Numéro 144 : La technique et le réel
La raison est l’image de Dieu en l’homme. Elle lui permet de comprendre le monde et la place qu’il y tient, non celle du Créateur mais celle d’intendant, une place ministérielle, telle qu’elle lui a été assignée au Commencement. Intendant de lui-même, et intendant du monde dans lequel il vit. « Remplissez la terre et dominez-la » (Gn 1, 28) n’équivaut pas au permis donné à l’homme d’agir sur la nature selon ses caprices, mais bien plutôt selon la raison en vue du bien, ce dont il aura à rendre compte. C’est la déliaison, par Descartes, entre cet impératif biblique et le réalisme de la connaissance qui a introduit beaucoup de désastres, et pas seulement écologiques : « au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la Méthode, I, VI). La technique n’est pas la recherche de la vérité. Elle est faite pour produire des instruments, des outils, des procédés, des biens utiles, par nature subordonnés aux besoins humains, qu’ils soient corporels et matériels, intellectuels, spirituels même. À ce titre, ils ont leur pleine légitimité dans l’ordre de la vie humaine, cette « vie bonne » mise en lumière dès la réflexion des penseurs antiques, et de manière plus ou moins approchée dans les différentes sociétés traditionnelles, harmonisant les biens du corps et de l’esprit, des individus et de leurs communautés de vie, fondée sur le régulateur qu’est la phronesis, la prudente et sage mise en ordre de l’existence terrestre. Cette conception a trouvé dans le christianisme l’axe de sa finalité ultime et son surcroît de compréhension de la hiérarchie des biens. Elle présuppose à son point d’origine la capacité de connaître le vrai avec certitude et de progresser dans cette connaissance sans renier ses acquis.
Le terme lui-même, technique, directement transposé du grec, a un rapport immédiat avec l’art de fabriquer, et l’habileté du métier, ce qui fait notamment que la technique la plus remarquable peut être admirée pour la perfection de ce qu’elle produit et des procédés ingénieux qu’elle réunit pour y parvenir. Mais cela la place aussi dans une dimension subalterne où il convient qu’elle demeure, même si dans son ordre propre elle est appelée à progresser, et progresse de fait à grand pas. L’objet technique le plus complexe restera en effet toujours subordonné à la destination de son usage. En conséquence la véritable question de la technique est celle de la légitimité de la conception et de la fabrication de ce qu’elle doit produire, et donc de la fin à laquelle elle est destinée, c’est-à-dire à l’usage qui est sa raison d’être. Il ne s’agit certes pas de déprécier la technique comme telle, dont les applications successives peuvent être honorées pour toutes sortes de services qu’elle rend, à commencer par l’allègement du travail humain, la facilitation des communications sociales, l’enrichissement de la culture, et tant d’autres facilités… Il s’agit seulement de se demander quand le produit de sa mise en œuvre est légitime ou ne l’est pas, ce qui montre bien que la question essentielle de la technique est en réalité une question morale, puisque ce sont des hommes qui l’élaborent afin d’utiliser ce qu’elle réalise. La mise en œuvre de la technique – de telle ou tel processus de réalisation – est aussi un problème politique, dans la mesure où ce processus implique des choix ayant une répercussion directe ou indirecte sur le bien de l’ensemble de chaque communauté politique particulière et éventuellement de toute la communauté humaine.
Il en découle deux ordres distincts de considération : celui de la légitimité, ou non, d’un processus technique aboutissant à produire des objets déterminés, et celui de son opportunité hic et nunc. Encore une fois, la question est morale et politique : la technique (le point de vue technique) ne peut être prise comme critère pour sa propre justification, comme si le seul fait de pouvoir produire un résultat suffisait à le rendre licite et opportun.
La question de légitimité concerne la fin recherchée et les moyens employés. Autre est, par exemple, un projet de fabrication de machines-outils, d’un barrage ou d’un pont, autre l’ouverture d’un laboratoire destiné à fabriquer des cosmétiques utilisant comme composants des embryons humains, ou encore la mise au point d’armes thermonucléaires spécifiquement destinées à la destruction de grandes métropoles urbaines. Il est bien clair que le premier cas est moralement indifférent, sa légitimité ou non ne dépendant alors que des circonstances particulières, moyens disponibles, besoins réels, autrement dit de son opportunité dans un contexte déterminé, tandis que le second cas est moralement, donc politiquement, inacceptable. Quant à l’opportunité, elle relève de l’estimation et des choix rationnels, non du hasard, du caprice ou de la passion. C’est particulièrement dans ce domaine que l’arbitrage politique prend tout son sens, ou le perd. Il est possible que la production d’avions de transport civil supersoniques constitue une source de prestige, mais elle est peut-être aussi une folie, un luxe inutile.
Cette vision ordonnée de la technique présuppose évidemment une conception philosophique de l’ordre, du bien commun proprement dit et donc du bien tout court. Cette conception se trouve partagée, plus ou moins, dans la sagesse des peuples, et fait l’objet d’une attention spéciale au sein du monde chrétien, jusqu’à la rupture, précisément, avec l’ordre au nom de l’autonomie humaine, rupture qui définit la weltanschauung moderne. Dès lors bien des choses changent, et pour ce qui est de la technique, c’est en même temps une nouvelle naissance qui se produit, mais aussi une grande perturbation qui apparaît. Même si les techniques étaient déjà très élaborées dans l’univers prémoderne, le grand bond en avant des découvertes et l’avènement de l’ère industrielle ont pris une dimension tout à fait autre dans le cadre de la modernité, et cela est tout sauf neutre.
La pensée moderne repose, on l’a dit, sur la revendication de l’autonomie, au sens le plus fort du mot, le refus d’accepter d’autres normes que celles que l’on a librement fixées par soi-même et pour soi-même, individuellement ou génériquement, l’humanité entière étant prise comme sujet. Cette prétention à s’affranchir de toute dépendance envers Dieu et la réalité de la nature créée conditionne une conception particulière de la raison et de son usage tournée vers la réalisation de projets humains, la raison instrumentale du rationalisme moderne. La formule bien connue de Marx (11e thèse sur Feuerbach) est bien claire à ce sujet : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer. »
Le rationalisme est d’abord établi sur une sorte d’excuse, à savoir le doute jeté sur la valeur de la connaissance humaine à partir de la contemplation du réel, ce qui confère à la raison, individuelle ou collective, l’illusion de posséder la faculté de donner du sens au monde des phénomènes dans lequel on est plongé, une sorte de chaos. La raison prend alors une valeur affirmative et dominatrice, bien que provisoire, évolutive, toute prête à changer de paradigme au gré des expériences et des rapports de force successifs, et à servir ainsi à ordonner le monde selon ses désirs et le pouvoir effectif de les faire valoir. Ce point de départ purement empirique, par le doute qu’il jette sur la possibilité d’atteindre la vérité, doute qui est aisément transformé en haine de celle-ci, a pour effet de libérer les volontés, en dehors de tout critère, de norme autre qu’utilitaire ou imposée par les circonstances.
La technique – toute technique, tout outil, quelle que soit sa complexité – est dépendante de la pensée de son concepteur et de la volonté qui la met en œuvre. Si donc elle repose sur la seule condition de sa réalisabilité et n’est soumise qu’au primat de la volonté, elle tend alors à tomber entre les mains de ceux qui possèdent l’effectivité du pouvoir, sans autre frein que la survivance d’habitudes ou de préjugés « prémodernes », et du manque de moyens et de connaissances permettant d’aller au-delà de ce dont on est capable dans l’instant. D’où la tentation de considérer que tout ce qui est techniquement réalisable peut ou doit l’être, et par voie de conséquence, d’y aspirer en ouvrant la possibilité d’une recherche sans entraves. Inutile de dire que le système capitaliste est le plus à même de permettre ce perpétuel dépassement, la postmodernité étant le cadre mental le plus adapté et le plus réceptif pour cette course sans autre but qu’elle-même. Ainsi la technique peut alors envahir la vie collective comme ce qui reste d’intériorité chez les individus, au risque de les vider plus encore d’eux-mêmes, agissant comme le roi Midas qui changeait en or tout ce qu’il touchait, et transformant ceux qui y recourent ou la conçoivent en mimes, puis en subalternes des machines. La vie quotidienne des individus est affectée d’une dépendance envers une série d’objets qui ont l’effet de drogues, tandis qu’à échelle collective, la concurrence obsessionnelle propre à la création industrielle mondialisée multiplie les objets inutiles, avant que d’engendrer des terreurs, comme l’illustre la peur irrationnelle des robots.
À l’arrière-plan du développement, ou de l’invasion, de la technique dans le champ humain, il y a bien sûr la pression de la concurrence, le désir illimité de s’enrichir qui la nourrit, la disparition de la régulation politique – qui devrait maintenir la cité dans la recherche de son bien mais ne le fait pas. Mais il y a plus. Dans la période moderne, celle de l’essor industrielle et des guerres mondiales, les progrès de la technique ont été l’objet de toutes les soins, et dans ce cas elle restait subalterne, dans son rôle de précieux auxiliaire des luttes pour la domination. Toutefois la sophistication de l’instrument était aussi un puissant moyen de propagande, la démonstration d’une supériorité dans le maniement de la raison instrumentale : les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, la conquête de l’espace et la marche sur la Lune. Sans oublier que la pensée Mao était censée arrêter les fleuves. Si la baisse d’intensité de la guerre froide a rendu moins bruyant ce type de célébrations, les ambitions de la technique n’ont fait que grandir, surtout depuis que les manipulations sur l’homme lui-même n’ont plus rencontré d’obstacle. En amont de la sortie de la technique hors de sa condition, il y a la transgression.
Cet aspect à la fois sacrilège et auto-idolâtrique a été scruté par Jean Brun dans plusieurs de ses œuvres, et particulièrement dans Le retour de Dionysos (1976). Il trouve déjà chez le père du Futurisme, Marinetti, l’idée que la Machine est appelée à libérer l’homme des contraintes de sa condition, non dans le sens banal de l’utilité, mais dans un sens ontologique. L’homme contemporain, écrit Jean Brun, n’attend pas de la technique « une surabondance de biens, mais une surabondance d’être ». D’où la transgression, comme moyen et plus encore comme signe, sinon comme acte liturgique. « La transgression ne s’attaque donc pas à telle ou telle limite mais à l’idée même de limite ; la transgression ne veut pas s’arrêter à la finitude pour l’approfondir, mais elle veut l’affronter et la dépasser pour saisir l’infini lui-même » (op. cit., pp. 69, 167).
Ces lignes ont été publiées il y a plus de quatre décennies. En France, l’avortement venait à peine de se voir légalisé sous condition et avec d’hypocrites précautions oratoires. Les manipulations génétiques, les congélations d’embryons permettant de constituer des stocks de matériel de laboratoire, les greffes de gênes humains sur des singes et tant d’autres choses semblables sont désormais légales ou en passe de l’être. La transgression dépasse de beaucoup tout cela dans le domaine des comportements. La danse de Dionysos est plus que jamais à l’ordre du jour.
Le philosophe italien Emanuele Severino, post-chrétien adepte du panthéisme, auteur notamment de Téchne. Le radici della violenza (1979), a été interrogé sur le quotidien La Repubblica du 1er mars dernier, à l’occasion de ses quatre-vingt-dix ans. Il porte le jugement suivant : « La technique naît pour éloigner l’idée de la mort. Elle est un remède, comme le mythe qui replaçait les événements dans un horizon de sens grâce à la sagesse du récit. Mais l’homme ne se contente pas de mythes, il évoque l’idée d’un savoir qui puisse être définitif. De là son angoisse, quand il réalise que la technique guidée par la science n’est qu’une hypothèse et non une vérité définitive. »
Transgression, angoisse de la mort. D’une certaine manière la perte de conscience de l’humble et nécessaire place de la technique dans l’ordre de la vie humaine nous ramène à la clairvoyance nietzschéenne : « Dionysos contre le crucifié ».