tique moderne.

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