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La renon­cia­tion de Benoît XVI

Les renon­cia­tions de papes à leur charge ont été très rares tout au long de l’histoire de l’Eglise. Au-delà des obs­curs pré­cé­dents des pre­miers siècles (Clé­ment et Pon­tien) et des renon­cia­tions de saint Syl­vestre (514–523) et de saint Mar­tin Ier (649–655) dans le dif­fi­cile contexte des affron­te­ments avec l’Empire byzan­tin, il faut remon­ter au XIe siècle pour ren­con­trer de nou­veaux cas. Le Liber Pon­ti­fi­ca­lis évoque Jean XVIII (1003–1009) qui mou­rut moine au monas­tère Saint-Paul, ce qui paraît indi­quer qu’il renon­ça à la tiare. En mai 1045, Benoît IX abdi­quait. À pro­pos de son suc­ces­seur, Gré­goire VI (1045–1046), cer­tains dirent qu’il abdi­qua volon­tai­re­ment mais la lec­ture d’autres chro­ni­queurs avance l’idée d’un empe­reur ordon­nant de force cet acte. L’antipape Syl­vestre III, qui vou­lait faire valoir ses droits, fut dépo­sé et éli­mi­né au synode de Sutri, alors que des mesures ana­logues étaient prises dans un autre synode (Rome, 24 décembre 1046) contre Benoît IX qui recom­men­çait à se pro­cla­mer pape ((. Ricar­do García Vil­los­la­da, His­to­ria de la Igle­sia cató­li­ca, II, Edad Media, BAC, Madrid, 1958, pp. 162–166. )) . Puis, au XIIIe siècle, en un moment où les que­relles pro­vo­quées par les « spi­ri­tuels » coïn­ci­daient avec de vio­lentes luttes poli­tiques, l’ermite Pie­tro da Mor­rone fut élu en 1294, deve­nant le pape Céles­tin V qui, loin de se révé­ler être le tant atten­du « pape angé­lique », ne fit qu’empirer la situa­tion par sa fébri­li­té et son inex­pé­rience. Dans ce contexte, plu­sieurs car­di­naux lui conseillèrent de renon­cer à sa digni­té et de retour­ner à une vie éré­mi­tique car, sans cela, le gou­ver­ne­ment de l’Eglise irait de mal en pis. Lorsque ses intimes devi­nèrent qu’il pen­sait à abdi­quer, ils s’efforcèrent de le dis­sua­der de faire une telle chose. Mais comme de forts scru­pules conti­nuaient à l’inquiéter et qu’il se ren­dait compte de son inap­ti­tude à gou­ver­ner, il se déci­da à consul­ter des doc­teurs en droit cano­nique, et plus spé­cia­le­ment le car­di­nal Gae­ta­ni (futur Boni­face VIII) qui, sans hési­ter, lui conseillèrent, de renon­cer à sa charge.
De nom­breux pen­seurs déniaient au Sou­ve­rain pon­tife la pos­si­bi­li­té d’abdiquer : « L’union du pape avec l’Eglise de Rome est un mariage indis­so­luble qui ne souffre aucun divorce ». Le médié­viste espa­gnol Luis Suá­rez paraît se faire l’écho de ces thèses : « Après cinq mois de pon­ti­fi­cat – un temps très court pour une si impor­tante expé­rience – Céles­tin V abdi­qua : il se créait ain­si un dan­ge­reux pré­cé­dent de carac­tère doc­tri­nal, puisque, selon la Foi de l’Eglise, le pape est le Vicaire du Christ qu’il repré­sente ; il ne peut donc pas y renon­cer comme s’il s’agissait d’une charge publique ou d’un office ecclé­sias­tique ordi­naire. Il y eut des doutes autour de la vali­di­té de l’abdication. » ((. Luis Suá­rez, Raíces cris­tia­nas de Euro­pa, Libros MC, Madrid, 1987, p. 127.))
Pour conso­li­der la légi­ti­mi­té de sa renon­cia­tion pon­ti­fi­cale, Céles­tin V fit com­po­ser une bulle décla­rant que tout pape peut renon­cer à sa digni­té et, le 13 décembre 1294, il la lut lors d’un consis­toire public. Cet acte fut sui­vi de la renon­cia­tion. Au cours d’un bref conclave, Gae­ta­ni fut élu et lui suc­cé­da.
Par crainte des influences de ses par­ti­sans sur le démis­sion­naire, Boni­face VIII inter­dit à ce der­nier de se reti­rer dans la soli­tude d’un ermi­tage. Il s’échappa tou­te­fois en cachette, mais il fut rat­tra­pé sur la côte de la mer Adria­tique par les émis­saires du pon­tife, puis conduit vers un châ­teau dans lequel il demeu­ra reclus jusqu’à sa mort le 19 mai 1296. Il fut cano­ni­sé en 1313 par Clé­ment V sur les ins­tances des enne­mis de Boni­face VIII mais, dans la bulle de cano­ni­sa­tion, il n’était pas appe­lé « Céles­tin » mais « Pie­tro », ce qui vou­lait signi­fier qu’il n’était plus pape à sa mort ((. Ricar­do García Vil­los­la­da, op. cit., p. 661–663. Ricar­do García Vil­los­la­da et Ber­nar­di­no Llor­ca, His­to­ria de la Igle­sia Cató­li­ca, III, Edad Nue­va, BAC, Madrid, 1987, p. 32.)) .
Lors de la XIVe ses­sion du concile de Constance, Gio­van­ni Domi­ni­ci légi­ti­ma au nom de Gré­goire XII le concile en le convo­quant de nou­veau, et Charles Mala­tes­ta, plé­ni­po­ten­tiaire du pape, lut la for­mule de renon­cia­tion au pon­ti­fi­cat. Le car­di­nal Domi­ni­ci fut reçu au Sacré Col­lège et Gré­goire XII (alors Ange­lo Cor­ra­rio) fut nom­mé doyen du col­lège car­di­na­lice, évêque de Por­to et légat per­pé­tuel à Ancône. Il mou­rut le 18 octobre 1417, avant l’élection de son suc­ces­seur. On peut remar­quer, en revanche, que Benoît XIII se mon­tra tou­jours réti­cent à pré­sen­ter sa renon­cia­tion. L’expression « ne pas vou­loir en démordre » est pas­sée dans la langue fran­çaise avec le sens de se refu­ser à chan­ger d’opinion, mais sans perdre la conno­ta­tion propre à la pos­ture cohé­rente de celui qui est convain­cu de la légi­ti­mi­té de sa cause. En effet, le pape Pierre de Lune n’abdiqua jamais, pen­sant que le faire aurait sup­po­sé un grave dan­ger pour l’Eglise, et il mou­rut en consi­dé­rant être le seul pape véri­table.
De tout cet excur­sus his­to­rique, nous pou­vons main­te­nant rete­nir trois ques­tions qui nous inté­ressent afin de détri­co­ter le pro­blème que nous sommes en train de trai­ter. La pre­mière est que les renon­cia­tions pon­ti­fi­cales sont tou­jours arri­vées à des moments par­ti­cu­liè­re­ment cri­tiques dans la vie de l’Eglise. La deuxième est que les contem­po­rains étaient conscients de ce qu’une renon­cia­tion pon­ti­fi­cale, bien qu’elle pût à court terme faci­li­ter la réso­lu­tion d’un pro­blème, inau­gu­rait de dan­ge­reux pré­cé­dents. Enfin, les pré­ten­tions de Benoît IX de recom­men­cer à se pro­cla­mer pape sont vio­lem­ment enrayées alors que Gré­goire XII, lui, après sa renon­cia­tion, devint arche­vêque de Por­to et doyen du Sacré Col­lège. Cela revient à dire qu’il rede­vint le car­di­nal Cor­ra­rio. Le même fait se pro­dui­sit avec le pape Céles­tin V qui lui aus­si avait abdi­qué : il se reti­ra dans un monas­tère sous le nom de Pie­tro da Mor­rone. Il n’exista jamais dans l’Eglise, en de sem­blables cir­cons­tances, la figure d’un « pape émé­rite ».
Nous voyons, par consé­quent, com­ment peuvent se poser cer­taines de ces ques­tions récur­rentes à par­tir de la renon­cia­tion pré­sen­tée par Benoît XVI le 11 février 2013. Nous consi­dé­rons comme évident qu’il est dif­fi­cile de connaître le sens pro­fond de cette abdi­ca­tion, tant pour les consé­quences qu’elle aura à long terme sur le conte­nu ins­ti­tu­tion­nel du pon­ti­fi­cat romain que pour la pré­sente crise de l’Eglise, de nom­breuses brèches s’ouvrant ((. « Quant à l’hypothèse d’abdiquer pour des rai­sons de san­té [à pro­pos de Jean-Paul II], j’écrivis cette note et il me paraît main­te­nant oppor­tun de la faire connaître, comme preuve de l’obéissance et de la pru­dence héroïques de Jean-Paul II : « [don Sta­nis­lao] s’est limi­té à dire que le pape – qui, per­son­nel­le­ment, est tout à fait dés­in­té­res­sé de sa charge – vit dans un total aban­don à la Volon­té de Dieu. Il se confie à la divine Pro­vi­dence. A part cela, il craint de créer un pré­cé­dent dan­ge­reux pour ses suc­ces­seurs, car l’un d’eux pour­rait être expo­sé à des manœuvres et des pres­sions sub­tiles de la part de qui dési­re­rait le dépo­ser. » Julián Her­ranz, En las afue­ras de Jericó. Recuer­dos de los años con san Jose­maría y Juan Pablo II, Rialp, Madrid, 2007, p. 432–433). )) . Nous ne sommes pas non plus en capa­ci­té de savoir s’il s’est agi d’une suc­ces­sion négo­ciée ou d’un effon­dre­ment du pro­jet per­son­nel pro­po­sé par Rat­zin­ger de réin­ter­pré­ter le concile Vati­can II. Seul le temps per­met­tra de don­ner une réponse à toutes ces inter­ro­ga­tions à pro­pos des­quelles nous allons main­te­nant nous limi­ter à recher­cher des réponses par­tielles, en adop­tant une pers­pec­tive cano­nique.

Légi­ti­mi­té et liber­té de la renon­cia­tion

Nous pou­vons consta­ter, en pre­mier lieu, la sur­pre­nante una­ni­mi­té avec laquelle l’abdication de Benoît XVI fut posi­ti­ve­ment accueillie. De fait, l’on n’a pas enten­du d’objections signi­fi­ca­tives contre la légi­ti­mi­té de l’acte en lui-même. Avant tout, parce que la ques­tion théo­rique de la pos­si­bi­li­té pour un pape d’abandonner sa charge, comme nous l’avons déjà évo­qué, fut trai­tée par les théo­lo­giens du temps de Céles­tin V et tran­chée aus­si bien par Mor­rone que par son suc­ces­seur Boni­face VIII dans le décret De renun­tia­tione (in VI 1, 7, 1). De plus, la renon­cia­tion pon­ti­fi­cale est reprise dans le Code de droit cano­nique (aus­si bien dans celui de 1917 que dans celui de 1983). Tous ces argu­ments d’autorité coïn­cident avec le fait his­to­rique, que nous avons déjà sou­li­gné, des renon­cia­tions pon­ti­fi­cales pas­sées, y com­pris sui­vies du culte ou de la cano­ni­sa­tion de son pro­ta­go­niste dans les cas de Pon­tien et de Pie­tro da Mor­rone.
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