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Numé­ro 148 : Rien ne sera plus comme avant ?

La crise du coro­na­vi­rus et, sur­tout, les réac­tions qu’elle a sus­ci­tées ont une grande valeur révé­la­trice. Il est incon­tes­table que cette période aura consti­tué un moment impor­tant dans ce XXIe siècle déjà ouvert par le choc du 11 sep­tembre 2001. Évé­ne­ment majeur annon­çant l’accès à un gou­ver­ne­ment mon­dial, ou bas­cu­le­ment dans le chaos ache­vant la décom­po­si­tion post­mo­derne des socié­tés ? Ou peut-être les deux à la fois ? Il est trop tôt pour tran­cher. Encore peut-on émettre quelques remarques et entre­voir la confir­ma­tion de cer­taines ten­dances qui ne man­que­ront pas de peser dans l’avenir. On ne nous en vou­dra pas de prendre pour appui prin­ci­pal le cas de la France, même si des faits com­pa­rables affectent la plus grande par­tie de la pla­nète.

 

L’urgence et l’exception

L’expression « régime d’exception » se réfère immé­dia­te­ment aux mesures de crise sor­tant de la léga­li­té du temps ordi­naire. Il serait plus appro­prié de par­ler de régime d’urgence, que les sys­tèmes consti­tu­tion­nels actuels pré­voient tous sen­si­ble­ment de la même manière, et pour lequel ils se sont d’ailleurs pour la plu­part enga­gés à res­pec­ter des limites défi­nies par un Pacte inter­na­tio­nal[1] [1]. Le pou­voir est alors concen­tré dans la direc­tion de l’État (le pou­voir exé­cu­tif) et peut jouir de pré­ro­ga­tives spé­ciales, géné­ra­le­ment après y avoir été auto­ri­sé par les repré­sen­tants élus du peuple répu­té sou­ve­rain, avant de devoir rendre des comptes sur ses actions au terme d’une période courte mais renou­ve­lable.

Ain­si le recours à l’exception ne consti­tue pas en lui-même une forme cho­quante de vio­la­tion des règles, encore moins une sur­prise, puisque la pos­si­bi­li­té d’y recou­rir est pré­vue dans les textes et sup­po­sée connue de tous. Dans le prin­cipe, les contraintes sont régu­lières du point de vue for­mel, puisque l’urgence peut fon­der la limi­ta­tion des liber­tés habi­tuel­le­ment recon­nues en rai­son des risques, d’ordre sani­taire dans le cas concret. Autre est l’appréciation sus­cep­tible d’être por­tée sur le choix de telle et telle mesure, sur leur exten­sion, leur pro­por­tion, leur géné­ra­li­sa­tion abu­sive et la pos­si­bi­li­té entre­vue de leur main­tien ulté­rieur lorsqu’il sera esti­mé que ces condi­tions d’urgence auront dis­pa­ru[2] [2]. Cela sans omettre le carac­tère dis­cu­table de cer­taines dis­po­si­tions pra­tiques et de la manière bru­tale et sim­pli­fi­ca­trice de les mettre en œuvre. Il s’agit là d’un pro­blème de déci­sion d’opportunité plus que d’une ques­tion de non-confor­mi­té aux normes du régime consti­tu­tion­nel, cen­sées connues et consen­ties de tous.

Le main­tien sans néces­si­té obvie de cer­taines dis­po­si­tions contrai­gnantes au-delà de l’urgence est donc un vrai sujet de pré­oc­cu­pa­tion : on se trou­ve­rait alors en pré­sence d’une vio­la­tion déli­bé­rée avec inten­tion d’imposer un fait accom­pli, un chan­ge­ment de régime ne disant pas son nom, exé­cu­té paral­lè­le­ment au res­pect des règles for­melles, néces­sai­re­ment, dans un tel cas, avec la com­pli­ci­té de beau­coup d’acteurs théo­ri­que­ment indé­pen­dants les uns des autres (juges, majo­ri­té par­le­men­taire, auto­ri­tés admi­nis­tra­tives, médias et ins­tances supra­na­tio­nales). Le cas n’est certes pas inédit[3] [3] et reste pos­sible, même si les gou­ver­ne­ments devront répondre de leurs choix devant les par­tis de leurs propres majo­ri­tés, eux-mêmes dépen­dants d’électeurs for­te­ment per­tur­bés. Cela du moins tant que la for­ma­li­té « démo­cra­tique » demeu­re­ra intou­chée.

Le pro­blème de la péren­ni­sa­tion de l’exception, s’il concerne un ave­nir encore incer­tain, s’est cepen­dant d’abord situé dans le pas­sé.

Toute ques­tion de prin­cipe sur la légi­ti­mi­té du sys­tème consti­tu­tion­nel mise à part, il est atten­du d’un gou­ver­ne­ment qu’il assume ses fonc­tions au béné­fice de l’ensemble des citoyens sur les­quels s’exerce son pou­voir[4] [4], et telle est la rai­son d’être de l’appareil éta­tique qui est pla­cé sous sa res­pon­sa­bi­li­té. Or l’épisode récent, après d’autres anté­rieurs – en France spé­cia­le­ment, notam­ment la manière de mépri­ser le mécon­ten­te­ment popu­laire, ou le per­son­nel hos­pi­ta­lier, ou à l’inverse, l’abstention chro­nique devant l’arrivée mas­sive de migrants, l’abandon des zones de non-droit, le déles­tage des sec­teurs ruraux – s’est carac­té­ri­sé par un ensemble d’approximations, d’explications et de choix contra­dic­toires d’un jour à l’autre, après une longue néga­tion de l’existence d’un péril col­lec­tif grave, pour en arri­ver fina­le­ment à des mesures de contrainte géné­rale faute de dis­po­ser des moyens néces­saires à des options plus tem­pé­rées. Un constat ana­logue a été fait ailleurs qu’en France (Ita­lie, Espagne, Grande-Bre­tagne…).

Durant toute la période, la « com­mu­ni­ca­tion » a cher­ché à camou­fler les carences, le refus d’étendre le dépis­tage et le trai­te­ment pré­coce de la mala­die, de même que l’abandon à leur sort des malades les plus âgés. En revanche, elle s’est effor­cée de créer un cli­mat de peur et de défiance dont la fina­li­té immé­diate était d’empêcher l’engorgement de ser­vices hos­pi­ta­liers ne dis­po­sant pas de la capa­ci­té d’affronter une arri­vée mas­sive de patients. Tout cela montre clai­re­ment que l’incurie qui s’est mani­fes­tée entre décembre 2019 et début mars 2020 n’a été que l’un des aspects de la situa­tion, à côté de la pour­suite d’une atti­tude struc­tu­rante, d’une doc­trine dog­ma­ti­sée depuis des années sous le nom de Nou­velle ges­tion publique, ou New public mana­ge­ment (NPM), l’un des fruits de l’école ultra­li­bé­rale[5] [5]. Une telle ligne de conduite, asso­ciée à une extrême rigi­di­té admi­nis­tra­tive, exclut toute notion de réelle pré­ven­tion des risques. Ce com­por­te­ment est géné­ral, il par­ti­cipe d’une concep­tion uni­voque ; c’est lui qui a déjà conduit à réduire de manière très forte les bud­gets mili­taires (jugés, à tort ou à rai­son, inutiles en condi­tion de vas­sa­li­té), à sup­pri­mer des ser­vices publics « non ren­tables » quels qu’en soient les incon­vé­nients pour ceux qui en ont besoin (la fer­me­ture de nom­breuses mater­ni­tés, d’écoles, de bureaux admi­nis­tra­tifs), etc. Soit dit en pas­sant, on remar­que­ra que même du point de vue de l’utilitarisme, de tels choix en matière de san­té se sont avé­rés aber­rants, puisque les éco­no­mies réa­li­sées en rédui­sant for­te­ment la pré­ven­tion – emplois hos­pi­ta­liers, nombre de lits et d’appareils de réani­ma­tion – entraînent à pré­sent des dépenses com­pen­sa­toires cer­tai­ne­ment bien plus consi­dé­rables pour ten­ter de limi­ter les séquelles éco­no­miques et sociales consé­cu­tives au confi­ne­ment.

Cynisme ou inca­pa­ci­té, la crise a fait appa­raître le per­son­nel mis en pos­ses­sion de l’appareil éta­tique sous des traits peu flat­teurs : légè­re­té, pen­chant au men­songe reven­di­qué comme allant de soi, forts soup­çons de cor­rup­tion. Plus gra­ve­ment, ce même per­son­nel semble étran­ger au reste de la socié­té, cou­pé de ses racines pour vivre dans l’irréalité d’un autre monde que le monde com­mun. On pour­rait ima­gi­ner que les ater­moie­ments gou­ver­ne­men­taux aient répon­du à un choix déli­bé­ré per­met­tant de sus­ci­ter une panique géné­rale apte à faci­li­ter un peu plus tard l’acceptation de mesures « liber­ti­cides ». Sans aller aus­si loin dans le domaine hypo­thé­tique, on admet­tra que la longue inac­tion de nom­breux gou­ver­ne­ments a ren­du accep­table le confi­ne­ment géné­ral et ses lourdes contraintes. La dra­ma­ti­sa­tion obses­sion­nelle de l’événement par les grands médias a en tout cas joué dans ce sens.

Un autre aspect du même phé­no­mène a été l’appel constant et reven­di­qué à l’expertise. C’est une pra­tique nou­velle quant à la publi­ci­té du pro­cé­dé. En effet, de mul­tiples rap­ports d’experts sont fré­quem­ment deman­dés avant cer­taines prises de déci­sion, qu’il s’agisse de rap­ports finan­ciers, de dos­siers éco­no­miques, de son­dages d’opinion, de dos­siers de police, etc. Mais le fait de s’effacer devant la science dans une telle mise en scène média­ti­sée s’explique sans doute autre­ment : comme une volon­té d’adopter des mesures impo­pu­laires posées en néces­si­tés attes­tées par des « savants », au risque d’avouer ain­si une incom­pé­tence, ce qui est une manière de plus de vider la notion de poli­tique de toute sub­stance[6] [6]. En effet, il est impli­ci­te­ment posé que les déci­sions ration­nelles sont celles qui cor­res­pondent à la néces­si­té scien­ti­fi­que­ment éta­blie et non pas à l’engagement per­son­nel de ceux qui ont été inves­tis pour déci­der en accep­tant l’idée de risque[7] [7]. Tou­te­fois le degré d’impopularité des dis­po­si­tions pré­sen­tées comme néces­saires par les experts peut par­fois conduire à pas­ser cer­tains de leurs avis, ce qui en confirme l’instrumentalisation.

Dans le même ordre d’idées, si cer­tains choix poli­tiques accordent aisé­ment la pré­fé­rence au contrôle du peuple plu­tôt qu’à sa sau­ve­garde, notam­ment en matière de sécu­ri­té inté­rieure, c’est en rai­son de la logique d’un sys­tème dans lequel la notion de bien com­mun n’a aucun sens. S’il est une pre­mière forme d’exception per­ma­nente, c’est donc de cela qu’il s’agit, et de longue date : un sys­tème se pré­sen­tant comme poli­tique, mais qui ne part pas de la consi­dé­ra­tion pre­mière de la polis. Un sys­tème dans lequel la pour­suite com­mune du bien est rem­pla­cée par la course à divers pro­fits par­ti­cu­liers, tou­jours atten­tif à s’autolégitimer par la seule invo­ca­tion du res­pect des pro­cé­dures[8] [8]. Bien plus, les pro­cé­dures elles-mêmes tendent à chan­ger de nature en rai­son de la crois­sance ver­ti­gi­neuse des ins­tru­ments. « Désor­mais, la mul­ti­pli­ca­tion des dis­po­si­tifs tech­niques per­met d’imposer un cadre contrai­gnant à la majo­ri­té, en dehors de toute déli­bé­ra­tion. Cela remet en cause l’élaboration de la légi­ti­mi­té démo­cra­tique, jusqu’ici basée sur le contrôle du citoyen et des gou­ver­nants. L’environnement tech­nique de la construc­tion de la contrainte poli­tique s’est modi­fié. L’univers poli­tique ne se construit plus autour de la seule acti­vi­té de l’acteur poli­tique – iden­ti­fié par les figures du citoyen et de son repré­sen­tant –, mais doit désor­mais se subor­don­ner à la contrainte tech­nique. Il en résulte une évo­lu­tion de la légi­ti­mi­té de l’intervention de l’autorité publique.[9] [9] » En ce sens donc, la crise du coro­na­vi­rus révèle in vivo ce que signi­fie et implique la dis­pa­ri­tion d’une figure, déjà fac­tice, du poli­tique, dont cer­tains traits sub­sis­taient, de moins en moins cepen­dant, au pro­fit d’une autre, le mana­ge­ment, qui devient la marque de la moder­ni­té tar­dive. Ce qui aujourd’hui est dénon­cé par beau­coup comme régime d’exception ne l’est que par effet mar­gi­nal. Il s’agit sur­tout de la cla­ri­fi­ca­tion d’une évo­lu­tion entre­prise de longue date[10] [10].

Futu­ribles

Qu’en sera-t-il dans l’avenir ? L’exception « per­ma­nente » a don­né nais­sance à toute une lit­té­ra­ture, soit tech­nique, soit de fic­tion, soit encore de pro­tes­ta­tion idéo­lo­gique. Aban­don du sou­ci poli­tique, pri­mat de la ges­tion et séduc­tion de la tech­nique auto­risent en effet de nom­breuses craintes. Tout au long de cette crise ont été déployés de grands moyens de contrôle des popu­la­tions, trai­tées – peut-être avec un cer­tain réa­lisme afin d’éviter les phé­no­mènes de panique autant que l’indiscipline inhé­rente à l’individualisme, sans le moindre sou­ci d’en appe­ler à la rai­son plu­tôt qu’à la contrainte, selon des méthodes mêlant sur­veillance poli­cière, répres­sion et infan­ti­li­sa­tion. La ten­ta­tion est d’autant plus grande de pro­fi­ter des cir­cons­tances pour accen­tuer l’application de ce mode sim­pli­fié de prise en charge d’un « peuple sou­ve­rain » main­te­nu pour la forme, et dont il semble clair que l’on cherche à ache­ver la mise sous tutelle. Là où la poli­tique, au sens plein de ce terme, se fonde sur la jus­tice (qui, on le sait, consiste à attri­buer à cha­cun ce qui lui est dû), la ges­tion tech­nique sim­pli­fie à l’extrême, uni­fie, apla­tit les dif­fé­rences, traite les ensembles mais n’entre pas dans le détail ni ne fait de sen­ti­ment. Ce qui sub­sis­tait encore de la poli­tique s’efface au pro­fit de la ges­tion des masses[11] [11].

La période récente a favo­ri­sé un bond en avant dans l’utilisation de moyens de contrôle déjà lar­ge­ment dis­po­nibles, d’autant plus qu’elle s’est accom­pa­gnée d’une publi­ci­té mas­sive dont l’effet a été de créer dans la popu­la­tion un cli­mat de peur intense, non sans rap­pe­ler la stra­té­gie du choc mise en évi­dence par Nao­mi Klein[12] [12]. On reste impres­sion­né devant la géné­ra­li­sa­tion mon­diale qua­si totale du pro­cé­dé, deve­nu néces­saire du fait de la conjonc­tion entre l’irresponsabilité ou la len­teur à agir des diri­geants et l’indiscipline des indi­vi­dus.

Dans ces cir­cons­tances sont alors appa­rues les contraintes que tous ont en mémoire, ; avec une cer­taine pré­di­lec­tion pour les moyens poli­ciers et les tech­niques sophis­ti­quées. Les liens sociaux habi­tuels, déjà dégra­dés sous la pous­sée de la mas­si­fi­ca­tion, ont été bru­ta­le­ment cou­pés pour se trans­for­mer en rela­tions à dis­tance (télé­tra­vail, télé­pré­sence, télé­con­sul­ta­tions…), et ont fait l’objet d’intimations d’éloignement phy­sique, créant un cli­mat géné­ral de sus­pi­cion mutuelle, indui­sant des com­por­te­ments d’évitement inédits, encou­ra­geant les dénon­cia­tions de non-confor­mi­té. Tout élé­ment spi­ri­tuel a été exclu de la pré­oc­cu­pa­tion offi­cielle, en France mais pas seule­ment (en Ita­lie notam­ment), exclu­sion bien sym­bo­li­sée par la façon dont on a trai­té les morts[13] [13]. On note que dans tous les cas, l’appel au com­por­te­ment rai­son­nable et la confiance dans la res­pon­sa­bi­li­té des citoyens n’ont pas été pri­vi­lé­giés, ni même invo­qués. Le com­mu­nisme chi­nois, très avan­cé en matière de sur­veillance et de clas­se­ment des indi­vi­dus en fonc­tion de leur degré de sou­mis­sion, est à l’inverse pré­sen­té en modèle d’efficacité. Tout cela nour­rit l’idée que le Meilleur des Mondes est bien proche. Nous n’en sommes plus seule­ment à l’État total, affirme Éric Wer­ner, mais déjà à la socié­té totale : « L’objectif, en l’espèce, est une refonte com­plète du mode et des habi­tudes de vie. L’actuelle pan­dé­mie en offre l’opportunité. On pro­fite du choc ain­si créé (une divine sur­prise) pour avan­cer un peu plus encore dans la voie de l’État total, mais sur­tout pour jeter les bases de la socié­té totale. […] Ubé­ri­sa­tion du tra­vail, télé­mé­de­cine, école numé­rique, “homme aug­men­té”, cer­ti­fi­cat de san­té, confi­ne­ment-décon­fi­ne­ment, appli­ca­tion de tra­cking, eutha­na­sie, reve­nu unique de base : telles en sont les carac­té­ris­tiques[14] [14]». Serait-ce une pro­jec­tion témé­raire ?

Du peuple et de l’Église

Les gad­gets attirent for­te­ment dans notre socié­té tech­no­lo­gique. Tout un mar­ché du contrôle social s’est for­mé depuis long­temps et ne demande qu’à s’étendre, sur­tout quand l’occasion se pré­sente, ce qui est le cas de la période que nous venons de vivre. Des entre­prises de grande enver­gure éla­borent toutes sortes de sys­tèmes d’identification indi­vi­duelle et de recou­pe­ments[15] [15]. Or on ne déve­loppe aucune recherche en vain, ni pour une clien­tèle appe­lée à demeu­rer res­treinte, et c’est le prin­cipe même de la recherche appli­quée, sti­mu­lée par la concur­rence, que d’en étendre indé­fi­ni­ment les pos­si­bi­li­tés. C’est sur­tout un prin­cipe non dis­cu­table pour la tech­nos­cience que tout ce qui peut être réa­li­sé doit être réa­li­sé. Il est donc pro­bable que se mul­ti­plie­ront les inno­va­tions tech­no­lo­giques d’encadrement des indi­vi­dus et d’intrusion dans leur vie, le sec­teur de la san­té étant pro­pice à de telles ini­tia­tives, bien qu’il ne soit certes pas le seul. Mais il ne s’agit là que de la face émer­gée de l’iceberg, car il y a beau temps que de telles actions ont lieu, avec la lente mise en trans­pa­rence de la per­son­na­li­té de ceux qu’elles visent, c’est-à-dire tous. Il n’est que de voir avec quel luxe de moyens s’effectue déjà le pis­tage des clients poten­tiels par Google et Face­book[16] [16]. Si l’on accepte l’idée que la poli­tique des­ti­née à main­te­nir la « vie bonne » a cédé la place à la ges­tion des res­sources humaines, si l’on joint à cela la grande déper­di­tion de la res­pon­sa­bi­li­té des indi­vi­dus dans l’ère du vide post­mo­derne, il reste à com­prendre que la pos­si­bi­li­té d’entrer dans une nou­velle phase de déshu­ma­ni­sa­tion est bien réelle.

Celle-ci est-elle per­çue comme telle, et pour quel motif ? Ou bien sus­cite-t-elle au moins des noyaux de refus ? Faute de son­dages spé­ci­fiques et d’études appro­fon­dies sur le sujet, il convient de res­ter pru­dent dans la réponse, du moins à court terme. Cepen­dant il est facile de com­prendre la réac­tion d’individus noyés dans la masse, dépour­vus de vie inté­rieure et affai­blis dans leurs capa­ci­tés de juge­ment, alors qu’une pro­pa­gande constante incite à la libre défi­ni­tion des valeurs et au rejet de toute contrainte de l’extérieur. Cette illu­sion de la liber­té, plus ou moins assi­mi­lée mais dog­ma­ti­sée dans l’opinion domi­nante, jette une lumière sur les phases suc­ces­sives par les­quelles sont pas­sées les masses pen­dant la pan­dé­mie : dans un pre­mier temps, après le moment ini­tial d’insouciance, ce fut un choc bru­tal, pro­vo­quant une véri­table sidé­ra­tion, une spec­ta­cu­laire plon­gée dans le silence, un  sai­sis­se­ment devant l’impensable deve­nu réa­li­té, notam­ment l’impensable de la mort, tant asep­ti­sée par la pro­pa­gande de masse[17] [17] ; puis est arri­vée une phase de sou­mis­sion aux contraintes impo­sées, avec une sorte de conscience col­lec­tive dont l’éphémère rite ves­pé­ral quo­ti­dien de célé­bra­tion du per­son­nel de san­té a été le moyen d’expression ; enfin, lorsque les mesures les plus rigou­reuses ont com­men­cé à être adou­cies, le rejet des contraintes est réap­pa­ru, sus­ci­tant chez les uns des atti­tudes fron­deuses essen­tiel­le­ment indi­vi­dua­listes, tan­dis que d’autres se sou­met­taient avec zèle intem­pes­tif à la nou­velle dis­ci­pline du jour, le port du masque et les limi­ta­tions spa­tiales.

Illu­sion d’une liber­té défi­nie comme abso­lue auto­dé­ter­mi­na­tion et réa­li­té de la contrainte sociale sont tout sauf contra­dic­toires. Le constat d’être har­ce­lé en per­ma­nence par les publi­ci­tés ciblées à par­tir de consul­ta­tions ou d’achats anté­rieurs ren­force ce sen­ti­ment et agace. Mais cela n’empêche pas d’éprouver par ailleurs un sen­ti­ment de com­mo­di­té, et presque une sorte de fier­té pour notre époque tech­no­lo­gique lorsqu’il est pos­sible de jouir des der­nières « appli­ca­tions », quel que soit le dan­ger de faire l’objet de clas­se­ments en tous genres par les algo­rithmes dont elles viennent enri­chir les don­nées. De la même manière, on a consta­té à quel point la pro­pa­gande récem­ment déployée contre la menace du virus était infan­ti­li­sante, mais ce n’est qu’un fait habi­tuel, appa­rem­ment accep­té sinon appré­cié pour ses effets ras­su­rants[18] [18]. On arrive ain­si à une situa­tion para­doxale, a prio­ri inégale : d’un côté, même plus ou moins per­çue comme une menace à l’encontre de la pri­va­cy, une majo­ri­té se plie, mue par la conscience d’une fata­li­té, mais aus­si par attrait[19] [19], tan­dis que d’autres com­battent avec force la légi­ti­mi­té de cette évo­lu­tion, mais sou­vent par réac­tion libé­rale, liber­ta­rienne ou anar­chiste, et sans consi­dé­ra­tion d’une réelle néces­si­té d’éviter la conta­gion dans les condi­tions concrètes où elle menace. L’analyse des phé­no­mènes « liber­ti­cides » est sou­vent dune grande acui­té, mais assor­tie d’aucune pars construens.

Des per­tur­ba­tions éco­no­miques, avec leurs consé­quences sociales, sont par­tout atten­dues dans l’avenir immé­diat. Même si elles ont lieu, et plus elles pour­raient engen­drer le chaos, plus aus­si devien­drait pro­bable que l’état d’exception per­ma­nente y trouve son compte, non seule­ment parce que c’est encore au Lévia­than que l’on deman­de­ra de gérer la situa­tion, avec les moyens de contrôle dont il dis­pose et selon son esprit propre, mais encore, et au-delà, parce que ce même Lévia­than pour­rait bien acqué­rir la figure nou­velle d’une vaste machine auto­ré­gu­lée. Le phi­lo­sophe ita­lien Gior­gio Agam­ben, dans un entre­tien publié par Le Monde du 28 mars der­nier, a répon­du ain­si à une ques­tion sur le monde d’après : « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seule­ment le pré­sent, mais aus­si ce qui vien­dra après. Tout comme les guerres ont lais­sé en héri­tage à la paix une série de tech­no­lo­gies néfastes, il est bien pro­bable que l’on cher­che­ra à conti­nuer après la fin de l’urgence sani­taire les expé­riences que les gou­ver­ne­ments n’avaient pas encore réus­si à réa­li­ser : que l’on ferme les uni­ver­si­tés et que les cours se fassent en ligne, que l’on cesse une fois pour toutes de se réunir pour par­ler des ques­tions poli­tiques ou cultu­relles et qu’on échange uni­que­ment des mes­sages digi­taux, et que par­tout il soit pos­sible que les machines rem­placent tout contact, toute conta­gion, entre les humains. »

Agam­ben est effrayé par la révo­lu­tion per­ma­nente qui s’annonce. Mais celle-ci est-elle si sur­pre­nante ? L’édification du monde tech­nique qui a aujourd’hui enva­hi toute la vie humaine n’implique-t-elle une per­pé­tuelle fuite en avant, une course inces­sante à l’ajustement excluant toute idée de pause ? Vu ain­si, le chaos est construc­tif, en ce sens qu’il devient la condi­tion de la résorp­tion de l’humain dans la machine[20] [20].

Qui vien­dra s’opposer avec cohé­rence à pareille dégra­da­tion de l’humanité, sans comp­ter les autres régres­sions aux­quelles Agam­ben ne fait pas ici allu­sion, à com­men­cer par l’exclusion de la moindre trace de reli­gion, par­ti­cu­liè­re­ment symp­to­ma­tique dans un moment où la mort vient habi­tuel­le­ment rap­pe­ler à cha­cun sa condi­tion et le sens de son exis­tence ? Qui vien­dra pro­phé­ti­ser contre l’impiété radi­cale de cette nou­velle ten­ta­tive d’ériger la Tour de Babel ? Qui vien­dra cla­mer le retour de la vie humaine vers sa véri­table digni­té ? Il est étrange que la recom­man­da­tion évan­gé­lique de scru­ter les « signes des temps » (Mt 16, 1–4) qui a si sou­vent nour­ri à tort et à tra­vers les dis­cours théo­lo­giques depuis Vati­can II, ait très signi­fi­ca­ti­ve­ment été oubliée, par­fois même rageu­se­ment balayée lorsque cer­tains y ont fait réfé­rence face à la secousse mon­diale que nous connais­sons[21] [21].

 

[1] [22]. Pacte inter­na­tio­nal rela­tif aux droits civils et poli­tiques, 16 décembre 1966.

[2] [23]. Les réac­tions en ce sens ont été mul­tiples. Par­mi elles, par exemple, celle de quatre émi­nents juristes ita­liens dénon­çant la dis­pro­por­tion des mesures de pro­tec­tion contre le virus et la crainte de les voir se trans­for­mer en remise en cause d’un régime nor­mal de vie sociale : https://www.giustiziainsieme.it/it/diritto-dell-emergenza-covid-19/961-la-pandemia-aggredisce-anche-il-diritto [24]. Ce n’est donc pas un fan­tasme de conspi­ra­tion­nistes.

[3] [25]. Cf., entre autres, Grey Ander­son, La guerre civile en France 1958–1962. Du coup d’État gaul­liste à la fin de l’OAS (La Fabrique, 2018), et Chris­tophe Nick, Résur­rec­tion. Nais­sance de la Ve Répu­blique, un coup d’État démo­cra­tique (Fayard, 1999), ou encore Fran­çois Mit­ter­rand, Le coup d’État per­ma­nent (Plon, 1964). Ce der­nier titre s’appliquerait bien pour décrire dif­fé­rentes étapes de l’évolution de l’Union euro­péenne.

[4] [26]. Nul ne le contes­te­ra, bien que, dans le cas de la consti­tu­tion en vigueur en France, ce rap­pel de fina­li­té soit omis : « Le gou­ver­ne­ment déter­mine et conduit la poli­tique de la nation » (art. 20). Long­temps impli­cite, cette neu­tra­li­té des­crip­tive toute posi­ti­viste est évi­dem­ment ouverte sur tous les pos­sibles.

[5] [27]. Une pré­sen­ta­tion de la genèse de ce concept a été don­née par F.-X. Mer­rien, « La Nou­velle Ges­tion publique : un concept mythique », dans la revue cana­dienne Liens social et Poli­tiques, n. 41 (prin­temps 1999), acces­sible sur https://www.erudit.org/fr/revues/lsp/1999-n41-lsp352/ [28]. L’article, déjà ancien, se concluait ain­si : « La Nou­velle Ges­tion publique […] sus­cite la réfé­rence à un para­dis per­du ou à venir : un monde dans lequel les pro­blèmes trou­ve­ront magi­que­ment une solu­tion, un monde dans lequel les besoins seront satis­faits à moindre coût. La Nou­velle Ges­tion publique signi­fie l’évanouissement de l’État ». Tout au moins, pour­rait-on ajou­ter, de ce qui pou­vait sub­sis­ter de lien entre l’appareil dis­po­sant du mono­pole de la contrainte et le bien de la col­lec­ti­vi­té de ses sujets.

[6] [29]. « Gou­ver­ner par l’expertise ne signi­fie donc pas que le gou­ver­ne­ment manque de com­pé­tences en son sein pour prendre les (bonnes ou mau­vaises) déci­sions publiques. […] En revanche, l’expertise per­met sur­tout de jus­ti­fier les choix, les stra­té­gies publiques, en inter­pré­tant le monde comme un envi­ron­ne­ment qui contraint ces choix, sans alter­na­tive » (Chris­tophe Masut­ti, Affaires pri­vées. Aux sources du capi­ta­lisme de sur­veillance, C&F édi­tions, Caen, 2020, ver­sion e‑pub p. 458).

[7] [30]. « Le recours à la cau­tion scien­ti­fique du dis­cours ne cherche qu’à pal­lier l’absence d’autorité et de cré­di­bi­li­té du dis­cours public, etc. », juge Jean-Charles Fro­ment (www.lemonde.fr [31], 1er mai der­nier). Le constat est sans doute fon­dé, mais ne tient pas compte des causes plus loin­taines de cet effa­ce­ment très conforme à l’idéal saint-simo­nien de dépré­cia­tion de l’idée de gou­ver­ne­ment, dans un cli­mat actuel de scep­ti­cisme uni­ver­sel (que valent auto­ri­té et argu­ments au temps de la post­vé­ri­té ?).

[8] [32]. Titre et thème prin­ci­pal de l’analyse de Nik­las Luh­mann dans La légi­ti­ma­tion par la pro­cé­dure (Presses de l’Université de Laval / édi­tions du Cerf, Québec/Paris, 2001), spé­cia­le­ment 1e par­tie, chap. 2, « La légi­ti­mi­té », et 3e par­tie, chap. 3, « L’élection ».

[9] [33]. Bru­no Vil­lal­ba, « De la légi­ti­mi­té démo­cra­tique à la légi­ti­mi­té tech­nique. Le com­por­te­ment anor­mal défi­ni par les dis­po­si­tifs tech­niques », in Jean-Jacques Lave­nue, Bru­no Vil­lal­ba, Vidéo­sur­veillance et détec­tion auto­ma­tique des com­por­te­ments anor­maux. Enjeux tech­niques et poli­tiques, Presses uni­ver­si­taires du Sep­ten­trion, Lille, 2011, p. 88.

[10] [34]. Pour une approche his­to­rique de cette évo­lu­tion, voir Bap­tiste Rap­pin, « Monu­ment roma­no-cano­nique et nou­veau mana­ge­ment public : racines théo­lo­giques et enjeux anthro­po­lo­giques d’une ren­contre », Revue fran­çaise d’administration publique, n. 166 (2018/2), pp. 387–400.

[11] [35]. « En l’espace de quelques décen­nies, les pays déve­lop­pés sont donc pas­sés d’un contrôle social fon­dé sur le lan­gage […] à un contrôle social repo­sant sur la pro­gram­ma­tion com­por­te­men­tale des masses au moyen de la mani­pu­la­tion des émo­tions et de la contrainte phy­sique ». « Grâce à ces nou­veaux outils, les élites poli­tiques des pays indus­tria­li­sés ont ain­si pu faire l’économie de toute forme d’axiologie, de dis­cus­sion sur les valeurs, les idées, le sens et les prin­cipes, pour ne se consa­crer qu’a une tech­no­lo­gie orga­ni­sa­tion­nelle des popu­la­tions » (Comi­té invi­sible, Gou­ver­ner par le chaos, Max Milo, 2010, p. 13).

[12] [36]. Cf. N. Klein, La stra­té­gie du choc. La mon­tée d’un capi­ta­lisme du désastre (Leméac/Actes Sud, Mont­réal-Arles, 2007).

[13] [37]. « Au delà des res­tric­tions qu’impose le régime de confi­ne­ment en matière de pra­tiques reli­gieuses, ce régime porte atteinte à la légi­ti­mi­té de l’autorité nor­ma­tive reli­gieuse en la subor­don­nant de façon expli­cite à l’autorité poli­tique de l’État. Cette subor­di­na­tion est à la mesure du degré de péné­tra­tion du sécu­la­risme dans la socié­té et, au temps du coro­na­vi­rus, elle se mani­feste par la hié­rar­chi­sa­tion bureau­cra­tique des acti­vi­tés sociales en caté­go­ries essen­tielles (auto­ri­sées) et non essen­tielles (inter­dites) » (Alexis Artaud de La Fer­rière, Reli­gion et sécu­la­risme au temps du coro­na­vi­rus, Presses uni­ver­si­taires de Gre­noble, mai 2020, p. 8). L’auteur met l’accent sur les consé­quences à long terme de cette inver­sion des valeurs.

[14] [38]. É. Wer­ner, « Socié­té totale », sur son Avant-Blog (https://ericwerner.blogspot.com/2020/04/societe-totale.html).

[15] [39]. Pour avoir une rapide idée de la pano­plie dis­po­nible – et objet de recherches constantes –, voir, exemple par­mi d’autres : https://www.thalesgroup.com/fr/europe/france/dis/gouvernement/inspiration/biometrie [40]

[16] [41]. Cf. José Mese­guer, « Le cyber­ca­pi­ta­lisme », pp. 30–49 infra.

[17] [42]. Par­mi quelques publi­ca­tions sur le sujet, voir Guillaume Cuchet : « Le virus, ou la mort impré­vi­sible que nous avions oubliée », publiée le 10 avril der­nier dans une tri­bune du Figa­ro : https://www.lefigaro.fr/vox/monde/guillaume-cuchet-le-virus-ou-la-mort-imprevisible-que-nous-avions-oubliee-20200410

[18] [43]. Les recom­man­da­tions concer­nant la manière d’éternuer ou d’utiliser des mou­choirs jetables, adres­sées à une popu­la­tion entière dans des termes ordi­nai­re­ment employés pour apprendre l’hygiène à des enfants en bas âge, a eu quelque chose de pathé­tique mais n’a pas sus­ci­té l’indignation. Dans le même sens, lire Nor­rin R., « En marche vers le mana­ge­ment paren­tal », à pro­pos d’un cer­tain « pro­gramme de sou­tien à la paren­té en ligne » nom­mé Tri­pleP®, sur https://baptisterappin.wordpress.com/2020/05/01/en-marche-vers-le-management-parental/ [44]

[19] [45]. Pierre-Antoine Char­del, Poli­tiques sécu­ri­taires et sur­veillance numé­rique (CNRS édi­tions, 2014), remarque que « [n]ous évo­luons dans un monde où plus les inno­va­tions tech­no­lo­giques sont abou­ties sur le plan scien­ti­fique (plus elles sont “déma­té­ria­li­sées”), moins elles nous incitent à les ques­tion­ner » (p. 4). La remarque s’appliquerait aisé­ment à l’arrivée de la 5G.

[20] [46]. Bap­tiste Rap­pin a four­ni de nom­breux élé­ments de réflexion sur le thème de l’aliénation de la vie humaine à l’organisation mana­gé­riale. Voir De l’exception per­ma­nente. Théo­lo­gie de l’organisation (Ova­dia, Nice, 2018) ; ou par­mi de nom­breux articles « Algo­rithme, mana­ge­ment, crise : le trip­tyque cyber­né­tique du gou­ver­ne­ment de l’exception per­ma­nente‪ », Qua­der­ni n. 96, 2018/2, pp. 103–114.

[21] [47]. Ain­si David M. Neu­haus, s.j., « Il virus è una puni­zione di Dio ? », La Civil­tà cat­to­li­ca, n. 4077 (2 mai 2020), pp. 238–243, s’employant à écar­ter toute inter­pré­ta­tion de la pan­dé­mie et des réac­tions qu’elle a sus­ci­tées comme aver­tis­se­ment pro­vi­den­tiel appe­lant à la conver­sion de l’humanité, et récu­sant les « pro­phètes de mal­heur » qui vou­draient y invi­ter.