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La nation, sens et contre­sens

La théo­ri­sa­tion du vivant ramène tou­jours à l’abîme qui sépare l’être et la connais­sance, le char­nel et l’idéel. Ain­si, les innom­brables ten­ta­tives de concep­tua­li­sa­tion du phé­no­mène natio­nal ou de la nation, enten­due comme ensemble orga­nique com­plexe et chan­geant, a don­né lieu à des défi­ni­tions par­ti­cu­liè­re­ment ouvertes ou fer­mées, comme à des inter­ro­ga­tions, des sup­po­si­tions ou des pané­gy­riques d’une fer­ti­li­té pro­di­gieuse, comme enfin à des doutes, des déné­ga­tions ou des pro­cès d’intention capables de plon­ger les consciences dans les ténèbres pro­fondes du nihi­lisme. Au vrai, la nation est une com­po­sante de notre nature humaine, dans l’ordre maté­riel la com­po­sante supé­rieure et, pro­ba­ble­ment, une com­po­sante essen­tielle dans l’ordre spi­ri­tuel. Parce que située à cette jonc­tion du visible et de l’invisible, elle est à la fois forte et fra­gile, et peut être per­çue, c’est selon, comme non sub­stan­tielle, contin­gente, ou au contraire comme évi­dente et durable, voire éter­nelle. Deux siècles et plus de chaos ont exa­cer­bé en Occi­dent les sen­si­bi­li­tés, radi­ca­li­sé les inter­pré­ta­tions et per­mis d’infuser dans le monde entier une conscience aiguë du fait natio­nal. Après 1945, un cycle de contes­ta­tion du cadre natio­nal s’est ouvert, alors même que le cycle anté­rieur de flo­rai­son des natio­na­lismes, com­men­cé avec la révo­lu­tion fran­çaise et culmi­nant dans les révo­lu­tions de 1848, ne s’était pas encore ache­vé par les déco­lo­ni­sa­tions. Ce che­vau­che­ment curieux, com­pa­rable aux déca­lages pro­gres­sifs des marées le long des côtes, devait mettre à jour, avec l’éclatement du bloc com­mu­niste, le regain des natio­na­lismes et cer­taines prises d’indépendance, un phé­no­mène plus pro­fond : l’affrontement conti­nu de puis­sants cou­rants reven­di­quant pour l’un le sens de l’histoire, pour l’autre la volon­té, tou­jours avec un temps de retard, de ne pas le lais­ser échap­per. In fine, la nation, davan­tage qu’un enjeu, a fini par appa­raître comme un jouet, mani­pu­lé, ins­tru­men­ta­li­sé, défor­mé, défi­gu­ré par des mains cruelles au ser­vice de pro­jets cyniques, ain­si qu’en témoigne l’actualité ukrai­nienne la plus récente. Cette brève contri­bu­tion a pour ambi­tion de s’interroger d’abord sur dif­fé­rents regards qui sont por­tés sur l’objet nation, puis de lire en fili­grane ce que leur super­po­si­tion révèle, pour ten­ter en conclu­sion de situer dans le champ anthro­po­lo­gique les batailles aux­quelles elle est par­tie pre­nante.

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Entre abso­lu­ti­sa­tion de la nation et « post­na­tio­na­lisme », la rai­son n’est pas à mi-che­min, elle n’est pas com­pro­mis, mais bien ailleurs, au-des­sus, hors du spectre des grandes idéo­lo­gies de la moder­ni­té. Ces der­nières ont pour point com­mun cen­tral de s’être atta­chées à une même repré­sen­ta­tion tech­nique de la nation – un peuple, un ter­ri­toire, des ins­ti­tu­tions – autre­ment dit à l’Etat-nation. Ce modèle ratio­na­liste ne pré­juge pas de la pré­exis­tence de l’un ou l’autre de ces élé­ments : il est le constat de leur conjonc­tion, sur lequel il se construit. Les patho­lo­gies natio­na­listes, tech­no­cra­tiques ou mon­dia­listes reposent sur le même pré­ju­gé de sta­bi­li­té du modèle, les unes pour le ren­for­cer, les autres pour le contes­ter. C’est, au pre­mier degré, igno­rer trois faits fon­da­men­taux de la consti­tu­tion des nations : le pre­mier est leur diver­si­té externe, qui équi­vaut à leur nombre, mais aus­si interne, le deuxième leur capa­ci­té à s’adapter et à se trans­for­mer, et le troi­sième que la nation répond, comme tout orga­nisme vivant, à un besoin d’échanges contrô­lés, ce qui exclut l’absence d’échange ou l’échange incon­trô­lé. Mais c’est, plus encore, refu­ser leur sub­stance même, qui n’est pas image ou sen­ti­ment, mais appar­te­nance char­nelle, bio­lo­gique, à la lignée fami­liale et à l’alliance des familles qui com­posent la nation. La nation est la com­mu­nau­té tem­po­relle et his­to­rique des morts et des vivants qui donnent la vie, trans­mettent leurs patri­moines moraux et phy­sique par amour, et en retour expriment à leurs pères la recon­nais­sance des bien­faits qu’ils reçoivent. C’est, enfin, le foyer où l’homme répond à sa voca­tion propre, apprend à aimer ses pro­chains selon sa place et la leur et acquiert ain­si un être spi­ri­tuel propre.
Nous ne revien­drons pas ici sur les natio­na­lismes patho­lo­giques, tout ayant pu être dit sur le sujet – sou­vent fort mal hélas. Le vide affli­geant du natio­na­lisme révo­lu­tion­naire dans ses variantes répu­bli­caine, natio­nal-socia­liste, anti­co­lo­nia­listes ou autres ont lar­ge­ment contri­bué et conti­nuent de contri­buer, selon les cas, à décré­di­bi­li­ser l’idée natio­nale ou à détour­ner les dévoue­ments. A l’inverse, l’expression des patho­lo­gies « natio­pho­biques », fort cou­rantes, demeurent trop peu étu­diées. Elles s’expriment au pre­mier degré par des sen­tences accu­sa­toires dénon­çant pêle-mêle des cou­tumes, des com­por­te­ments, divers aspects cultu­rels, folk­lo­riques ou encore des pro­fes­sions de foi patrio­tiques comme rele­vant de la part « moi­sie », « ran­cie » de la nation. Ces juge­ments tra­hissent tou­jours à la fois un mépris d’élite, une pré­fé­rence étran­gère et un goût plus ou moins pro­non­cé pour les entre­prises impé­ria­listes. En se sys­té­ma­ti­sant, la cri­tique des phé­no­mènes natio­na­listes verse dans la mise en cause du fait natio­nal lui-même.
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