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Un tho­miste de com­bat

Florent Gabo­riau (1921–2002), phi­lo­sophe et théo­lo­gien tho­miste aty­pique, auteur d’une bonne tren­taine d’ouvrages, n’est pas incon­nu des lec­teurs de cette revue, à laquelle il a don­né quelques articles et entre­tiens. Ache­vé mais non relu par l’auteur avant sa mort, Tho­mas d’Aquin à la croi­sée du siècle ((. L’Age d’Homme, Mes­sages, Lau­sanne, 2013, 28 €.))  a pu paraître grâce à l’important tra­vail effec­tué conjoin­te­ment par Jean-Paul Hou­pert, dis­ciple de Gabo­riau, et Jean-Marc Ber­thoud, direc­teur de la col­lec­tion Mes­sages aux édi­tions L’Age d’Homme.
Ce qui fait l’originalité de cet auteur par­mi les tho­mistes, c’est qu’une part impor­tante de ses ouvrages est consa­crée à dis­cu­ter les inter­pré­ta­tions de ses pairs. Alors que, par­mi ceux-ci, l’usage est d’indiquer en pas­sant, sou­vent en note, l’accord ou le désac­cord avec tel ou tel, sans en déve­lop­per beau­coup les motifs, Gabo­riau ne craint pas de mener sur plu­sieurs pages un dia­logue cri­tique avec un auteur, à l’aide de cita­tions per­ti­nentes. Le titre d’un de ses ouvrages anté­rieurs – et l’un des meilleurs – Tho­mas d’Aquin en dia­logue (1993), illustre bien cette méthode.
Dans le livre qui nous occupe, Gabo­riau dia­logue avec le P. Che­nu au sujet du plan de la Somme théo­lo­gique, avec le P. Don­neaud au sujet de la sacra doc­tri­na, avec Prou­vost au sujet de la polé­mique luba­co-gil­so­nienne contre Caje­tan et la nature pure, avec le P. Mon­tagnes au sujet de l’analogie, avec Mari­tain au sujet de la phi­lo­so­phie de la nature, avec Gil­son au sujet de l’ens et de l’esse, avec le P. Moingt au sujet de l’encyclique Fides et ratio, etc.
Les deux ques­tions prin­ci­pales, qui tra­versent tout le livre et aux­quelles se rat­tachent les autres ques­tions abor­dées, sont d’une part celle de l’objet de la méta­phy­sique, d’autre part celle du rap­port de la théo­lo­gie à la Bible, deux ques­tions qui jouent pour Gabo­riau un rôle ana­logue : « L’objet de la méta­phy­sique est l’ens solum (l’étant seul), for­mule jouant, dans notre décou­verte de la phi­lo­so­phie de saint Tho­mas, un rôle ana­logue à celui de la scrip­tu­ra sola (l’Ecriture seule) dans la décou­verte de sa théo­lo­gie. » (p. 200, voir aus­si pp. 80 et 228).
Disons-le tout net : Gabo­riau nous a beau­coup plus convain­cu sur la ques­tion phi­lo­so­phique que sur la ques­tion théo­lo­gique.
Sa thèse d’une syno­ny­mie, d’une qua­si-iden­ti­té de la théo­lo­gie et de l’Ecriture sainte, qu’il sou­te­nait déjà dans Théo­lo­gie nou­velle (1985) et plus récem­ment dans L’Ecriture seule ? (1997), se fonde prin­ci­pa­le­ment sur deux textes de saint Tho­mas.
Le pre­mier est tiré du Com­men­taire sur l’évangile de Jean (cap. 21, lect. 6) : « Seule l’Ecriture cano­nique est la règle de la foi. » (cité pp. 69, 146, 166 et 221). Le contexte montre que saint Tho­mas oppose les livres cano­niques aux livres apo­cryphes, et non pas l’Ecriture à la Tra­di­tion.
Quant au second texte, il est tiré de la pre­mière ques­tion de la Somme théo­lo­gique (Ia, qu. 1, art. 2, sol. 2) : « L’Ecriture sainte ou doc­trine sacrée (sacra Scrip­tu­ra seu doc­tri­na) est fon­dée sur la révé­la­tion divine » (cité en par­ti­cu­lier p. 91). L’apparente syno­ny­mie (seu) entre l’Ecriture sainte et la théo­lo­gie (doc­trine sacrée) n’est en réa­li­té qu’une méto­ny­mie qui, à nou­veau, n’exclut pas la tra­di­tion ecclé­sias­tique. En effet, saint Tho­mas écrit plus loin dans la Somme (IIa-IIae, qu. 5, art. 3, sol. 2) : « La véri­té pre­mière nous est pro­po­sée dans les Ecri­tures sai­ne­ment com­prises selon la doc­trine de l’Eglise. »
Pour rap­pe­ler le néces­saire enra­ci­ne­ment biblique de la théo­lo­gie et l’importance des com­men­taires scrip­tu­raires de saint Tho­mas, point n’est besoin d’affirmer une insou­te­nable syno­ny­mie entre théo­lo­gie et Ecri­ture sainte. Même un Jean Cal­vin – par­ti­san du sola Scrip­tu­ra s’il en est – estime que la théo­lo­gie apporte quelque chose par rap­port à la Bible, sinon il n’aurait pas pris la peine d’écrire son Ins­ti­tu­tion chré­tienne.
Pas­sons main­te­nant à la ques­tion de l’objet de la méta­phy­sique, sur laquelle, nous l’avons dit, l’auteur se montre selon nous beau­coup plus convain­cant.
Si l’on doit à Gil­son d’avoir, au XXe siècle, redé­cou­vert l’importance de l’esse, de l’acte d’être, dans la pen­sée de saint Tho­mas, l’élan gil­so­nien a empor­té sur cer­tains points le maître lui-même, et plus encore cer­tains de ses dis­ciples, hors des fron­tières du tho­misme. Gabo­riau cri­tique à juste titre la ten­dance gil­so­nienne à sub­sti­tuer l’esse à l’ens, l’être concret, comme sujet pre­mier de la méta­phy­sique (pp. 128, 176 et 226).
Il déplore aus­si l’obstination de Gil­son, mal­gré les pro­tes­ta­tions de Mari­tain, à « bri­der la pres­ta­tion d’Aristote » (p. 199) en pré­ten­dant qu’il « n’est pas allé jusqu’à l’Etre » (Gil­son, cité p. 199), alors que saint Tho­mas dit impli­ci­te­ment le contraire dans la Somme (Ia, qu. 44, art. 2, resp.).
En lien avec la ques­tion de l’objet de la méta­phy­sique, Gabo­riau conteste la notion mari­tai­nienne d’une phi­lo­so­phie de la nature dis­tincte des sciences modernes de la nature (phy­sique, chi­mie, bio­lo­gie). Cette néga­tion, appuyée sur de nom­breux textes de saint Tho­mas, tirés prin­ci­pa­le­ment de son Com­men­taire sur la Méta­phy­sique d’Aristote (pp. 154–162), implique que la méta­phy­sique est « le tout de la phi­lo­so­phie » (p. 225).
Avant de ter­mi­ner, nous devons rele­ver quelques défauts de forme. Mal­gré l’important tra­vail des édi­teurs, il reste un cer­tain nombre de coquilles typo­gra­phiques ain­si que des réfé­rences incom­plètes, mais cela ne gêne pas la lec­ture. Les nom­breuses cita­tions latines sont dans l’ensemble bien tra­duites. Trois regrets cepen­dant : la tra­duc­tion de sen­ten­tia par « sen­tence » au lieu d’« opi­nion » (pp. 172–173), la tra­duc­tion de ratio par « rai­son » au lieu de « notion » (pp. 122–123 et 131) et, sur­tout, la tra­duc­tion du fameux adage Sapien­tis est ordi­nare par « Il appar­tient au sage de com­man­der » au lieu de « Il appar­tient au sage de mettre en ordre » (p. 167). Enfin, nous esti­mons que, vu leur carac­tère anec­do­tique, les qua­rante pre­mières pages du livre (pp. 21–59) auraient méri­té d’être mises en appen­dice. Nous conseillons de débu­ter la lec­ture du livre à la page 59, dans le vif du sujet.
Tho­mas d’Aquin à la croi­sée du siècle offre un pano­ra­ma cri­tique du tho­misme fran­çais de la deuxième moi­tié du XXe siècle, tant des acteurs que des ques­tions dis­pu­tées. Les idées de Gabo­riau sont ori­gi­nales et tou­jours sti­mu­lantes, même quand il ne par­vient pas à nous convaincre.