Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 147 : la mani­pu­la­tion des masses

Article publié le 19 Avr 2020 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le rejet moderne de l’ordre natu­rel au nom de l’autonomie humaine a théo­ri­que­ment éri­gé l’individu en maître abso­lu de lui-même, ne fon­dant les rela­tions avec ses sem­blables que sur le libre consen­te­ment d’un contrat social offrant plus d’avantages que de charges. En fai­sant voler en éclats les liens com­mu­nau­taires de type tra­di­tion­nel, le contrac­tua­lisme a peut-être ain­si don­né aux indi­vi­dus l’impression d’une libé­ra­tion, mais en réa­li­té il en a fait des iso­lats au sein d’une masse indis­tincte. Comme l’a sou­li­gné Han­nah Arendt, « une socié­té de masse n’est rien de plus que cette espèce de vie orga­ni­sée qui s’établit auto­ma­ti­que­ment par­mi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rap­ports entre eux mais ont per­du le monde autre­fois com­mun à tous[1] ». Même si le contrat social n’est qu’une fic­tion, même si les sur­vi­vances de la com­mu­nau­té poli­tique natu­relle ont oppo­sé une longue résis­tance, il a fal­lu tou­jours plus recher­cher l’unité sociale par d’autres moyens que la direc­tion pro­pre­ment poli­tique d’une auto­ri­té que légi­time la pour­suite de la jus­tice et de la paix. D’autre part, les oli­gar­chies déten­trices du pou­voir à l’abri de l’hypothétique « démo­cra­tie » ont, depuis l’aube de ce régime, cher­ché des moyens d’orienter le peuple sou­ve­rain dans leur sens.

Et désor­mais ce cli­mat de men­songe et de pres­sions en tous sens est notre lot quo­ti­dien, qu’il s’agisse de jus­ti­fier l’agression de l’Irak en rai­son de la déten­tion d’armes de des­truc­tion mas­sive sup­po­sées déte­nues par ce pays, du mira­cu­leux détour­ne­ment du nuage de Tcher­no­byl, et de tant d’autres cam­pagnes d’opinion à base de faits inven­tés ou tron­qués offerts aux masses comme autant d’évidences objec­tives. La mani­pu­la­tion des masses est aujourd’hui inhé­rente à l’État de droit, mais elle n’a de nou­veau­té que son ampleur.

Dans cette opé­ra­tion qua­si-per­ma­nente, deux par­ties sont en jeu : l’action elle-même de mani­pu­la­tion, et les masses dont l’existence et les carac­tères propres consti­tuent la condi­tion sine qua non de suc­cès.

À la fin du XIXe siècle, en 1895, Gus­tave Le Bon avait publié un ouvrage, consi­dé­ré comme un clas­sique, La psy­cho­lo­gie des foules[2]. Mais si les phé­no­mènes d’emportement col­lec­tif (des assem­blées par­le­men­taires aux émeu­tiers de la faim) et du sur­gis­se­ment des meneurs y sont ana­ly­sés avec acui­té, foule et masse se dis­tinguent, et ce n’est que de façon occa­sion­nelle que leur ana­lo­gie peut appa­raître. On peut noter en par­ti­cu­lier qu’une foule est néces­sai­re­ment for­mée par la réunion de gens phy­si­que­ment proches les uns des autres, alors qu’il n’en va pas de même, sinon acci­den­tel­le­ment, d’un très grand nombre d’individus ordi­nai­re­ment dis­per­sés et sépa­rés, et pour­tant uni­fiés par les mêmes sté­réo­types au point de sem­bler être à cer­tains égards tous pareils. Or c’est là le trait domi­nant de la socié­té de masse.

Cette réa­li­té a été per­çue depuis un bon siècle et d’abord déplo­rée comme un pro­ces­sus de déca­dence de la civi­li­sa­tion. Telle fut la posi­tion d’un Orte­ga y Gas­set, auteur de La révolte des masses[3]. Le phi­lo­sophe espa­gnol voyait en « l’homme mul­ti­tu­di­naire », ou « l’homme masse », un indi­vi­du dont le type est répé­té à l’identique sous d’innombrables visages, atta­ché au confort, enthou­siaste de la tech­nique et mes­quin dans ses ambi­tions. L’analyse reste lit­té­raire et déplo­ra­tive, mais elle a l’avantage de for­mu­ler la nou­veau­té d’un phé­no­mène de déci­vi­li­sa­tion qui ne ces­se­ra de se pré­ci­ser tout au long du siècle.

Plus tard, après la fin de la Seconde Guerre mon­diale, le socio­logue belge Hen­ri De Man, sera lui aus­si frap­pé par l’appauvrissement humain cau­sé par l’entrée dans l’ère des masses. « Le signe dis­tinc­tif essen­tiel d’une masse sociale […]est donc, en termes néga­tifs, l’absence de dif­fé­ren­cia­tion indi­vi­duelle, d’initiative, d’originalité et de conscience. La masse est quan­ti­té sans qua­li­té. Elle n’est pas sujet mais objet, au sens hégé­lien de ces mots. Même lorsqu’elle croit pous­ser, c’est encore elle qu’on pousse. Sauf dans les cas peu nom­breux où elle inter­vient en tant que gran­deur phy­sique, les sujets vivants qui la com­posent ne sont que de simples uni­tés sta­tis­tiques qui se résolvent en chiffres. Elle n’est pas active, mais seule­ment récep­tive ; elle n’agit pas, elle se contente de réagir[4]. »

C’est pour­quoi le concept de masse est dis­tinct de celui de peuple ou même de classe. Son homo­gé­néi­té est essen­tiel­le­ment d’ordre psy­cho­lo­gique, néga­tif en même temps que quan­ti­ta­tif, et s’entend par delà toute espèce de diver­si­té d’appartenance sociale ou d’autres fac­teurs de dif­fé­ren­cia­tion, de l’ordre de la reli­gion, du métier, des moyens finan­ciers, etc. « La masse étant essen­tiel­le­ment carac­té­ri­sée par un com­por­te­ment non pas auto­nome, mais réac­tif, tout homme appar­tient à une masse dans la mesure où il subit avec d’autres l’action de forces étran­gères qui déter­minent son com­por­te­ment[5]. » En ce sens la masse n’a rien à voir avec le niveau cultu­rel ou la richesse ou la pau­vre­té de ceux qui la com­posent, mais seule­ment avec le fait de réagir col­lec­ti­ve­ment à cer­tains sti­mu­li. De Man inter­prète la réac­ti­vi­té dont il parle comme du gré­ga­risme, forme dégé­né­rée du bon­heur d’être ensemble, natu­rel dans une socié­té tra­di­tion­nelle aux fon­de­ments reli­gieux, deve­nu atti­tude d’imitation propre aux conglo­mé­rats d’individus répu­tés auto­nomes mais contraints de se sou­mettre tous ensemble à des lois. Le constat est fon­dé mais l’analyse s’en tient là.

Cher­chant les ori­gines du phé­no­mène de mas­si­fi­ca­tion, De Man ne s’intéresse pas aux causes poli­tiques ultimes, mais il accorde beau­coup d’importance au sys­tème éco­no­mique condui­sant à la pro­duc­tion en série, à la consom­ma­tion de masse, avec leur stan­dar­di­sa­tion et sa baisse géné­rale de qua­li­té asso­ciée. Il en accorde aus­si au sys­tème tech­nique de l’information et à l’effet de déso­rien­ta­tion pro­duit par la sur­abon­dance et la rapi­di­té de ses pro­duc­tions – on ajou­te­rait main­te­nant l’artificialité de la mise en scène –, d’où « une sur­es­ti­ma­tion du quan­ti­ta­tif pur et […] une sim­pli­fi­ca­tion des juge­ments, qui sont la marque de l’infantilisme intel­lec­tuel de la masse[6]. » Fina­le­ment le socio­logue voit le fac­teur le plus puis­sant de l’emprise sur les masses dans la pro­pa­gande et la publi­ci­té (alors dénom­mée la « réclame »), qui sont deux formes de la même réa­li­té. « Un des triomphes de la tech­nique moderne est la fabri­ca­tion d’une foule ou d’une masse invi­sible au moyen de la réclame et de la pro­pa­gande. Le fait que l’influence ain­si exer­cée échappe en grande par­tie à la conscience des inté­res­sés la rend par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace. Cha­cun sait que la réclame atteint son but dans la mesure où elle réus­sit par la sug­ges­tion à se frayer un che­min jusqu’à ces régions du sub­cons­cient où se forment les asso­cia­tions d’idées d’ordre affec­tif. Pour par­ve­nir à ses fins, la pro­pa­gande ne pro­cède pas autre­ment. Elle s’adresse moins au sens cri­tique qu’aux facul­tés affec­tives et à l’automatisme des asso­cia­tions d’idées for­mées par la répé­ti­tion et l’habitude[7]. »

La masse est l’envers du peuple, ce qu’il en reste après son déman­tè­le­ment. Elle n’est cepen­dant l’objet des sol­li­ci­tudes de  mani­pu­la­teurs que si elle pos­sède une cer­taine sta­bi­li­té : l’emprise sur les mul­ti­tudes de per­sonnes dépla­cées qui cir­culent en ce moment de par le monde, et pas seule­ment en Europe, ne passe pas le cap de l’exploitation par des bandes cri­mi­nelles ou des groupes d’intérêt qui s’en servent ou les infiltrent, mais ne peuvent pas en tirer plus qu’une gêne ou une menace pour les pays qui les accueillent ou en subissent la pré­sence de fait. Au mieux, si l’on peut dire, ce sont des masses de manœuvre, mais non l’objet direct d’une prise en charge. Celle-ci pour­ra éven­tuel­le­ment inter­ve­nir ulté­rieu­re­ment, lorsqu’une cer­taine sta­bi­li­sa­tion aura été obte­nue. L’étude de la pro­pa­gande per­met d’en com­prendre aisé­ment la rai­son.

 

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Dans ce registre, un pas en avant a été effec­tué par Jacques Ellul dans son maître livre Pro­pa­gandes[8], qui fait droit à de nom­breux tra­vaux socio­lo­giques en même temps qu’il apporte des ana­lyses per­son­nelles très détaillées. Par « pro­pa­gande », Ellul entend deux réa­li­tés dis­tinctes, ou mieux, deux aspects dis­tincts de la même réa­li­té, l’un actif, cor­res­pon­dant à l’idée com­mune d’une action exer­cée par les uns sur les autres en vue d’obtenir une adhé­sion, ou des actes, et l’autre pas­sive, puis à son tour active, une récep­tion par les sujets qui en sont la cible, mais qui, dans des cir­cons­tances déter­mi­nées, finissent par éprou­ver le besoin d’être « pro­pa­gan­dés », et se trans­forment donc à leur tour en relais de la pro­pa­gande. Ce pro­ces­sus affecte tout par­ti­cu­liè­re­ment la socié­té de masse, qui est aus­si et tou­jours plus une socié­té tech­ni­cienne, une socié­té du temps réel, dans laquelle la mani­pu­la­tion de masse peut faire l’objet, pour une part du moins, d’un fonc­tion­ne­ment auto­ré­gu­lé.

« Pour que la pro­pa­gande réus­sisse, il faut d’abord que la socié­té réponde à un double carac­tère com­plé­men­taire : qu’elle soit une socié­té indi­vi­dua­liste et une socié­té de masse. On a sou­vent l’habitude d’opposer ces deux carac­tères, en consi­dé­rant que la socié­té indi­vi­dua­liste et celle où l’individu est affir­mé comme une valeur au-des­sus des groupes, où l’on tend à détruire les groupes qui limitent les res­pon­sa­bi­li­tés d’action de l’individu, alors que la socié­té de masse est néga­trice de l’individu, et le “consi­dère comme un numé­ro”. Mais cette oppo­si­tion est idéo­lo­gique, élé­men­taire. En fait, une socié­té indi­vi­dua­liste ne peut se struc­tu­rer qu’en tant que socié­té de masse, parce que le pre­mier mou­ve­ment de libé­ra­tion de l’individu consiste à rompre les micro-groupes, ins­ti­tu­tion orga­nique de la socié­té glo­bale. Dans cette rup­ture, l’individu s’affranchit bien de la famille, du vil­lage, de la cor­po­ra­tion, de la paroisse, de la confré­rie, mais pour se trou­ver en pré­sence de la socié­té glo­bale, direc­te­ment. Et, par consé­quent, la col­lec­tion d’individus, indé­pen­dants de struc­tures locales vivantes, ne peut jamais être qu’une socié­té de masse, non orga­ni­que­ment struc­tu­rée. Réci­pro­que­ment, une socié­té de masse ne peut qu’être à base d’individus, c’est-à-dire d’hommes pris dans leur soli­tude et leur iden­ti­té réci­proque[9]. »

La des­truc­tion des liens sociaux orga­niques opé­rée déli­bé­ré­ment à par­tir de la Révo­lu­tion fran­çaise et main­te­nue, tant par la pré­ten­tion éta­tique au mono­pole que par la logique de l’économie libé­rale, a donc été la condi­tion sine qua non de l’apparition d’un indi­vi­du pré­ten­du­ment maître de lui-même et auteur sou­ve­rain de sa propre loi, mais en même temps uni­té élé­men­taire d’une masse indis­tincte, aus­si iso­lé qu’abstrait. C’est donc sur ce ter­rain qu’arrive à point nom­mé la pro­pa­gande – euphé­mi­sée en publi­ci­té, infor­ma­tion, com­mu­ni­ca­tion publique… –, laquelle ne s’adresse pas à cette masse sans visage, mais à cha­cun de ceux qui la com­posent, en vue d’obtenir adhé­sion et sou­mis­sion.

Jacques Ellul a tra­vaillé ce sujet à par­tir de consi­dé­ra­tions sur la socié­té anté­rieure à 1968, mais c’est a for­tio­ri que son ana­lyse de l’individu iso­lé, matière pre­mière de la machine de pro­pa­gande, est fon­dée alors qu’est appa­ru le déso­cia­li­sé post­mo­derne. D’autre part il a pui­sé beau­coup d’exemples dans le com­mu­nisme sovié­tique et chi­nois, et res­treint le rap­port entre démo­cra­tie et pro­pa­gande au rôle des médias (jus­te­ment dénom­més à l’origine mass media of com­mu­ni­ca­tion) et au contrôle cen­tral de l’information. Les temps ont chan­gé et désor­mais, au sein d’une socié­té de masse ren­for­cée et ten­dant à l’universalité pla­né­taire, les phé­no­mènes iden­ti­fiés dans Pro­pa­gandes ont dépas­sé, dans la même direc­tion cepen­dant, tout ce que l’auteur avait alors pu ima­gi­ner. Nous sommes à l’heure de la post-véri­té, de la des­truc­tion des fonc­tions élé­men­taires de la pen­sée et de l’injonction de vivre contre-nature en tous domaines, tout cela tan­dis que se géné­ra­lisent les pro­cé­dés tech­niques de com­mu­ni­ca­tion ren­for­çant l’anonymat et, en dépit de cer­taines appa­rences sub-com­mu­nau­taires, l’isolement des indi­vi­dus trans­for­més en citoyens du monde.

Il faut donc prendre les nota­tions de Jacques Ellul en les ampli­fiant. À cet égard, on peut rete­nir les quatre élé­ments clés qu’il indique : la néces­si­té de rendre mobiles les indi­vi­dus, le pri­mat accor­dé à l’orthopraxie sur l’orthodoxie (idéo­lo­gique), les réflexes condi­tion­nés, la « pro­pa­gande hori­zon­tale ».

Les deux pre­miers points sont très aisés à illus­trer dans la période récente, avec, par exemple, le thème du chan­ge­ment cli­ma­tique, l’acceptation contrainte de la nor­ma­li­té de l’homosexualité, l’acclimatation de l’idéologie du genre, de la « mixi­té sociale » et de l’excellence du métis­sage uni­ver­sel… Ellul retient le tan­dem mobi­li­té (brouillage inces­sant de l’échelle des valeurs par déta­che­ment de tout lien à la nature, rup­ture des liens avec le pas­sé et réécri­ture de l’histoire) et mythe, « image motrice glo­bale[10] » sans conte­nu concret mais sus­cep­tible de pous­ser à l’action dans un sens pré­dé­fi­ni, mythe qui lui-même doit connaître les trans­for­ma­tions suc­ces­sives afin de main­te­nir la mobi­li­té néces­saire. Que l’on songe par exemple à la poten­tia­li­té d’un slo­gan comme « sau­ver la Pla­nète »… Quant aux réflexes condi­tion­nés, jouant sur la peur (du ban­nis­se­ment) et la recon­nais­sance sociale, la géné­ra­li­sa­tion du lan­gage « inclu­sif », avec ses bar­ba­rismes ridi­cules et ses absurdes com­pli­ca­tions, donne une illus­tra­tion très claire de la péren­ni­té des méthodes pav­lo­viennes.

Les deux autres fac­teurs assu­rant la mobi­li­té men­tale et com­por­te­men­tale des indi­vi­dus mas­si­fiés, le pri­mat de l’ortho­praxie et la pro­pa­gande hori­zon­tale, sont essen­tiels à prendre en compte, car ils sont plus sour­nois que la pro­pa­gande exer­cée « à l’ancienne », à base de slo­gans assé­nés à par­tir de centres émet­teurs dont l’origine est facile à loca­li­ser, en direc­tion de popu­la­tions bien iden­ti­fiées, comme par exemple des tracts jetés par avion sur le camp enne­mi pour inci­ter à la déser­tion. L’orthopraxie, elle, cor­res­pond au « poli­ti­que­ment cor­rect », et elle s’adresse à une popu­la­tion entière, poten­tiel­le­ment au monde entier. À ce pro­pos, Ellul affirme qu’une pro­pa­gande qui n’obtient pas du sujet auquel elle s’applique un enga­ge­ment com­plet n’est qu’un  enfan­tillage. Il s’agit donc de le faire entrer dans un pro­ces­sus après un consen­te­ment ini­tial, fût-il tacite ou accor­dé par inad­ver­tance parce que « c’est comme ça qu’on dit, ou qu’on fait main­te­nant ». Le pri­mat de la praxis a ain­si une grande force cor­rup­trice. La mode, par exemple, en est un domaine d’application pri­vi­lé­gié, qu’il s’agisse des vête­ments, des atti­tudes affec­tées, de la bana­li­sa­tion des gros­siè­re­tés et des tics de lan­gage, etc.

Quant à la pro­pa­gande hori­zon­tale, elle est comme l’envers de la même médaille : la « ligne » n’est plus impo­sée par des relais ver­ti­caux au ser­vice d’un centre de déci­sion, ou plus seule­ment, elle se trans­met sim­ple­ment par la voie du gré­ga­risme auquel fai­sait allu­sion Hen­ri De Man. Chaque « pro­pa­gan­dé » devient à son tour un pro­pa­gan­diste, un agent du confor­misme. Jacques Ellul revient sur la ques­tion en évo­quant les films amé­ri­cains dans les­quels le réa­li­sa­teur n’a pas pour fin déli­bé­rée de célé­brer les États-Unis : « L’élément de pro­pa­gande se trouve dans le fait que cet Amé­ri­cain, dans son film, sans le savoir, exprime le mode amé­ri­cain de vivre et c’est ce mode amé­ri­cain de vivre (dont il est péné­tré et qu’il exprime dans ce film) qui consti­tue l’élément de pro­pa­gande[11]. » Que dire alors des séries, non plus seule­ment pro­pa­ga­trices de l’Ame­ri­can way of life, mais des déso­lantes dis­trac­tions offertes aux masses par le nou­vel ordre mon­dial.

Pour clore sur ces brefs emprunts à Jacques Ellul, ce der­nier apporte deux obser­va­tions concer­nant les sujets récep­teurs et retrans­met­teurs de la pro­pa­gande. D’une part, l’individu doit avoir un mini­mum de culture pour pou­voir se sou­mettre à celle-ci et sur­tout s’en faire l’écho. Motif ? Il doit pou­voir pen­ser qu’il est à l’abri de toute illu­sion, de par son QI éle­vé. « Déjà, parce qu’il est convain­cu de sa supé­rio­ri­té, l’intellectuel est bien plus vul­né­rable qu’un autre à cette pul­sion[12]. » La seconde remarque concerne une dis­po­si­tion psy­cho­lo­gique par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuse, qui pro­vient de la condi­tion même de l’homme mas­si­fié, lequel est un être fré­quem­ment débor­dant d’activité, mais aus­si un homme vide. « Il est très occu­pé, mais affec­ti­ve­ment et inté­rieu­re­ment, il est vacant […] La soli­tude, la soli­tude en masses est une épreuve, la plus ter­rible peut-être de l’homme moderne. Cette soli­tude  où l’on ne peut rien par­ta­ger, ou le dia­logue vrai est impos­sible […][13] ». Cause ou fac­teur d’accélération, elle est for­te­ment pro­pice à un véri­table « besoin de pro­pa­gande », une addic­tion qui, en cas d’arrêt, pro­voque désar­roi et sen­ti­ment de déré­lic­tion. Ce qui veut dire que la pro­pa­gande, enten­due dans son sens le plus large, a tenu le rôle d’une âme de sub­sti­tu­tion ; lorsque celle-ci cesse de sou­te­nir l’homme de masse, ce der­nier n’existe plus. On com­prend alors aisé­ment le suc­cès du coa­ching et d’autres tech­niques simi­laires, qui pul­lulent aujourd’hui, et dont la fonc­tion est en fait de réin­té­grer dans le cou­rant l’individu en perte de lui-même[14].

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Il est bien nor­mal que la connais­sance de telles réa­li­tés n’ait pas été le fait de leurs seuls détrac­teurs. Tout au contraire, la ges­tion des masses, de l’opinion publique jusqu’au fichage du moindre geste de la clien­tèle, ou la sur­veillance de tous les ins­tants d’un per­son­nel dont on recherche l’optimisation, le contrôle social en géné­ral, sont autant de champs d’investigation en constant pro­grès, dans le cadre de sciences appli­quées, c’est-à-dire conduites ins­tru­men­ta­le­ment en vue de cer­tains résul­tats à obte­nir, et s’inspirant des pos­tu­lats phi­lo­so­phiques les plus adé­quats à leurs recherches. Ces bases phi­lo­so­phiques ne sont que des exten­sions de l’anthropologie maté­ria­liste qui a com­men­cé de se for­mu­ler au XVIIIe siècle, qui voyaient dans l’homme une méca­nique à dis­sé­quer pour mieux la diri­ger. Une nébu­leuse scien­ti­fique s’est consti­tuée à par­tir de quelques écoles psy­cho­lo­giques théo­riques ou expé­ri­men­tales : la psy­cha­na­lyse, le beha­vio­risme, l’école d’Ivan Pav­lov en Rus­sie d’avant et après la Révo­lu­tion, le beha­vio­risme (ou com­por­te­men­ta­lisme) essen­tiel­le­ment amé­ri­cain, la Ges­talt­theo­rie (psy­cho­lo­gie de la forme) ger­ma­no-amé­ri­caine. De l’ensemble se dégage une même idée du psy­chisme humain, les dif­fé­rences entre les divers cou­rants por­tant sur les méthodes et sur les appli­ca­tions pra­tiques, mais ne font pas obs­tacle, au contraire, à l’élaboration d’une culture com­mune dans ce domaine par­ti­cu­lier. Cer­tains auteurs ont tenu un rôle de pion­niers, dans une large moi­tié du XXe siècle.

Ain­si Serge Tcha­kho­tine (1883–1974), avec Le viol des foules par la pro­pa­gande poli­tique, publié en 1939 et mis à jour par la suite[15]. Son inten­tion ini­tiale était de dénon­cer les méthodes employées par le régime nazi, mais aus­si de leur oppo­ser une contre-pro­pa­gande. L’auteur, qui avait été l’assistant de Pav­lov à Lénin­grad, ne s’est pas inté­res­sé qu’à la pro­pa­gande poli­tique, mais aus­si à la ges­tion et à la ratio­na­li­sa­tion du tra­vail dans l’industrie et la recherche. Sa grande réfé­rence scien­ti­fique est ce qu’il nomme la « psy­cho­lo­gie objec­tive », expres­sion sous laquelle il range la plu­part des écoles empi­ri­co-maté­ria­listes et pas seule­ment celle de Pav­lov. On trouve dans Le viol des foules une large pré­sen­ta­tion des cou­rants de la psy­cho­lo­gie et de leurs appli­ca­tions sociales, aus­si bien qu’un ensemble de consi­dé­ra­tions pra­tiques sur les slo­gans, l’utilisation des images, la trans­for­ma­tion du voca­bu­laire, la répar­ti­tion entre la contrainte et l’attrait, tant dans le domaine poli­tique que dans celui de la publi­ci­té ou de la dyna­mi­sa­tion du tra­vail, si bien que, en défi­ni­tive, l’ouvrage se trans­forme en vade-mecum de mani­pu­la­tion des masses. Cer­taines for­mules sont très claires, comme celle-ci par exemple : « Pour pou­voir pré­voir les réac­tions des masses humaines à telle ou telle exci­ta­tion col­lec­tive et pour savoir diri­ger ces masses vers des buts qu’on se pro­pose, il faut non seule­ment se fami­lia­ri­ser avec les traits carac­té­ris­tiques – natio­naux et pro­fes­sion­nels – de ces masses, mais aus­si connaître la psy­cho­lo­gie des masses et des foules en géné­ral.[16] »

Dans cette voie, qui fonc­tionne aujourd’hui à plein régime, d’autres pion­niers ont contri­bué à trans­for­mer l’art de la pro­pa­gande en moyen « scien­ti­fique » de lutte contre la résis­tance au chan­ge­ment. Ain­si, pour Edward Ber­nays, neveu de Freud et fon­da­teur du pre­mier cabi­net de public rela­tions, « le grand enne­mi de toute ten­ta­tive visant à chan­ger les habi­tudes des gens est l’inertie[17] ». En 1947, tan­dis que son contem­po­rain Wal­ter Lipp­mann, conseiller en ges­tion de l’opinion publique des pré­si­dents Wil­son et Roo­se­velt puis de la CIA, sert de men­tor à la grande presse amé­ri­caine[18], Ber­nays publie un article dans une revue scien­ti­fique, au titre clai­re­ment évo­ca­teur, « The engi­nee­ring of consent ». « Aujourd’hui, écrit-il, il est impos­sible de sous-esti­mer l’importance de l’ingénierie du consen­te­ment. Elle affecte presque cha­cun des aspects de notre vie quo­ti­dienne. Lorsqu’elle est uti­li­sée pour des objec­tifs sociaux, elle est par­mi les meilleures contri­bu­tions au fonc­tion­ne­ment effi­cace d’une socié­té moderne.[19] » Quant à la « dyna­mique de groupe » mise au point par Kurt Lewin, ini­tia­le­ment pour aider l’administration amé­ri­caine à faire chan­ger les habi­tudes ali­men­taires des citoyens, elle vise ouver­te­ment la mani­pu­la­tion des indi­vi­dus dans, et par le moyen des petits groupes[20]. Tous ces efforts ont engen­dré, par recou­pe­ments et déve­lop­pe­ments suc­ces­sifs, une véri­table indus­trie de la mani­pu­la­tion au ser­vice des plus offrants.

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On remarque que l’espace dans lequel se sont éla­bo­rées toutes ces recherches appli­quées a prin­ci­pa­le­ment été celui des États-Unis, ordre consti­tu­tion­nel fon­ciè­re­ment contrac­tuel, en même temps que grande puis­sance conqué­rante, d’abord éco­no­mique et com­mer­ciale avant d’être mili­taire. Depuis les len­de­mains de la Seconde Guerre mon­diale, ces pro­cé­dures ont enva­hi le monde, signe mani­feste de son amé­ri­ca­ni­sa­tion.

Il peut paraître sin­gu­lier que des tech­niques d’emprise sur les popu­la­tions se soient ain­si expo­sées à ciel ouvert. La réponse tient à la nature du régime poli­tique éta­bli sur la sou­ve­rai­ne­té d’une mul­ti­tude d’individus en prin­cipe indé­pen­dants les uns des autres, et for­mant une masse indis­tinctes. Cette mul­ti­tude appelle un contrôle social, non seule­ment comme ten­ta­tion des élites oli­gar­chiques lan­cées dans la chasse aux voix, mais sur­tout comme néces­si­té vitale du fait de l’inexistence poli­tique des masses[21]. Long­temps, dans la mesure où les sur­vi­vances de l’ancienne socié­té sub­sis­taient, l’appareil d’État « de droit » pou­vait suf­fire à assu­rer la tran­quilli­té de l’oligarchie par un main­tien de l’ordre admi­nis­tra­tif et poli­cier. L’évolution dans le sens d’une effec­tive socié­té d’individus pro­fon­dé­ment mas­si­fiés, jointe à la recom­po­si­tion des struc­tures éta­tiques exige, sans sup­pri­mer la pres­sion ins­ti­tu­tion­nelle, d’effectuer un pas en avant dans la ges­tion psy­cho­lo­gique, ce que faci­lite désor­mais consi­dé­ra­ble­ment l’apparition des nou­velles « tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion » (NTIC), arri­vées à point nom­mé pour  ten­ter de sur­mon­ter le chaos.

[1]. H. Arendt, La crise de la culture, coll. « Folio », Gal­li­mard, 2000, p. 120.

[2]. Nou­velle édi­tion, pré­sen­tée par Otto Kli­ne­berg : PUF, 1963.

[3]. Ori­gi­nal : La rebe­lión de las masas (1929); trad. fr. Stock, 1937.

[4]. H. De Man, L’ère des masses et le déclin de la civi­li­sa­tion (Flam­ma­rion, 1951, p. 44). Cet auteur, atti­ré par le mar­xisme, deve­nu ensuite adepte de l’organisation (pla­niste), plus tard, du gou­ver­ne­ment mon­dial, a eu outre-Quié­vrain une double car­rière uni­ver­si­taire et poli­tique, cette der­nière assez tour­men­tée.

[5]. Ibid., p. 45.

[6]. Ibid., p. 84.

[7]. Ibid., p. 50.

[8]. Eco­no­mi­ca, 1990.

[9]. J. Ellul, Pro­pa­gandes, op. cit., p. 107.

[10]. Ibid., p. 43

[11]. Ibid., p. 78.

[12]. Pro­pa­gandes, op. cit., p. 129. Pour évi­ter le piège, il fau­drait à l’intellectuel en ques­tion prendre au sérieux la parole de saint Paul : « Ain­si donc que celui qui croit être debout prenne garde de tom­ber. » (1 Cor 10,12)

[13]. Ibid., p. 167.

[14]. Par­mi d’assez nom­breuses études sur le sujet, on peut se repor­ter à Valé­rie Bru­nel, Les mana­gers de l’âme (La Décou­verte, 2e éd. 2016).

[15]. Der­nière réédi­tion : Gal­li­mard, coll. « Tel », 2015. Nous uti­li­sons ici la 10e édi­tion (1952).

[16]. S. Tcha­kho­tine, op. cit., p. 143.

[17]. E. Ber­nays, Pro­pa­gan­da, Live­right, New York, 1928, dis­po­nible sur archive.org, p. 99. Édi­tion en tra­duc­tion fran­çaise : Pro­pa­gan­da. Com­ment mani­pu­ler l’opinion en démo­cra­tie, Lux, Mont­réal, 2008.

[18]. Cf. Nico­las Huten, « Néo­li­bé­ra­lisme et contrainte sociale », Catho­li­ca n. 145 (Automne 2019), pp. 57–63, à pro­pos d’un ouvrage de Bar­ba­ra Stie­gler oppo­sant Wal­ter Lipp­mann et John Dewey.

[19]. E. Ber­nays, « The engi­nee­ring of consent », Annals of the Ame­ri­can Aca­de­my of Poli­ti­cal and Social Science (mars 1947), ver­sion lisible sur https://archive.org/details/ERIC_ED272981/page/n7/mode/2up

[20]. Cf. K. Lewin, Resol­ving social conflicts. Selec­ted papers on group dyna­mics, Har­per, New York, 1945.

[21]. L’aventure, ou la mésa­ven­ture, des Gilets jaunes en offre une sai­sis­sante illus­tra­tion. Voir sur ce sujet  l’ouvrage, par ailleurs para­doxal à l’excès, de Sté­phane Bon­net, Les lois de la déso­béis­sance, PUF, coll. « Éman­ci­pa­tions », décembre 2019.

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