Revue de réflexion politique et religieuse.

Héri­tage, valeurs, iden­ti­té. Ce qui se cache der­rière un chan­ge­ment de nom

Article publié le 10 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clai­re­ment – voi­là un mes­sage que semble avoir per­du de vue la direc­tion de la Jeu­nesse ouvrière chré­tienne de Bel­gique en annon­çant son chan­ge­ment de nom. Le sigle reste, mais les trois lettres bien connues repré­sentent doré­na­vant les « Jeunes orga­ni­sés et com­ba­tifs ». Il serait facile d’ironiser sur les risques de confu­sion qu’occasionne ce chan­ge­ment. En effet, « Jeunes orga­ni­sés et com­ba­tifs » rap­pelle plu­tôt un groupe anar­chi­sant de cas­seurs de bonne famille que les héri­tiers directs du Car­di­nal Car­di­jn. Le com­mu­ni­qué de presse de l’organisation en ques­tion n’est en outre pas un modèle de clar­té, en insis­tant d’une part sur la conti­nui­té par rap­port à la métho­do­lo­gie de Car­di­jn (notons-le bien, il s’agit – uni­que­ment – de la métho­do­lo­gie et des modes d’organisation et d’action) tout en se décla­rant d’autre part prêt à réunir « tous ceux/toutes celles qui sont révolté(e)s et veulent com­battre toutes les formes d’oppressions cau­sées notam­ment par le sys­tème capi­ta­liste. » L’ambition est vrai­ment grande, puisqu’aucune forme d’oppression n’est exclue et une alliance large de tous les révol­tés est annon­cée… En effet, ce serait facile – trop facile. Le chan­ge­ment de nom de la JOC date d’avril de cette année, et est dès lors une des plus récentes dans toute une série de déci­sions d’adapter le nom d’organisations se situant his­to­ri­que­ment dans la mou­vance chré­tienne. Cette déci­sion n’est nul­le­ment la pre­mière. Après l’exclusion des par­tis sociaux-chré­tiens du gou­ver­ne­ment en 1999, c’était l’association chré­tienne des PME en Flandre, le Natio­naal Chris­te­lijk Mid­dens­tand­sver­bond (Union natio­nale des classes moyennes
chré­tiennes) qui a fran­chi le cap la pre­mière en adop­tant en 2000 le nou­veau sigle Uni­zo (Union des entre­pre­neurs indé­pen­dants). En 2001 son orga­ni­sa­tion fémi­nine, le Chris­te­lijke Bewe­ging voor Vrou­wen uit de Mid­den­groe­pen (Mou­ve­ment chré­tien des femmes des classes moyennes) sui­vit cet exemple en adop­tant le nom peu signi­fi­ca­tif de Mar­kant.
L’année sui­vante, c’était le tour du Par­ti social chré­tien lui-même, l’héritier de l’ancien Par­ti catho­lique en Bel­gique fran­co­phone d’annoncer sa trans­for­ma­tion en Centre démo­crate huma­niste et de lais­ser tom­ber toute réfé­rence à l’héritage chré­tien. En 2001, son homo­logue néer­lan­do­phone, le CVP (Par­ti popu­laire chré­tien) avait, après de longs débats, déci­dé de chan­ger de nom, tout en conser­vant la réfé­rence à la chré­tien­té – tou­te­fois de façon indi­recte, par le détour de l’idéologie. Le par­ti s’appelle depuis Chris­ten-Demo­cra­tisch en Vlaams (Social-chré­tien et fla­mand ((. Une petite note lexi­co­gra­phique s’impose ici : tan­dis qu’en Bel­gique fran­co­phone le mot « démo­crate-chré­tien » indique une ten­dance pro­gres­siste et syn­di­ca­liste au sein de la mou­vance poli­tique chré­tienne, le mot « chris­ten-demo­cra­tisch » en néer­lan­dais indique la tota­li­té de cette mou­vance, qui en fran­çais est dési­gnée géné­ra­le­ment par « social chré­tien ».)) ).
Nous pour­rions mul­ti­plier les exemples. Limi­tons-nous aux ouvriers retrai­tés chré­tiens de la Kris­te­lijke Bewe­ging voor Gepen­sio­neer­den (Mou­ve­ment chré­tien des retrai­tés), qui depuis 2006 s’appelle OKRA – Open, Kris­te­lijk, Res­pect­vol en Actief (Ouvert, chré­tien, res­pec­tueux et actif), donc en conser­vant la réfé­rence chré­tienne, mais de façon moins voyante. Les femmes ouvrières chré­tiennes en Flandre s’appellent depuis 2012 Fem­ma, un nom qui dit tout et rien. La faî­tière des asso­cia­tions ouvrières chré­tiennes, le Mou­ve­ment ouvrier chré­tien, a conser­vé son nom en Bel­gique fran­co­phone, tan­dis que son homo­logue néer­lan­do­phone a déci­dé en juin der­nier de se pré­sen­ter doré­na­vant comme « Beweging.net » (Mouvement.net), tout à la fois une allu­sion au monde vir­tuel et une réponse à des accu­sa­tions de mal­ver­sa­tions finan­cières.
Ce qui res­sort de ce petit his­to­rique  est que la déci­sion de la JOC n’est pas un phé­no­mène iso­lé, bien au contraire. En outre, elle démontre que, contrai­re­ment à ce qui est défen­du de temps en temps, les chan­ge­ments de nom ne sont ni un mono­pole de la mou­vance syn­di­ca­liste ou pro­gres­siste au sein du pilier chré­tien, ni ne res­tent limi­tés à telle ou telle par­tie du pays, dont la dua­li­té cultu­relle se tra­duit notam­ment sur le ter­rain de la vie asso­cia­tive. Il est de ce point de vue per­ti­nent de noter que la pre­mière ini­tia­tive sur ce plan a éma­né d’une asso­cia­tion fla­mande d’entrepreneurs chré­tiens.
Ce qui dis­tingue effec­ti­ve­ment les asso­cia­tions qui se sont sépa­rées de la réfé­rence chré­tienne c’est le fait qu’il s’agit pour la grande majo­ri­té de grou­pe­ments qui com­binent une iden­ti­té reli­gieuse et une iden­ti­té sociale. Une excep­tion à cette règle est l’Action Damien, née comme la conti­nua­tion de l’apostolat du père Damien de Veus­ter, le saint apôtre des lépreux, mais depuis 2008 réso­lu­ment plu­ra­liste.
Or, il s’avère que la crise de la vie asso­cia­tive se fait notam­ment sen­tir chez ces orga­ni­sa­tions qui his­to­ri­que­ment se situent à l’intérieur de la mou­vance chré­tienne et se défi­nissent en outre comme les défen­seurs d’une couche sociale spé­ci­fique – sur­tout les ouvriers et les classes moyennes, en moindre mesure les agri­cul­teurs. Cette com­bi­nai­son a été la for­mule à suc­cès de la pila­ri­sa­tion ((. His­to­ri­que­ment, la Bel­gique résulte de l’équilibre de trois « piliers » fon­da­men­taux, social-chré­tien, socia­liste, maçon­nique, cha­cun dis­po­sant pour exer­cer son influence d’une pyra­mide d’organisations sociales, de syn­di­cats et de par­tis. C’est cette situa­tion qu’exprime le terme de « pila­ri­sa­tion ». [ndlr] ))  et du catho­li­cisme socio­lo­gique en Bel­gique (et ailleurs) mais a visi­ble­ment connu des jours meilleurs.
Les recherches du socio­logue bruxel­lois Marc Elchar­dus et de son école ont en effet nuan­cé le dogme de la crise de la vie asso­cia­tive. Contrai­re­ment aux ana­lyses intui­tives qui se font aus­si bien autour du zinc que dans des états géné­raux du sec­teur asso­cia­tif, la par­ti­ci­pa­tion à la vie asso­cia­tive n’est pas en chute libre, bien au contraire. Aus­si bien en termes abso­lus qu’en termes rela­tifs cette par­ti­ci­pa­tion aug­mente légè­re­ment. Le chan­ge­ment est dès lors plu­tôt qua­li­ta­tif que quan­ti­ta­tif : les gens (et notam­ment ceux qui ont récem­ment atteint l’âge de la retraite) retrouvent bien le che­min des asso­cia­tions, mais la nature de ces asso­cia­tions a chan­gé. Les havres « natu­rels » de cer­tains groupes dans une socié­té pila­ri­sée ont per­du leur force d’attraction et voient par­tir leur arrière-ban natu­rel vers des acti­vi­tés plus « neutres » comme les asso­cia­tions spor­tives, ou les comi­tés de quar­tier.
Les asso­cia­tions qui sont les plus tou­chées par cette évo­lu­tion s’avèrent être celles qui trouvent une iden­ti­té com­mune dans la com­bi­nai­son d’une reli­gion ou d’une idéo­lo­gie d’une part et d’une appar­te­nance sociale ou à une classe d’autre part. Ce sont donc les ouvriers chré­tiens, les classes moyennes socia­listes ou les retrai­tés libé­raux qui ont le plus à craindre de cette évo­lu­tion dans le pay­sage asso­cia­tif.
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