- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

Démo­cra­tie : vers la fin du pri­vi­lège ?

En ce cinq cen­tième anni­ver­saire de la paru­tion du Prince, on sait que la science du poli­tique a ces­sé de s’intéresser à une clas­si­fi­ca­tion des régimes jusqu’alors essen­tiel­le­ment des­ti­née, mal­gré ses diver­si­tés, à la recherche du meilleur régime, pour réorien­ter son objet vers la des­crip­tion des ins­ti­tu­tions dans leur exis­tence la plus concrète, et les condi­tions pos­sibles de leur main­tien. Recher­chant le salut de l’Etat quelles qu’en soient les condi­tions et les formes, non l’amélioration de l’organisation et de la struc­ture poli­tique au vu des fina­li­tés propres à cet ordre, Machia­vel pos­tu­lait ain­si la natu­ra­li­té ini­tiale des ins­tances exer­çant une contrainte poli­tique, en même temps qu’il s’interdisait d’analyser leur cor­rup­tion autre­ment que comme une déca­dence contre laquelle l’art poli­tique consis­tait à trou­ver des tech­niques de retar­de­ment. L’irruption de la moder­ni­té poli­tique n’a pas remis en cause la désaf­fec­tion à l’égard de la com­pa­rai­son des régimes, mais lui a sub­sti­tué l’affirmation péremp­toire du carac­tère irré­ver­sible de la démo­cra­tie comme mode d’organisation poli­tique, au moins sous la forme de la bou­tade de Chur­chill selon lequel la démo­cra­tie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. Cette manière de dire a au moins l’avantage de mettre en évi­dence la contra­dic­tion interne de la démo­cra­tie, comme si sa défi­ni­tion devait tou­jours être néga­tive. C’est qu’il y a sans doute, pour reprendre une for­mule aux juristes de droit civil, erreur sur les qua­li­tés sub­stan­tielles de ce régime poli­tique. Or on ne compte plus les publi­ca­tions sur la situa­tion contem­po­raine cri­tiques de ce régime, au point qu’on est ame­né à se deman­der si la crise ne serait pas l’un de ses carac­tères consti­tu­tifs. Par­mi les innom­brables reproches qui lui sont actuel­le­ment adres­sés, ce qui est en cause est pour l’essentiel l’aggravation de la césure (ou de l’abîme) sépa­rant les gou­ver­nants du corps poli­tique dont ils sont répu­tés assu­mer la repré­sen­ta­tion et le ser­vice. Nous serions ain­si en voie d’arriver au terme d’un « pro­ces­sus de réduc­tion du taux de démo­cra­ti­ci­té de la démo­cra­tie » ((. Ste­fa­no Petruc­cia­ni, « Crise de légi­ti­mi­té, pou­voir et démo­cra­tie », in Y.-C. Zar­ka (dir.), Repen­ser la démo­cra­tie, Armand Colin, 2010, p. 91. )) , par lequel le peuple aurait été pro­gres­si­ve­ment évin­cé de toute réelle capa­ci­té de déci­sion poli­tique, pro­ces­sus dont les impli­ca­tions sont désor­mais pla­né­taires, et non plus limi­tées aux terres d’élection du popu­lisme. Pour cou­rante qu’elle soit, cette ana­lyse mérite qu’on s’y arrête quelques ins­tants, avant de s’interroger sur ce para­doxe : la démo­cra­tie réelle est tou­jours plus cri­ti­quée, mais bien que l’unanimité tende à se fis­su­rer, elle est tou­jours pré­sen­tée comme un hori­zon indé­pas­sable.

* * *

A l’origine de ce malaise, il y a en effet un mal­en­ten­du ter­mi­no­lo­gique. La démo­cra­tie n’est pas la « démo-archie », ou démar­chie. Certes, ce der­nier terme a eu quelque usage, dans la Grèce du IVe siècle avant notre ère, pour dési­gner le man­dat du Démarque. Il a été repris au XXe siècle par les liber­ta­riens dans leur cri­tique de l’ordre poli­tique exis­tant, mais à rebours de l’instrumentalisation long­temps effec­tuée par les his­to­riens de ten­dance mar­xiste, eux-mêmes sui­vant les phi­lo­sophes des Lumières, et qui avaient ten­dance à pré­sen­ter les ins­ti­tu­tions de la Grèce antique comme un modèle de démo­cra­tie concrète. La méfiance des ins­ti­tu­tions de l’Antiquité à l’égard du peuple est désor­mais pré­sen­tée comme un fait. L’ambivalence ori­gi­nelle du terme demos et de son usage dès l’Antiquité est ain­si sou­li­gnée : à la fois uti­li­sé pour dési­gner la com­mu­nau­té humaine iden­ti­fiée à un ter­ri­toire déter­mi­né, et consi­dé­rée dans sa glo­ba­li­té, il est sur­tout employé pour décrire « la masse sans véri­table capa­ci­té poli­tique, sujette à tous les empor­te­ments et toutes les mani­pu­la­tions » ((. Marie-José­phine Wer­lings, Le dèmos avant la démo­cra­tie. Mots, concepts, réa­li­tés his­to­riques, Presses uni­ver­si­taires de Paris Ouest, 2012, p. 289. )) . Les pères fon­da­teurs du libé­ra­lisme poli­tique, anglo-saxon ou conti­nen­tal, qui ont tou­jours mar­qué une très grande méfiance à l’égard de l’affirmation popu­laire, ne feraient ain­si que pro­lon­ger l’exercice de mise à dis­tance du peuple qui serait pré­sent dès le modèle athé­nien.
La for­mule fon­da­trice de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive moderne, que l’on doit à Mon­tes­quieu, est bien connue : « Il y avait un grand vice dans la plu­part des anciennes répu­bliques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des réso­lu­tions actives, et qui demandent quelque exé­cu­tion, chose dont il est entiè­re­ment inca­pable. Il ne doit entrer dans le gou­ver­ne­ment que pour choi­sir ses repré­sen­tants, ce qui est très à sa por­tée » ((. Mon­tes­quieu, De l’Esprit des lois, Livre XI, chap. VI : « De la Consti­tu­tion d’Angleterre ». )) . Les démo­cra­ties modernes seraient donc carac­té­ri­sées par ce que Fran­cis Dupuis-Déri qua­li­fie d’« ago­ra­pho­bie poli­tique » ((. Démo­cra­tie. His­toire poli­tique d’un mot, Lux, Mont­réal, 2013, pp. 37 ss. ))  : le peuple est ain­si non pas l’impensé de la démo­cra­tie, mais l’entité que les ins­ti­tu­tions poli­tiques ont eu pour but non d’éliminer, mais de can­ton­ner à une fonc­tion limi­tée et tem­po­raire. L’histoire des ins­ti­tu­tions poli­tiques fran­çaises et de leur construc­tion juri­dique vient confir­mer cette limi­ta­tion du peuple au rôle de simple organe char­gé de la dési­gna­tion pério­dique des repré­sen­tants, ain­si que l’explicitait le juriste Car­ré de Mal­berg en pré­ci­sant la signi­fi­ca­tion du pro­ces­sus de repré­sen­ta­tion : « Le « repré­sen­tant » ne repré­sente pas une volon­té pré­exis­tante des citoyens, puisque le droit posi­tif des Consti­tu­tions repré­sen­ta­tives refuse à ceux-ci le pou­voir de vou­loir autre­ment que par leurs repré­sen­tants ; dans ces condi­tions, il n’est pas pos­sible de dire que la volon­té des citoyens entre en repré­sen­ta­tion ; mais il y a ici, d’un côté, une volon­té, celle des citoyens, dont il est fait abs­trac­tion et qui est trai­tée juri­di­que­ment comme inexis­tante, et d’un autre côté, une volon­té, celle du « repré­sen­tant », qui se sub­sti­tue tota­le­ment à celle des citoyens et qui fina­le­ment demeure seule opé­rante » ((. Ray­mond Car­ré de Mal­berg, Théo­rie géné­rale de l’Etat, 1922, Sirey, t. 2, p. 229. )) . Aus­si abrupte qu’elle soit, cette ana­lyse n’est pas fon­da­men­ta­le­ment contra­dic­toire avec la ver­sion rous­seauiste de la démo­cra­tie. Si l’auteur du Contrat social était certes oppo­sé à l’idée même de repré­sen­ta­tion, on sait qu’il ne tolé­rait aucune insu­bor­di­na­tion du peuple à la volon­té géné­rale, quelle que soit la pro­cé­dure ayant ame­né à sa déter­mi­na­tion : « L’essence du corps poli­tique est dans l’accord de l’obéissance et de la liber­té. […] les mots de sujet et de sou­ve­rain sont des cor­ré­la­tions iden­tiques dont l’idée se réunit sous le seul mot de citoyen » ((. Contrat social, Livre III, ch. 13.)) .
[…]