Revue de réflexion politique et religieuse.

Mariage chré­tien et imma­tu­ri­té

Article publié le 4 Nov 2019 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En réponse à Phil­lipe de Labriolle et Luis Maria de Ruschi, à pro­pos des écrits récents de Claude Jean­tin. Claude Jean­tin, avo­cat ecclé­sias­tique (Lyon), a publié dans l’Année Cano­nique 2016 (Letou­zey et Ané Ed., Tome LVII, pp. 39–71), un impor­tant article sur le thème « Imma­tu­ri­té Post­mo­derne et Contre­fa­çons du Mariage » ; en sep­tembre der­nier, une mono­gra­phie déve­lop­pée sur le même sujet (« L’immaturité devant le Droit Matri­mo­nial de l’Église », même édi­teur, 428 p.). Dans le numé­ro 143 de Catho­li­ca (pp. 40–51), Phi­lippe de Labriolle [lire], psy­chiatre hos­pi­ta­lier à Orléans, a don­né un compte-ren­du de ce der­nier ouvrage, dans des termes qui tra­duisent son adhé­sion.

Bro­chant sur le tout, cet article a lui-même sus­ci­té un com­men­taire dans le numé­ro sui­vant de la Revue, de la part de Luis Maria de Ruschi [lire], juge ecclé­sias­tique à Bue­nos Aires. Sans enga­ger en rien l’Officialité de Paris-Île de France, au sein de laquelle j’exerce les fonc­tions de Défen­seur du lien depuis 2014, je sou­haite ajou­ter mes propres obser­va­tions à ce débat impor­tant du point de vue du droit matri­mo­nial cano­nique.

Il est de fait que le Canon 1095[1] est, en tout cas en France, le chef de nul­li­té de loin le plus sou­vent invo­qué par les par­ties. Il res­sort de l’unique enquête sta­tis­tique à laquelle nous avons accès[2] que pour la pro­vince ecclé­sias­tique d’Ile de France et la der­nière année cou­verte par l’enquête (2013), le grave défaut de dis­cer­ne­ment de l’épouse avait été invo­qué dans 76% des causes (sur les­quels 53% de réponse « posi­tive »), les pour­cen­tages appli­cables aux époux étant peu dif­fé­rents (res­pec­ti­ve­ment 72 et 49 %).

Il importe cepen­dant de rap­pe­ler que le Canon 1095, qui fait figure dans ce débat d’accusé prin­ci­pal, est consi­dé­ré par la juris­pru­dence de la Rote comme rele­vant du droit natu­rel[3]. C’est à ce titre que les mariages conclus avant 1983, date de pro­mul­ga­tion du Code actuel, sont sus­cep­tibles de rele­ver de l’application du C. 1095, lequel n’est que la for­ma­li­sa­tion d’une longue ligne de juris­pru­dence rotale. Dans ces condi­tions, il est quelque peu osé de qua­li­fier le texte de « che­val de Troie » (Ph. de Labriolle, p.45) ou de « porte ouverte par laquelle le divorce est entré dans l’Église » (L. M. de Ruschi, p.115), qu’il convien­drait d’écarter au plus vite !

Dès lors que le Canon 1095 relève du droit natu­rel, il est bien dif­fi­cile d’y voir – sauf à mettre en cause la sagesse de l’Église, « experte en huma­ni­té » — une fic­tion cli­nique sans rap­port avec la réa­li­té affron­tée par cer­tains époux ; non, « le mot [ici, l’expertise psy­cho­lo­gique] ne crée pas la chose » [le grave défaut de dis­cer­ne­ment] comme le sou­tient Ph. de Labriolle. Ce der­nier omet au pas­sage le fait que la dési­gna­tion d’un expert n’est ni obli­ga­toire (les par­ties peuvent ne pas s’y sou­mettre), ni sys­té­ma­tique lors des pro­cès en nul­li­té, ce qui suf­fit à inter­dire de voir dans le tra­vail du juge la simple mise en forme juri­dique du rap­port de l’expert. Tout au contraire, le droit cano­nique répute le juge « expert des experts[4] ». Pour com­prendre pré­ci­sé­ment l’articulation entre le fait et le droit dans cette ques­tion déli­cate, il faut suivre jusqu’au bout la pen­sée de Jean-Paul II. Ain­si qu’il le rap­pe­lait dans son dis­cours à la Rote du 5 février 1987, « On ne peut faire l’hypothèse d’une véri­table inca­pa­ci­té qu’en pré­sence d’une forme sérieuse d’anomalie qui, de quelque façon qu’on la défi­nisse[5], doit enta­mer de manière sub­stan­tielle les capa­ci­tés de com­prendre ou de vou­loir de celui qui contracte ». De ce point de vue, l’enseignement pon­ti­fi­cal a déga­gé l’existence d’un seuil (la « matu­ri­té cano­nique »), carac­té­ri­sant le déve­lop­pe­ment mini­mum de la per­son­na­li­té qui assure la vali­di­té du mariage. A ce titre, il faut un défaut grave, c’est-à-dire inca­pa­ci­tant (inca­pa­ci­tas dis­cre­ti­va), ren­dant la per­sonne inca­pable de dis­cer­ner cor­rec­te­ment ou déci­der libre­ment. Pour le Tri­bu­nal de la Rote[6], « Le mariage a été ins­ti­tué par Dieu pour le com­mun des mor­tels ; il n’exige donc pas cette acui­té de l’intelligence et cette éva­lua­tion appro­fon­die qu’on trouve seule­ment de façon extra­or­di­naire et chez des per­sonnes hors du com­mun ». On est loin à ce titre de « la mul­ti­pli­ca­tion éli­tiste des pré­re­quis d’un mariage valide », de « la notion du mariage comme un idéal », dénon­cées par Ph. de Labriolle (p. 46).

Puisque, encore une fois, la notion d’immaturité se trouve à la conver­gence des cri­tiques, il importe de men­tion­ner, la mise en garde de Jean-Paul II (dis­cours à la Rote, 25 jan­vier 1988) contre une approche de l’immaturité qui ne repo­se­rait pas sur les réa­li­tés de l’anthropologie chré­tienne : « On devra […] prendre en consi­dé­ra­tion toutes les hypo­thèses d’ex­pli­ca­tion de la faillite du mariage dont on demande la décla­ra­tion de nul­li­té, et non seule­ment celles qui dérivent de la psy­cho­pa­tho­lo­gie. Si l’on ne fait qu’une ana­lyse des­crip­tive des divers com­por­te­ments, sans cher­cher leur expli­ca­tion dyna­mique et sans s’ef­for­cer de faire une éva­lua­tion glo­bale des élé­ments qui com­plètent la per­son­na­li­té du sujet, l’a­na­lyse de l’ex­pert appa­raît déjà déter­mi­née à une seule conclu­sion : en effet, il n’est pas dif­fi­cile de trou­ver chez les contrac­tants des aspects infan­tiles et conflic­tuels qui, avec une telle façon de poser le pro­blème, deviennent inévi­ta­ble­ment “la preuve” de leur anor­ma­li­té, alors qu’il s’a­git peut-être de per­sonnes sub­stan­tiel­le­ment nor­males mais ayant des dif­fi­cul­tés qui pou­vaient être sur­mon­tées s’il n’y avait pas eu refus de la lutte et du sacri­fice ». Nous voi­là loin de « la clé­mence […], de l’excuse […] du per­son­na­lisme » auquel par ailleurs Jean-Paul II était atta­ché, en par­ti­cu­lier dans ses caté­chèses sup­po­sés carac­té­ri­ser l’époque (Ph. de Labriolle, p. 45).

Pré­tendre d’autre part (même auteur, p. 42) que le pro­cès cano­nique ne pour­rait révé­ler ex post un état d’immaturité des époux (ou de l’un d’entre eux) qui aurait échap­pé sur le moment au célé­brant, aux témoins ou à l’assistance me semble mécon­naître d’une part la situa­tion fré­quente d’aujourd’hui, aus­si regret­table soit-elle (pré­pa­ra­tions au mariage bâclées faute de moyens, témoins dis­traits ou pré­sents par simple sym­pa­thie pour les mariés, etc.), d’autre part ce que révèle sou­vent les enquêtes cano­niques, une fois retom­bées les réjouis­sances de la fête. N’accablons per­sonne, mais consta­tons la réa­li­té d’aujourd’hui.

Je sous­crits entiè­re­ment au fait que le grief de simu­la­tion (C. 1101 §2) n’est sans doute pas suf­fi­sam­ment invo­qué par les avo­cats (en France, au moins), qui lui pré­fèrent par rou­tine (voire par paresse intel­lec­tuelle) le C. 1095. Je constate comme bien d’autres qu’un nombre sans doute crois­sant de mariages sont célé­brés à l’Église « pour le décor », selon l’expression de Ph. Jean­tin. Il est alors indis­pen­sable de recons­ti­tuer la volon­té exacte des époux, ain­si qu’il le sou­ligne. Mais on ne peut oppo­ser une démarche à l’autre : ain­si qu’on l’aura com­pris, la simu­la­tion (autre­ment appe­lée l’exclusion) sup­pose que le consen­te­ment du simu­lant ait été intact (ma facul­té de com­prendre et de vou­loir est entière, mais je for­mule par mes paroles un accord qui ne reflète pas ma pen­sée). Voi­là donc relan­cé le débat sur le grave défaut de dis­cer­ne­ment, grief que l’on ne peut éli­mi­ner des causes de nul­li­té.

En conclu­sion, ce qui est en cause n’est pas le bien-fon­dé du C. 1095 (dont on per­çoit spon­ta­né­ment le bien-fon­dé : pour­quoi, à titre d’exemple, l’immaturité se trou­ve­rait-elle au centre des débats actuels sur la res­pon­sa­bi­li­té pénale des mineurs, alors qu’il fau­drait l’éliminer du droit matri­mo­nial ?), mais les dif­fi­cul­tés ren­con­trées pour la carac­té­ri­ser par les tri­bu­naux ecclé­sias­tiques, notam­ment sur le ter­rain de la preuve. Sans aller jusqu’à dénon­cer l’ « acti­vi­té juris­pru­den­tielle scan­da­leuse » de ces der­niers (L. M. de Ruschi, p. 116), il faut sans cesse faire effort pour demeu­rer fidèle aux exi­gences for­mu­lées dans ce domaine par Jean-Paul II et son suc­ces­seur Benoît XVI. Je m’interroge in fine sur la diver­gence radi­cale des consta­ta­tions faites par les divers par­ti­ci­pants à ce débat : si on suit les ana­lyses très docu­men­tées de Ph. Jean­tin (son article pré­ci­té, p. 66), on serait en pré­sence « d’un choix poli­tique de rare­té des pro­non­cés de nul­li­té » ; si au contraire on se fie aux com­men­taires de Ph. de Labriolle et de L. M. de Ruschi, le divorce aurait acquis droit de cité dans l’Église catho­lique.

 

[1] Rap­pel : cette norme ins­ti­tue notam­ment comme causes de nul­li­té du mariage le grave défaut de dis­cer­ne­ment et l’incapacité d’assumer pour des rai­sons psy­chiques.

[2] « Qua­rante Ans de Causes de Nul­li­té de Mariage. Etude Sta­tis­tique sur l’Activité des Offi­cia­li­tés d’Ile de France jusqu’à la Veille de la Réforme de Sep­tembre 2015 », par S. Claeys­sens et Fr. Escaffre, Année Cano­nique Tome LVI, pp. 189–211.

[3] Voir ain­si, à pro­pos du grave défaut de dis­cer­ne­ment, C. Cola­gio­van­ni, 31mars 1994

[4] « Per­itus per­ito­rum »

[5] C’est moi qui sou­ligne ce pas­sage par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant.

[6] C. COLAGIOVANNI, 27 juin 1986, in RRD, vol. 78, p. 414, n° 7.

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