Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 144 : La tech­nique et le réel

Article publié le 8 Août 2019 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La rai­son est l’image de Dieu en lhomme. Elle lui per­met de com­prendre le monde et la place quil y tient, non celle du Créa­teur mais celle dinten­dant, une place minis­té­rielle, telle quelle lui a été assi­gnée au Com­men­ce­ment. Inten­dant de lui-même, et inten­dant du monde dans lequel il vit. « Rem­plis­sez la terre et domi­nez-la » (Gn 1, 28) néqui­vaut pas au per­mis don­né à lhomme dagir sur la nature selon ses caprices, mais bien plu­tôt selon la rai­son en vue du bien, ce dont il aura à rendre compte. Cest la déliai­son, par Des­cartes, entre cet impé­ra­tif biblique et le réa­lisme de la connais­sance qui a intro­duit beau­coup de désastres, et pas seule­ment éco­lo­giques : « au lieu de cette phi­lo­so­phie spé­cu­la­tive quon enseigne dans les écoles, on en peut trou­ver une pra­tique, par laquelle, connais­sant la force et les actions du feu, de leau, de lair, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous envi­ronnent, aus­si dis­tinc­te­ment que nous connais­sons les divers métiers de nos arti­sans, nous les pour­rions employer en même façon à tous les usages aux­quels ils sont propres, et ain­si nous rendre comme maîtres et pos­ses­seurs de la nature » (Dis­cours de la Méthode, I, VI). La tech­nique nest pas la recherche de la véri­té. Elle est faite pour pro­duire des ins­tru­ments, des outils, des pro­cé­dés, des biens utiles, par nature subor­don­nés aux besoins humains, quils soient cor­po­rels et maté­riels, intel­lec­tuels, spi­ri­tuels même. À ce titre, ils ont leur pleine légi­ti­mi­té dans lordre de la vie humaine, cette « vie bonne » mise en lumière dès la réflexion des pen­seurs antiques, et de manière plus ou moins appro­chée dans les dif­fé­rentes socié­tés tra­di­tion­nelles, har­mo­ni­sant les biens du corps et de lesprit, des indi­vi­dus et de leurs com­mu­nau­tés de vie, fon­dée sur le régu­la­teur quest la phro­ne­sis, la pru­dente et sage mise en ordre de lexis­tence ter­restre. Cette concep­tion a trou­vé dans le chris­tia­nisme laxe de sa fina­li­té ultime et son sur­croît de com­pré­hen­sion de la hié­rar­chie des biens. Elle pré­sup­pose à son point d’origine la capa­ci­té de connaître le vrai avec cer­ti­tude et de pro­gres­ser dans cette connais­sance sans renier ses acquis.

Le terme lui-même, tech­nique, direc­te­ment trans­po­sé du grec, a un rap­port immé­diat avec lart de fabri­quer, et l’habileté du métier, ce qui fait notam­ment que la tech­nique la plus remar­quable peut être admi­rée pour la per­fec­tion de ce quelle pro­duit et des pro­cé­dés ingé­nieux quelle réunit pour y par­ve­nir. Mais cela la place aus­si dans une dimen­sion subal­terne où il convient qu’elle demeure, même si dans son ordre propre elle est appe­lée à pro­gres­ser, et pro­gresse de fait à grand pas. Lobjet tech­nique le plus com­plexe res­te­ra en effet tou­jours subor­don­né à la des­ti­na­tion de son usage. En consé­quence la véri­table ques­tion de la tech­nique est celle de la légi­ti­mi­té de la concep­tion et de la fabri­ca­tion de ce quelle doit pro­duire, et donc de la fin à laquelle elle est des­ti­née, c’est-à-dire à lusage qui est sa rai­son dêtre. Il ne sagit certes pas de dépré­cier la tech­nique comme telle, dont les appli­ca­tions suc­ces­sives peuvent être hono­rées pour toutes sortes de ser­vices quelle rend, à com­men­cer par lallè­ge­ment du tra­vail humain, la faci­li­ta­tion des com­mu­ni­ca­tions sociales, lenri­chis­se­ment de la culture, et tant d’autres faci­li­tés… Il sagit seule­ment de se deman­der quand le pro­duit de sa mise en œuvre est légi­time ou ne lest pas, ce qui montre bien que la ques­tion essen­tielle de la tech­nique est en réa­li­té une ques­tion morale, puisque ce sont des hommes qui léla­borent afin duti­li­ser ce quelle réa­lise. La mise en œuvre de la tech­nique – de telle ou tel pro­ces­sus de réa­li­sa­tion – est aus­si un pro­blème poli­tique, dans la mesure où ce pro­ces­sus implique des choix ayant une réper­cus­sion directe ou indi­recte sur le bien de lensemble de chaque com­mu­nau­té poli­tique par­ti­cu­lière et éven­tuel­le­ment de toute la com­mu­nau­té humaine.

Il en découle deux ordres dis­tincts de consi­dé­ra­tion : celui de la légi­ti­mi­té, ou non, dun pro­ces­sus tech­nique abou­tis­sant à pro­duire des objets déter­mi­nés, et celui de son oppor­tu­ni­té hic et nunc. Encore une fois, la ques­tion est morale et poli­tique : la tech­nique (le point de vue tech­nique) ne peut être prise comme cri­tère pour sa propre jus­ti­fi­ca­tion, comme si le seul fait de pou­voir pro­duire un résul­tat suf­fi­sait à le rendre licite et oppor­tun.

La ques­tion de légi­ti­mi­té concerne la fin recher­chée et les moyens employés. Autre est, par exemple, un pro­jet de fabri­ca­tion de machines-outils, d’un bar­rage ou d’un pont, autre louver­ture dun labo­ra­toire des­ti­né à fabri­quer des cos­mé­tiques uti­li­sant comme com­po­sants des embryons humains, ou encore la mise au point d’armes ther­mo­nu­cléaires spé­ci­fi­que­ment des­ti­nées à la des­truc­tion de grandes métro­poles urbaines. Il est bien clair que le pre­mier cas est mora­le­ment indif­fé­rent, sa légi­ti­mi­té ou non ne dépen­dant alors que des cir­cons­tances par­ti­cu­lières, moyens dis­po­nibles, besoins réels, autre­ment dit de son oppor­tu­ni­té dans un contexte déter­mi­né, tan­dis que le second cas est mora­le­ment, donc poli­ti­que­ment, inac­cep­table. Quant à loppor­tu­ni­té, elle relève de l’estimation et des choix ration­nels, non du hasard, du caprice ou de la pas­sion. Cest par­ti­cu­liè­re­ment dans ce domaine que larbi­trage poli­tique prend tout son sens, ou le perd. Il est pos­sible que la pro­duc­tion davions de trans­port civil super­so­niques consti­tue une source de pres­tige, mais elle est peut-être aus­si une folie, un luxe inutile.

Cette vision ordon­née de la tech­nique pré­sup­pose évi­dem­ment une concep­tion phi­lo­so­phique de lordre, du bien com­mun pro­pre­ment dit et donc du bien tout court. Cette concep­tion se trouve par­ta­gée, plus ou moins, dans la sagesse des peuples, et fait l’objet d’une atten­tion spé­ciale au sein du monde chré­tien, jus­quà la rup­ture, pré­ci­sé­ment, avec lordre au nom de lauto­no­mie humaine, rup­ture qui défi­nit la wel­tan­schauung moderne. Dès lors bien des choses changent, et pour ce qui est de la tech­nique, cest en même temps une nou­velle nais­sance qui se pro­duit, mais aus­si une grande per­tur­ba­tion qui appa­raît. Même si les tech­niques étaient déjà très éla­bo­rées dans l’univers pré­mo­derne, le grand bond en avant des décou­vertes et l’avènement de lère indus­trielle ont pris une dimen­sion tout à fait autre dans le cadre de la moder­ni­té, et cela est tout sauf neutre.

La pen­sée moderne repose, on l’a dit, sur la reven­di­ca­tion de lauto­no­mie, au sens le plus fort du mot, le refus daccep­ter dautres normes que celles que lon a libre­ment fixées par soi-même et pour soi-même, indi­vi­duel­le­ment ou géné­ri­que­ment, l’humanité entière étant prise comme sujet. Cette pré­ten­tion à saffran­chir de toute dépen­dance envers Dieu et la réa­li­té de la nature créée condi­tionne une concep­tion par­ti­cu­lière de la rai­son et de son usage tour­née vers la réa­li­sa­tion de pro­jets humains, la rai­son ins­tru­men­tale du ratio­na­lisme moderne. La for­mule bien connue de Marx (11e thèse sur Feuer­bach) est bien claire à ce sujet : « Les phi­lo­sophes n’ont fait qu’in­ter­pré­ter le monde de dif­fé­rentes manières, ce qui importe c’est de le trans­for­mer. »

Le ratio­na­lisme est dabord éta­bli sur une sorte dexcuse, à savoir le doute jeté sur la valeur de la connais­sance humaine à par­tir de la contem­pla­tion du réel, ce qui confère à la rai­son, indi­vi­duelle ou col­lec­tive, l’illusion de pos­sé­der la facul­té de don­ner du sens au monde des phé­no­mènes dans lequel on est plon­gé, une sorte de chaos. La rai­son prend alors une valeur affir­ma­tive et domi­na­trice, bien que pro­vi­soire, évo­lu­tive, toute prête à chan­ger de para­digme au gré des expé­riences et des rap­ports de force suc­ces­sifs, et à ser­vir ain­si à ordon­ner le monde selon ses dési­rs et le pou­voir effec­tif de les faire valoir. Ce point de départ pure­ment empi­rique, par le doute quil jette sur la pos­si­bi­li­té datteindre la véri­té, doute qui est aisé­ment trans­for­mé en haine de celle-ci, a pour effet de libé­rer les volon­tés, en dehors de tout cri­tère, de norme autre quuti­li­taire ou impo­sée par les cir­cons­tances.

La tech­nique – toute tech­nique, tout outil, quelle que soit sa com­plexi­té – est dépen­dante de la pen­sée de son concep­teur et de la volon­té qui la met en œuvre. Si donc elle repose sur la seule condi­tion de sa réa­li­sa­bi­li­té et n’est sou­mise qu’au pri­mat de la volon­té, elle tend alors à tom­ber entre les mains de ceux qui pos­sèdent l’effectivité du pou­voir, sans autre frein que la sur­vi­vance d’habitudes ou de pré­ju­gés « pré­mo­dernes », et du manque de moyens et de connais­sances per­met­tant daller au-delà de ce dont on est capable dans l’instant. Doù la ten­ta­tion de consi­dé­rer que tout ce qui est tech­ni­que­ment réa­li­sable peut ou doit lêtre, et par voie de consé­quence, d’y aspi­rer en ouvrant la pos­si­bi­li­té d’une recherche sans entraves. Inutile de dire que le sys­tème capi­ta­liste est le plus à même de per­mettre ce per­pé­tuel dépas­se­ment, la post­mo­der­ni­té étant le cadre men­tal le plus adap­té et le plus récep­tif pour cette course sans autre but qu’elle-même. Ain­si la tech­nique peut alors enva­hir la vie col­lec­tive comme ce qui reste dinté­rio­ri­té chez les indi­vi­dus, au risque de les vider plus encore deux-mêmes, agis­sant comme le roi Midas qui chan­geait en or tout ce quil tou­chait, et trans­for­mant ceux qui y recourent ou la conçoivent en mimes, puis en subal­ternes des machines. La vie quo­ti­dienne des indi­vi­dus est affec­tée d’une dépen­dance envers une série d’objets qui ont l’effet de drogues, tan­dis qu’à échelle col­lec­tive, la concur­rence obses­sion­nelle propre à la créa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée mul­ti­plie les objets inutiles, avant que dengen­drer des ter­reurs, comme lillustre la peur irra­tion­nelle des robots.

À l’arrière-plan du déve­lop­pe­ment, ou de l’invasion, de la tech­nique dans le champ humain, il y a bien sûr la pres­sion de la concur­rence, le désir illi­mi­té de s’enrichir qui la nour­rit, la dis­pa­ri­tion de la régu­la­tion poli­tique – qui devrait main­te­nir la cité dans la recherche de son bien mais ne le fait pas. Mais il y a plus. Dans la période moderne, celle de l’essor indus­trielle et des guerres mon­diales, les pro­grès de la tech­nique ont été l’objet de toutes les soins, et dans ce cas elle res­tait subal­terne, dans son rôle de pré­cieux auxi­liaire des luttes pour la domi­na­tion. Tou­te­fois la sophis­ti­ca­tion de l’instrument était aus­si un puis­sant moyen de pro­pa­gande, la démons­tra­tion d’une supé­rio­ri­té dans le manie­ment de la rai­son ins­tru­men­tale : les bombes d’Hiroshima et de Naga­sa­ki, la conquête de l’espace et la marche sur la Lune. Sans oublier que la pen­sée Mao était cen­sée arrê­ter les fleuves. Si la baisse d’intensité de la guerre froide a ren­du moins bruyant ce type de célé­bra­tions, les ambi­tions de la tech­nique n’ont fait que gran­dir, sur­tout depuis que les mani­pu­la­tions sur l’homme lui-même n’ont plus ren­con­tré d’obstacle. En amont de la sor­tie de la tech­nique hors de sa condi­tion, il y a la trans­gres­sion.

Cet aspect à la fois sacri­lège et auto-ido­lâ­trique a été scru­té par Jean Brun dans plu­sieurs de ses œuvres, et par­ti­cu­liè­re­ment dans Le retour de Dio­ny­sos (1976). Il trouve déjà chez le père du Futu­risme, Mari­net­ti, l’idée que la Machine est appe­lée à libé­rer l’homme des contraintes de sa condi­tion, non dans le sens banal de l’utilité, mais dans un sens onto­lo­gique. L’homme contem­po­rain, écrit Jean Brun, n’attend pas de la tech­nique « une sur­abon­dance de biens, mais une sur­abon­dance d’être ». D’où la trans­gres­sion, comme moyen et plus encore comme signe, sinon comme acte litur­gique. « La trans­gres­sion ne s’attaque donc pas à telle ou telle limite mais à l’idée même de limite ; la trans­gres­sion ne veut pas s’arrêter à la fini­tude pour l’approfondir, mais elle veut l’affronter et la dépas­ser pour sai­sir l’infini lui-même » (op. cit., pp. 69, 167).

Ces lignes ont été publiées il y a plus de quatre décen­nies. En France, l’avortement venait à peine de se voir léga­li­sé sous condi­tion et avec d’hypocrites pré­cau­tions ora­toires. Les mani­pu­la­tions géné­tiques, les congé­la­tions d’embryons per­met­tant de consti­tuer des stocks de maté­riel de labo­ra­toire, les greffes de gênes humains sur des singes et tant d’autres choses sem­blables sont désor­mais légales ou en passe de l’être. La trans­gres­sion dépasse de beau­coup tout cela dans le domaine des com­por­te­ments. La danse de Dio­ny­sos est plus que jamais à l’ordre du jour.

Le phi­lo­sophe ita­lien Ema­nuele Seve­ri­no, post-chré­tien adepte du pan­théisme, auteur notam­ment de Téchne. Le radi­ci del­la vio­len­za (1979), a été inter­ro­gé sur le quo­ti­dien La Repub­bli­ca du 1er mars der­nier, à l’occasion de ses quatre-vingt-dix ans. Il porte le juge­ment sui­vant : « La tech­nique naît pour éloi­gner l’idée de la mort. Elle est un remède, comme le mythe qui repla­çait les évé­ne­ments dans un hori­zon de sens grâce à la sagesse du récit. Mais l’homme ne se contente pas de mythes, il évoque l’idée d’un savoir qui puisse être défi­ni­tif. De là son angoisse, quand il réa­lise que la tech­nique gui­dée par la science n’est qu’une hypo­thèse et non une véri­té défi­ni­tive. »

Trans­gres­sion, angoisse de la mort. D’une cer­taine manière la perte de conscience de l’humble et néces­saire place de la tech­nique dans l’ordre de la vie humaine nous ramène à la clair­voyance nietz­schéenne : « Dio­ny­sos contre le cru­ci­fié ».

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