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Un équi­libre instable

Après l’intervention cri­tique que j’avais publiée, à mon corps défen­dant, en octobre der­nier au sujet des pre­mières décla­ra­tions publiques, en forme d’entretien, de la part du pape Ber­go­glio ((. Cf. www.chiesaonline.it [1], 2 octobre 2013. L’expression « pape Ber­go­glio » est d’usage cou­rant en Ita­lie, tout comme le fait d’écrire « Ber­go­glio » ou « Mon­ti­ni  » [ndlr]. )) , quelqu’un avait sou­li­gné ce que je disais à pro­pos du va-et-vient entre le pape et la presse : qu’« il ne pour­rait pas durer ». Il fal­lait com­prendre que l’observation était limi­tée à l’alliance contin­gente entre le style « inno­vant » d’un pon­tife et l’intérêt des médias de le pro­vo­quer, de lui offrir des occa­sions (telle l’entretien avec Scal­fa­ri) et d’en tirer diver­se­ment pro­fit, depuis l’accroissement des ventes jusqu’à la pour­suite d’une ligne poli­tique « laïque » – celle par exemple du quo­ti­dien La Repub­bli­ca – à l’égard des catho­liques ita­liens et de l’Eglise. Dans cette optique, ce que je pré­voyais avait déjà sa confir­ma­tion : l’entretien de La Repub­bli­ca comme les autres décla­ra­tions ont été par­tiel­le­ment démen­tis par divers porte-parole du Vati­can, ou déclas­sés et ran­gés dans une caté­go­rie occa­sion­nelle et non repré­sen­ta­tive de la pen­sée du pape et moins encore jugés rele­ver d’un quel­conque « magis­tère ordi­naire ». Mais notre impres­sion de pré­ca­ri­té demeure face aux chan­ge­ments ulté­rieurs de style et de moda­li­tés de com­mu­ni­ca­tion, puisque ceux-ci conservent cette marque intel­lec­tuelle qui a vu dès le début le pape Ber­go­glio émettre des for­mules et des conte­nus sans veiller scru­pu­leu­se­ment à les contrô­ler. Euge­nio Scal­fa­ri a par la suite recon­nu avoir tra­vaillé de mémoire la recons­truc­tion de l’entretien publié le 11 sep­tembre der­nier, mais il a aus­si décla­ré que le texte final avait été trans­mis au secré­taire par­ti­cu­lier de Ber­go­glio – remar­quons-le : non pas au secré­taire res­pon­sable en titre, c’est-à-dire le Secré­taire d’Etat – et par lui, au pape, qui l’approuvera, peut-être après l’avoir sim­ple­ment par­cou­ru.
Et en effet, même un texte pou­vant nor­ma­le­ment être consi­dé­ré comme magis­té­riel, l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium [EG], arri­vée depuis, n’échappe pas à ce flux d’allées et venues entre argu­ments et polé­miques, rai­sons et mou­ve­ments d’humeur, thèses et contre-thèses que ces entre­tiens contes­tés avaient déjà mis en évi­dence. L’excessive exten­sion du champ thé­ma­tique d’EG ne cor­res­pond pas, comme on a vou­lu le croire, à une « ency­clo­pé­die pra­tique » inévi­ta­ble­ment pro­lixe des­ti­née aux catho­liques ; il me semble que le texte s’écarte d’un plan ori­gi­nai­re­ment bien défi­ni en lui-même (mis­sion-évan­gé­li­sa­tion), parce que trop d’affirmations sug­gèrent ou imposent inté­gra­tions, cor­rec­tifs, cla­ri­fi­ca­tions. Cet espace de com­pen­sa­tion est en outre très élas­tique. Il semble cal­cu­lé à vue, au cours de l’action, non pro­je­té d’avance. L’assemblage qui en résulte, rhé­to­ri­que­ment tra­ver­sé par une même fer­veur sin­cère, n’a en réa­li­té pas de cohé­rence.
C’est jus­te­ment par le sou­ci tout prag­ma­tique d’un vaste « équi­libre » d’exhortations, de rap­pels, d’axiomes, qu’il pro­duit quelque chose dont on se demande « si cela pour­ra durer », ou bien si les élé­ments voire les contra­dic­tions appe­lés à for­mer un tout res­te­ront assem­blés, comme lorsqu’une colle ne semble pas pou­voir prendre. Je don­ne­rai un exemple de ce liant dou­teux pré­sent dans EG (« non à la mon­da­ni­té spi­ri­tuelle » : nn. 93–97) et plus briè­ve­ment, d’une construc­tion en équi­libre dif­fi­cile (la pré­pa­ra­tion de l’homélie : nn. 145–159). Le thème de la « mon­da­ni­té spi­ri­tuelle », récur­rent chez le pape Ber­go­glio, consiste à affir­mer, avec une viva­ci­té polé­mique, que les hommes de la contem­pla­tion et de la « connais­sance reli­gieuse » sont, ou peuvent être, non moins mon­dains, en tant qu’ils seraient « auto-réfé­ren­tiels », que les hommes extro­ver­tis des théo­lo­gies poli­tiques pro­gres­sistes. De fait, EG inclut dans la même caté­go­rie « auto­ré­fé­ren­tielle » les hommes du rite et de l’observance, et dans celle de la mon­da­ni­té extro­ver­tie les agents « effi­caces » de l’organisation ecclé­sias­tique, aus­si bien cen­trale que péri­phé­rique. Le sché­ma de l’exhortation se com­plique encore, puisque aus­si bien les « acti­vistes » que les « spi­ri­tuels » se retrouvent clas­sés en par­tie par­mi les néo­pé­la­giens modernes, en par­tie par­mi les modernes gnos­tiques. Et tout cela sous le signe d’un « éli­tisme nar­cis­sique et auto­ri­taire ». Nous aurions là un modèle clas­si­fi­ca­toire inté­res­sant si l’intention et le ton des pas­sages concer­nés, les des­crip­tions et les appli­ca­tions concrètes n’avaient pas une sono­ri­té étran­ge­ment liqui­da­trice, jetant sur les contem­pla­tifs le soup­çon d’avoir « une foi recluse dans le sub­jec­ti­visme » (n. 94), et sur les « tra­di­tio­na­listes » exis­tant à l’intérieur de l’Eglise, l’imputation peu plau­sible de pro­mé­théisme, carac­té­ris­tique plu­tôt appli­cable à l’humanisme pro­gres­siste (au sens strict) des divers ouvrié­rismes et mar­xismes révo­lu­tion­naires d’une autre époque.
Je crois plu­tôt qu’il s’agit de typo­lo­gies encore mal défi­nies. L’exhortation-dénonciation ne dis­tingue pas, en effet, et pas seule­ment sur ce point, entre types et situa­tions, même de manière élé­men­taire, et semble même accré­di­ter le pré­ju­gé (celui-ci effec­ti­ve­ment malade de prag­ma­tisme) selon lequel la contem­pla­tion, la prière, la litur­gie n’ont pas de valeur en elles-mêmes – à l’inverse des com­man­de­ments évan­gé­liques et de la constante atti­tude de l’Eglise –, et consti­tue­raient au contraire des conduites auto­ré­fé­ren­tielles, étran­gères à la vie chré­tienne, per­verses même si elles ne sont pas inté­grées à ce qu’EG appelle la mis­sion ou l’évangélisation (qui, du reste dans le même texte, sont des choses mul­tiples et très diverses), autre­ment dit effi­caces dans cette direc­tion.
Mais, obser­ve­rai-je, ni la vie contem­pla­tive ni l’action litur­gique n’ont besoin en elles-mêmes d’être vali­dées par d’autres pra­tiques ecclé­siales, de se pro­lon­ger dans quelque chose d’autre, ou d’avoir des effets « pas­to­raux » déter­mi­nés d’avance. Quel effet peut-il donc être plus grand que de « sor­tir » vers Dieu ? Le ser­vice divin peut-il n’être fons et culmen – source et som­met – qu’à la condi­tion que simul­ta­né­ment la fons et culmen de la vie chré­tienne se trouvent ailleurs (dans la mis­sion, la pas­to­rale) ? Il y a là un dés­équi­libre évident, si l’on pense aus­si aux obser­va­tions faites dans EG sur le carac­tère émi­nem­ment litur­gique de l’homélie. Tout autre serait le fait que le contem­pla­tif, l’homme du rite et du sym­bole, pré­tende nier la valeur de tout le reste. Mais le risque est plus moder­niste que tra­di­tio­na­liste, parce que c’est dans les cultures moder­nistes que le pri­mat « sub­jec­ti­viste » de la dimen­sion mys­ti­co-rituelle retire toute impor­tance à la doc­trine, à la morale et à la pra­tique catho­liques, et les rem­place par les doc­trines et les pra­tiques de l’homme moderne aux­quelles le moder­niste « mys­tique » entend adhé­rer en pleine liber­té.
Il est trop com­mode de répondre qu’EG ne vise que les vrais « mon­dains » mas­qués sous des habits de mys­tiques, ou encore se retran­chant der­rière le pré­texte d’un dévoue­ment pra­tique débor­dant : car ou bien ce reproche est banal, et il a tou­jours été for­mu­lé, ou bien il ne l’est pas, et il indique alors des ten­dances et des risques par­ti­cu­liers d’apparences ver­tueuses réel­le­ment fré­quentes aujourd’hui.
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