Revue de réflexion politique et religieuse.

Kas­pe­ria­na

Article publié le 9 Déc 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Blaise Pas­cal en son temps s’était éle­vé contre les casuistes de com­plai­sance : « C’est ain­si que nos Pères ont déchar­gé les hommes de l’obligation pénible d’aimer Dieu actuel­le­ment […] vous ver­rez que [pour eux] cette dis­pense de l’obligation fâcheuse d’aimer Dieu est le pri­vi­lège de la loi évan­gé­lique par des­sus la judaïque. » (Les Pro­vin­ciales, lettre X) Le car­di­nal Wal­ter Kas­per a beau s’en défendre et vou­loir se pla­cer sur un modeste plan pas­to­ral : la confé­rence qu’il a pro­non­cée devant le consis­toire extra­or­di­naire des car­di­naux, les 20 et 21 février 2014 ((. Wal­ter Kas­per, Il Van­ge­lo delle fami­glia, Edi­trice Que­ri­nia­na, Bres­cia, 2014, 76 p. En plus de la confé­rence, le volume contient quelques appen­dices qui pré­cisent ou sim­ple­ment répètent des élé­ments du docu­ment prin­ci­pal. A plu­sieurs reprises, par la suite, le car­di­nal Kas­per a main­te­nu sa thèse. Dans cet article, toute cita­tion, sans autre indi­ca­tion que celle des pages, est tirée de ce livre. )) , à la demande du pape Fran­çois, ren­voie à cette indi­gna­tion de l’auteur des Pro­vin­ciales, aggra­vée de l’impression d’une mal­hon­nê­te­té intel­lec­tuelle. Le cadre de ce dis­cours, qu’il convient de pré­ci­ser avant de reve­nir aux pro­pos en ques­tion, aug­mente les sen­ti­ments que l’on vient de dire et les tourne en une forme d’inquiétude. A la fin de l’année 2013, un synode extra­or­di­naire sur la famille et les défis extra­or­di­naires qui sont les siens actuel­le­ment a été convo­qué pour l’automne pro­chain. Mal­heu­reu­se­ment, mais sans que cela ne sus­cite de réelle sur­prise, la dis­cus­sion et les débats pré­li­mi­naires se sont rapi­de­ment foca­li­sés sur la ques­tion des divor­cés rema­riés. Cette ques­tion, pen­dante depuis quelques décen­nies au sein de l’Eglise catho­lique, au moins dans les pays occi­den­taux, se réduit sou­vent à deux inter­ro­ga­tions ou deux reven­di­ca­tions : celle de l’accueil dans une église ou devant un ministre ordon­né d’une céré­mo­nie célé­brant la nou­velle union de deux per­sonnes dont l’une au moins a été aupa­ra­vant unie par le sacre­ment du mariage avec quelqu’un d’autre ; et celle de la pos­si­bi­li­té pour les divor­cés rema­riés d’accéder aux sacre­ments de l’Eucharistie et de la Péni­tence. La réponse de l’Eglise à l’une comme à l’autre demande est néga­tive, et les textes sont si clairs et si nom­breux qu’ils diriment, pense-t-on, toute hési­ta­tion ou toute hypo­thèse. Res­tent alors la bien­veillance et l’exhortation à la conver­sion, avec leurs moda­li­tés diverses, que pas­teurs et bap­ti­sés doivent exer­cer envers ces per­sonnes.
Tou­te­fois, en pra­tique est née en cer­tains endroits une pas­to­rale plus qu’accommodante qui, pour le pre­mier point, orga­nise des béné­dic­tions qui peuvent aller jusqu’à la paro­die pure et simple du mariage ; et qui, pour le second, auto­rise ou ne dit rien contre une vie sacra­men­telle ordi­naire. « Solu­tions » qui ne ren­contrent pas, ou guère, de répro­ba­tion offi­cielle ; peut-être parce que, pour les uns comme pour les autres, le phé­no­mène du divorce et des familles recom­po­sées est à ce point mas­sif et civi­le­ment recon­nu qu’il doit être pris avant tout comme un fait, une don­née dans l’horizon indis­cu­té de laquelle il convient de pen­ser et d’agir.
Si sur­prise il y a eu en ce début du pro­ces­sus qui abou­ti­ra au synode extra­or­di­naire des évêques, avec ses deux ses­sions en octobre 2014 puis l’année sui­vante, cela n’est pas venu, non plus et mal­heu­reu­se­ment, de ce que cer­tains épis­co­pats (alle­mand, suisse, autri­chien) ont trans­mis en réponse au ques­tion­naire romain sur les défis contem­po­rains concer­nant la famille : selon eux, l’Eglise doit chan­ger sa dis­ci­pline en vue d’un accueil misé­ri­cor­dieux, voire d’une accep­ta­tion de cette situa­tion.
La sur­prise est plu­tôt venue de la pré­sen­ta­tion de la ques­tion par le car­di­nal Kas­per dans la confé­rence déjà men­tion­née et que l’on se pro­pose d’étudier ici ; confé­rence qui a don­né lieu, dans l’assemblée car­di­na­lice puis dans le monde catho­lique, à des réac­tions à la fois pas­sion­nées et argu­men­tées ((. Le quo­ti­dien ita­lien Il Foglio est sans doute l’organe de presse où ce débat s’est dérou­lé de la manière la plus ample. On peut s’y repor­ter sans dif­fi­cul­té sur le site http://www.ilfoglio.it/.)) .
Cer­tains diront ici que la ques­tion des divor­cés rema­riés n’est ni la plus urgente ni la plus pré­oc­cu­pante des attaques contre la famille ou plus pro­saï­que­ment de ses fai­blesses. Rap­pe­lons sim­ple­ment qu’elle se trouve, avec la ques­tion de la géné­ra­tion, au fon­de­ment même de la famille. Ain­si le code de droit cano­nique, en son troi­sième canon concer­nant le mariage (les deux pre­miers en ont rap­pe­lé la nature sacra­men­telle), déclare-t-il : « Les pro­prié­tés essen­tielles du mariage sont l’unité et l’indissolubilité qui, dans le mariage chré­tien, en rai­son du sacre­ment, acquièrent une soli­di­té par­ti­cu­lière. » (can. 1056) Dans le champ civil, il n’en va pas dif­fé­rem­ment sur le plan des prin­cipes et on peut légi­ti­me­ment pen­ser que l’acte fon­da­teur du mou­ve­ment de décom­po­si­tion du mariage civil n’est pas à cher­cher dans la recon­nais­sance de l’union libre, dans l’instauration du Pacs ou dans le « mariage » homo­sexuel, mais bien dans l’introduction du divorce civil où l’individu impose aus­si sa supré­ma­tie sur toute autre réa­li­té.
Quelle est la solu­tion pro­po­sée par le car­di­nal Kas­per et qui a sus­ci­té à juste titre tant de réac­tions ? Il s’agit, selon lui, de s’inspirer de la pra­tique des Eglises ortho­doxes, en pui­sant dans le tré­sor moral et spi­ri­tuel de l’Eglise catho­lique afin, non pas – l’éminence alle­mande s’en défend vigou­reu­se­ment – de mettre à bas ou sim­ple­ment de rela­ti­vi­ser l’indissolubilité de l’union conju­gale, mais dans cer­tains cas de rendre pos­sible une seconde union : elle n’aurait pas le sta­tut du mariage (ce qui semble se résu­mer au fait qu’elle ne serait pas décla­rée sacra­men­telle, mais elle en aurait toutes les carac­té­ris­tiques et en pro­dui­rait tous les fruits : qu’est-ce, si ce n’est un mariage ?), mais elle serait recon­nue et sanc­tion­née par l’Eglise et sur­tout elle ouvri­rait l’accès aux sacre­ments de l’Eucharistie et de la Péni­tence. « La tra­di­tion catho­lique ne connaît pas, à la dif­fé­rence des Eglises ortho­doxes, le prin­cipe de l’oikonomia, mais elle connaît le prin­cipe ana­logue de l’epikie, du dis­cer­ne­ment des esprits, de l’équiprobabilisme (Alphonse de Liguo­ri), de même que la concep­tion tho­miste de la ver­tu car­di­nale de pru­dence, laquelle applique une norme géné­rale à une situa­tion concrète (chose qui, selon la signi­fi­ca­tion que lui donne Tho­mas d’Aquin, n’a rien à voir avec l’éthique de la situa­tion). » (p. 68)
Sans entrer dans des détails tech­niques, il importe de pré­sen­ter suc­cinc­te­ment ce prin­cipe de la tra­di­tion latine ((. On se limite ici à l’épikie, les autres notions étant prises par le car­di­nal Kas­per dans un sens équi­valent, pour autant qu’on puisse s’en rendre compte. )) , non pour lui-même mais parce que son ana­lyse apporte un éclai­rage sur la logique de fond avan­cée et en révèle le carac­tère révo­lu­tion­naire : la décon­si­dé­ra­tion du carac­tère abso­lu, irré­for­mable de cer­taines lois et ce au nom d’un pré­ten­du mou­ve­ment irré­pres­sible et englo­bant de la misé­ri­corde divine. Voi­là le nou­veau « pri­vi­lège de la loi évan­gé­lique » qui dis­pense de toute obli­ga­tion « fâcheuse », parce que « pénible »…
De plus, du côté de la forme, on remar­que­ra qu’une méthode se dégage, qui est celle-là même qui fut employée pour jus­ti­fier l’œcuménisme, la liber­té reli­gieuse, les méthodes arti­fi­cielles de contra­cep­tion (jus­ti­fi­ca­tion non ava­li­sée pour ce der­nier cas).
[…]

-->