En France, le conservatisme n’a jamais acquis la valeur d’une idéologie politique bien précise ni qualifié aucun parti électoral de quelque importance, mais bien plutôt une attitude tendant à freiner les ardeurs révolutionnaires, et plus généralement l’attachement au respect de certains principes permanents de l’ordre social. S’y intéresser aujourd’hui répond au fait d’entendre dire de-ci de-là que le conservatisme connaîtrait un « retour », affirmation qui a donc de quoi surprendre, même si l’usage que l’on fait de ce terme mérite d’être précisé.
Comme bien d’autres, en effet, il est l’objet d’acceptions multiples. Il peut exprimer l’idée d’une protection contre l’usure du temps, ce dont témoignent les fonctions de conservateurs des hypothèques, du patrimoine, des monuments historiques… On l’utilise aussi pour exprimer l’attachement aux privilèges et la peur de voir ceux-ci remis en cause. Vers la fin du régime soviétique, on parlait ainsi des « conservateurs » communistes qui se cramponnaient au pouvoir. Certaines personnes emploient l’expression dans un sens approximatif, pour évoquer la défense de la culture contre la décadence, le respect des « valeurs traditionnelles » menacées par la postmodernité, la morale traditionnelle, finalement leur attachement à tout ce qui permet à une société quelconque de vivre dans l’ordre et d’espérer durer. Le concept de conservatisme est donc analogique ; une même idée de maintien d’un certain état des choses en forme le noyau commun, mais il est requis de préciser à quel objet et dans quelle mesure on entend l’appliquer. Un sens plus strict, politique, lui vient d’Outre-Manche.
C’est en effet là que la pensée conservatrice s’est constituée, vers la fin du XVIIIe siècle, avant de servir de référence un demi-siècle plus tard au mouvement politique ultérieurement nommé Conservative Party. Le conservatisme américain, plus tardif, puisera son inspiration à la même source. Hume et Burke en ont été les principaux concepteurs de ce système. On trouve déjà chez ces auteurs les ingrédients principaux d’un mixte qui se caractérise par la modération en tout domaine au nom du réalisme, de l’expérience acquise et des convenances. Leur maître mot est la prescription, en d’autres termes, la légitimation d’un état de choses par la durée. L’empiriste Hume penchait vers un machiavélisme du pouvoir que devait limiter le souci de ne rien ébranler dans les coutumes ancestrales. Un peu plus tard, Burke, avant tout désireux d’éviter l’importation de l’esprit de la révolution française en Angleterre, en reprit et développa les principales positions, en mettant l’accent sur le côté expérimental de la politique, le respect des coutumes, la stabilité des rapports sociaux, opposant tout cela aux abstractions du contrat social, certes, mais aussi aux principes universels qui s’appliquent dans la diversité des situations particulières mais structurent la continuité d’une conduite politique. La plus grande méfiance était ainsi témoignée envers le changement de l’ordre des choses, notamment l’ordre social, quels qu’en soient l’inspiration et le but ; en revanche l’unicité du pouvoir royal est vue comme un danger d’empiètement sur les libertés acquises. Le lien avec le libéralisme est tel qu’il est déjà difficile, à ce stade initial, d’en distinguer vraiment le conservatisme.
Parler du conservatisme français, depuis les lendemains de la Révolution, est plutôt une manière de classer une catégorie de libéraux moins virulents que les autres, Tocqueville étant certainement le plus représentatif de cette tendance, avant le catholique libéral non moins modéré que fut Montalembert. Le conservatisme se présente surtout comme une attitude, une disposition d’esprit, revendiquant l’ordre moral, l’ordre dans la rue, le respect de la propriété, l’hostilité au jacobinisme. Cependant même lorsqu’il a exprimé cette revendication sous une apparence théorique « contre-révolutionnaire », c’est-à-dire en réaction aux destructions caractéristiques de l’époque, il s’est distingué de la pensée politique et sociale issue de la philosophie réaliste, conforme à la droite raison et ouverte à la Révélation, normative dans ses attendus et guidée par la vertu de prudence dans ses actes. On pourrait ajouter qu’il s’est, par le fait même, distingué de l’enseignement des papes de la période post-révolutionnaire, ce qu’on appelle ordinairement depuis moins d’un siècle la doctrine sociale de l’Église. Cette forme de pensée s’appuyant sur la raison naturelle, est communément rangée par l’esprit moderne sous des étiquettes dépréciatives. Auguste Comte la reléguait dans un lointain passé plus ou moins totémique, et dans le meilleur des cas dans un âge, heureusement révolu selon lui, qu’il qualifiait avec dédain de « métaphysique ».
Le conservatisme partage cette méfiance, au-delà de certaines nuances entre ses partisans, en raison notamment de sa dépendance envers la philosophie empiriste de ses fondateurs. Il a grand soin de se garder des pôles « extrêmes » jugés aussi dangereux les uns que les autres. Le mot qui le caractériserait le mieux serait sans doute celui d’équidistance. C’est là un trait qui apparaît bien à la lecture de plusieurs entrées d’un gros Dictionnaire du conservatisme récemment publié sous la direction d’Olivier Dard, Frédéric Rouvillois et Christophe Boutin (Cerf, 2017). Le conservatisme est dans la France contemporaine une attitude intellectuelle, politique, sociale, morale, religieuse, un état d’esprit donc, qui se fait une raison de l’ordre né de la révolution mais en rejette les abus. Dès le début, il ne fut jamais contre-révolutionnaire au sens strict, mais s’affirma contre certaines conséquences perçues comme particulièrement menaçantes, telles par exemple que l’égalitarisme, l’extension des pouvoirs de l’État, l’irréligion, la menace du socialisme, la destruction des libertés locales. La fameuse sentence de Bonaparte au lendemain du 18 Brumaire traduirait assez bien ce désir de ne pas dépasser un certain stade du processus : « La Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie. » La logique philosophique tout comme la réalité des processus politiques montrent que ce temps d’arrêt n’est qu’un répit plus ou moins durable avant la reprise du mouvement révolutionnaire. Mais le conservatisme, comme attitude mentale, y trouve son bien.
La disposition d’esprit conservatrice se signale par une allergie aux « abstractions ». (Le Dictionnaire précité commence significativement par cette entrée, au singulier.) Il n’entend pas par là, ou pas d’abord, celles qu’Augustin Cochin avait identifiées comme pur produit des mécanismes d’élaboration de l’utopie révolutionnaire dans les sociétés de pensée. Il vise l’appel aux principes intangibles, les données universelles de la raison, les dogmes chrétiens irréformables. Le conservatisme est sous cet angle comparable à une sorte de protestantisme modéré, se distinguant d’un catholicisme par trop « intransigeant » et statique. Si Chateaubriand voulait « opposer une digue [au] torrent » révolutionnaire (Le Conservateur, 1818, cité ibid, p. 16), d’autres se méfieront symétriquement de l’affirmation sociale de la royauté du Christ, grosse à leurs yeux de tous les dangers « intégralistes » sinon même intégristes. Récusant les formes sectaires du laïcisme, le conservatisme n’en est pas moins favorable à une séparation du politique et du religieux – au même titre qu’il l’est envers d’autres séparations, celle notamment qu’il entend maintenir entre le privé et le public, ou encore entre la « société civile » et l’organisation politique de la communauté. En d’autres termes, le conservatisme est une variante de la pensée politique moderne, une variante modérée. Sans employer le mot, Philippe Bénéton illustre ainsi la recherche de l’équidistance qui en est la marque principale, en multipliant un certain nombre d’expressions très parlantes : « […] il fait tâtonner à la recherche d’un point d’équilibre […] le conservatisme moderne entend tenir les deux bouts de la chaîne […] la bonne formule ou la moins mauvaise ne peut être qu’une formule mixte […] inachevée […] » (Dictionnaire du conservatisme, op. cit., entrée « Pensée conservatrice »).
Ce faisant, le conservatisme, quelle que soit la diversité de ses nuances, pose un problème de méthode. L’allergie qu’il manifeste envers les « grandes idées », les « doctrines abstraites », le conduit, en théorie ou au moins en pratique, à privilégier les compromis, la recherche des « accommodements raisonnables », les solutions de transaction. Sous ce rapport, Joseph Ratzinger avait développé une argumentation typiquement conservatrice lors d’un discours au Bundestag, en 1981 : « Ce n’est pas l’absence de tout compromis, mais le compromis lui-même, qui constitue la véritable morale en matière politique. » (texte repris dans Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987, p. 200). Le cardinal affirmait encore que « la morale politique consiste justement à résister à la séduction des grandes paroles, sur la base desquelles on joue avec l’humanité de l’homme et avec ses possibilités » (ibid.). A l’arrière-plan d’une telle conception se situe sans aucun doute une crainte du lyrisme politique et de ses conséquences désastreuses, mais elle bascule aisément, dans ce cas précis au nom de l’humilité, sur un étonnant primat de la praxis, non dans le sens marxiste mais comme attention prioritaire portée au « réel », à ce qui permet d’assurer un équilibre acceptable au milieu des tensions s’exerçant dans une société donnée. Le risque majeur de cette manière de penser la politique est d’accepter les processus de dégradation portant sur des données jugées secondaires afin de sauver ce que l’on tient pour essentiel. La politique définie comme la perpétuelle recherche du compromis plutôt que celle de l’ordre le meilleur s’accommode facilement avec l’acceptation positive du moindre mal.
On objectera que le réalisme politique aristotélicien constate que le régime qui convient aux Spartiates n’est pas celui qui convient aux Athéniens, qu’il y a donc diversité légitime en fonction des temps et des lieux, et que cette manière de voir se retrouve dans les constats empiriques des conservateurs et leur souci de ne pas sombrer dans l’utopisme. Dans une certaine mesure, cela est vrai, mais en partie seulement. Aristote dépasse, par voie de raisonnement, les constats sociologiques opposables à l’idéalisme de Platon : il suffit de lire les premiers chapitres de sa Politique pour comprendre l’universalité des concepts politiques fondamentaux qu’il élucide, concepts approfondis ensuite par saint Augustin et surtout saint Thomas d’Aquin. Si la politique est une forme de prudence, et même la plus élevée, elle implique la compréhension des situations concrètes dans leurs diversités de temps et de lieu, et celle des normes qui tiennent à sa nature propre et se ramènent en définitive à la justice et à l’ordination au bien à atteindre dans ces situations concrètes. Le pragmatisme vers lequel penche le conservatisme ne s’intéresse pas, ou de manière vague seulement, à cette ordination au bien et au Bien ultime, divin, de toute la vie humaine, au contraire, il se méfie de tels termes dans lesquels il croit percevoir des formes de pensée rigides, utopiques, « abstraites », régressives. On comprend alors que le conservatisme fasse aisément bon ménage avec un certain agnosticisme, au moins pratique. Ce dernier se manifeste d’abord par la faible place accordée à la philosophie politique proprement dite, à ne pas confondre avec les développements historiques, sociologiques ou théoriques élaborés par des auteurs eux-mêmes libéraux.
Le cas des communautariens anglo-saxons est intéressant pour illustrer dans le même temps une réflexion qui peut se référer aux auteurs antiques, médiévaux et contemporains qui s’inscrivent dans leur sillage, et l’intégration d’un relativisme qui en arrive logiquement à en ruiner la portée. Le cas d’Alasdair MacIntyre, entre autres, l’illustre : il reprend en effet l’idée abstraite du bien commun dans sa compréhension la plus classique, mais la dissout ensuite dans la pluralité des conceptions qu’en donnent les communautés les plus variées – vérité en deçà, erreur au-delà. L’universel se noie ainsi dans le culturalisme. Certes, McIntyre n’est pas conservateur à l’ancienne manière, venant lui-même du marxisme. Il illustrerait plutôt ce que Bernard Bourdin nomme le « conservatisme progressiste », qu’il décrit sous une certaine forme militante : « À rebours d’une vision sotériologique de l’histoire, qu’elle soit religieuse ou politique, et à rebours du présentisme, un modèle progressiste de conservatisme ou un modèle conservateur du progressisme propose une ambition plus modeste, mais aussi plus réaliste, celle de pérenniser le destin des démocraties européennes. » (Dictionnaire…, op. cit., p. 247). L’apparent oxymore proposé par le dominicain dépasse la situation actuelle à partir de laquelle il le formule, celle de la société « multiculturelle » et sans frontières mise en place au forceps. Tocqueville comme Montalembert, plus tard Maritain font leur le principe historiciste et progressiste qui veut qu’à l’évolution naturelle de l’humanité suive une courbe ascendante marquée par des époques successives se déclassant l’une après l’autre. Il est donc dans l’ordre des choses que le conservatisme, en tant que construction empirique d’un ensemble de valeurs – biens authentiques ou de convention – tenues dans la durée puisse à la fois vouloir les sauvegarder et accepter l’idée qu’elles se transforment. Mais la question principale est de savoir s’il existe un ordre accessible à la raison, ou si l’on reste dans l’impuissance de le placer autrement que dans le déroulement harmonieux d’une dialectique historique. La réponse positive à la première partie de l’alternative montre toute la faiblesse du conservatisme, qui apparaît alors comme une quête de délais dans le changement.
Concluons par trois remarques.
Tout d’abord, la France n’a pas connu de conservatisme professé ex cathedra, sauf modestes exceptions. Mais elle en a connu la réalité, ô combien, sous la forme du modérantisme. Il en résulte que le « retour conservateur » actuellement promu revêt un caractère factice, conditionné par une certaine conjoncture politique – l’effondrement électoral d’une droite parlementaire vide d’idées –, et à ce titre probablement appelé à une durée éphémère.
D’autre part, l’attitude conservatrice se retrouve sous des traits différents dans l’Église post-conciliaire, particulièrement aujourd’hui alors que se déroule un processus révolutionnaire sous la direction du pape François. Les « conservateurs » défendent les principes catholiques de toujours, mais ils acceptent, au prix d’arguties lénifiantes, les transformations qui les piétinent, refusant de les affronter franchement. Il est possible que le ressort de tels comportements soit quelque effroi devant les conséquences d’une prise de position ouverte, mais il est aussi envisageable que la cause se situe dans cette longue habitude d’opportunisme qui conduit à ne pas accorder d’importance sérieuse à la doctrine et beaucoup plus à la recherche d’un concordisme à vil prix. Dans ce cas, le « conservatisme » s’assimilerait au « cléricalisme » tel que l’entendait Augusto Del Noce, consistant à éviter toute forme de marginalisation.
Enfin ceux qui, dans les circonstances actuelles d’oppression de la part des maîtres de la culture dominante, ont conscience de devoir conserver les biens majeurs sur lesquels se fonde une civilisation et l’identité spirituelle de leur pays gagneront à se préserver des étiquettes ambiguës, à cultiver l’héritage à transmettre et faire fructifier, et à prendre les moyens naturels et surnaturels de le défendre contre les attaques qui visent à en faire disparaître la moindre trace.