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La tech­no­cra­tie, des­tin de la démo­cra­tie ?

Une cer­taine connais­sance des choses et des hommes a tou­jours pas­sé pour consti­tuer un titre à gou­ver­ner, jusqu’au jour où est adve­nue la démo­cra­tie. Alors toute science du gou­ver­ne­ment a été décla­rée si super­flue ou, ce qui revient au même, si uni­for­mé­ment par­ta­gée qu’il ne pou­vait exis­ter de gou­ver­ne­ment légi­time que celui de tous par tous. Pour­tant, l’idée tra­di­tion­nelle semble avoir retrou­vé du ser­vice : désa­vouée ou encen­sée, l’idée tech­no­cra­tique hante le monde moderne, les uns jugeant que le savoir de cer­tains hommes leur donne un droit à com­man­der à leurs sem­blables, cepen­dant que le grand nombre, pour qui le seul sou­ve­rain légi­time est le peuple, ne laisse pas d’être impres­sion­né par tout ce qui se pré­sente comme scien­ti­fique. Mais quel est le savoir des tech­no­crates ? Je vou­drais sug­gé­rer trois choses. D’abord que le savoir jadis invo­qué comme titre à gou­ver­ner n’a rien à voir avec la science dont se pré­vaut aujourd’hui le tech­no­crate. Ensuite que la science de ce der­nier ne lui donne aucune com­pé­tence par­ti­cu­lière pour gou­ver­ner. Enfin qu’au lieu de la contra­dic­tion qui devrait logi­que­ment régner entre tech­no­cra­tie et démo­cra­tie, il y a en réa­li­té col­lu­sion.

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Pla­ton vou­lait que le gou­ver­ne­ment de la cité fût une science et un art. Pour­quoi ? Parce qu’il voyait dans une cité non un être arti­fi­ciel que les hommes peuvent façon­ner à leur guise, mais un être natu­rel qui, comme tous les êtres natu­rels, obéit aux lois de sa nature.  Toutes les choses sen­sibles étant l’image mobile et défor­mée de leur propre essence intel­li­gible, et n’ayant donc de sub­stance qu’autant qu’elles par­ti­cipent de leur essence, la cité des hommes, quelque impar­faite qu’elle fût, parais­sait en tout état de cause devoir être d’autant plus viable qu’elle était plus proche de son modèle, de l’essence éter­nelle de toute cité.
Gou­ver­ner la cité, pour autant que le gou­ver­ne­ment sou­hai­tait être bon, sup­po­sait donc d’une part de connaître cette essence, de l’autre de ten­ter d’en façon­ner l’image la plus fidèle pos­sible dans le monde sub­lu­naire. La poli­tique était une science, celle de la nature des choses, mais aus­si un art, celui de faire que les hommes, ces créa­tures sans cesse rebelles, s’y conforment, sin­gu­liè­re­ment en les édu­quant à faire ce qu’ils étaient le mieux faits pour faire, et en met­tant cha­cun à sa place. C’était dire que seuls les phi­lo­sophes pou­vaient être rois. Quelque déçu qu’il ait pu être par les poli­ti­ciens qui n’avaient cure de ses conseils, quelque uto­pique qu’ait pu être son espoir, ce qui demeure des concep­tions de Pla­ton est cette idée essen­tielle que tout gou­ver­ne­ment qui ne cherche pas à se lais­ser gui­der par des normes objec­tives et éter­nelles tirées de la nature des choses est un gou­ver­ne­ment condam­né aux deux désordres qui affectent toute cité qui s’en moque, l’anarchie et le des­po­tisme.
Il n’est pas, me semble-t-il, dif­fi­cile de com­prendre que, sous ce rap­port, les phi­lo­sophes chré­tiens n’ont rien dit d’autre, bien que dans les termes qui leur sont propres. Car pour le dire d’un mot, si tant est que toute poli­tique pro­pre­ment chré­tienne ait eu pour prin­cipe de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César, elle consis­tait à faire que le pou­voir de César demeure subor­don­né à celui de Dieu : le prince régnait mais les plus fon­da­men­tales des lois qu’il avait pour charge de faire res­pec­ter n’étaient pas cen­sées venir de lui. De ce point de vue, la seule vraie dif­fé­rence entre le roi chré­tien et le roi phi­lo­sophe est que ce der­nier croyait pou­voir accé­der par lui-même à la nature des choses, tan­dis que le pre­mier la savait acces­sible seule­ment grâce à la média­tion d’hommes qui en étaient plus proches parce qu’ils étaient les hommes de Dieu.
Gou­ver­ner pour un chré­tien comme pour les païens était affaire de science et de pater­ni­té mais dans le monde chré­tien celle-ci était pré­ser­vée et trans­mise par des hommes qui avaient pour mis­sion de l’enseigner aux Princes.  Dans l’un et l’autre cas gou­ver­ner, c’était savoir non seule­ment où aller, mais encore où on devait aller.

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Qu’est-ce qu’un tech­no­crate ? Le terme est assez flou mais on voit bien ce qu’il entend dési­gner : un homme qui exerce un pou­voir d’ordre poli­tique au nom d’une com­pé­tence tech­nique, ou plus lar­ge­ment scien­ti­fique. Un tech­no­crate est un homme qui pré­tend pos­sé­der ou à qui on attri­bue une science par­ti­cu­lière du gou­ver­ne­ment des hommes, un homme répu­té qua­li­fié pour pou­voir gou­ver­ner « scien­ti­fi­que­ment » la cité. Le terme est deve­nu popu­laire dans le monde contem­po­rain parce que c’est un monde domi­né par le culte de la science, mais encore faut-il com­prendre ce qui passe aujourd’hui pour être scien­ti­fique.
Or pour celle-ci, la connais­sance de la nature des choses, qui est ce que jadis on appe­lait science, n’est rien sinon méta­phy­sique oiseuse, savoir illu­soire et qua­si­ment char­la­ta­ne­rie. La réa­li­té authen­tique est un ensemble de rap­ports entre phé­no­mènes obser­vables, rap­ports qui, dans des condi­tions don­nées, se révèlent constants : expli­quer un phé­no­mène c’est sans doute le rap­por­ter à une cause, mais cette cause n’est rien qu’un autre phé­no­mène dont l’observation révèle que, toutes choses égales d’ailleurs, il pré­cède constam­ment le phé­no­mène consi­dé­ré. Pour­quoi cette constance ? La ques­tion est méta­phy­sique c’est-à-dire non scien­ti­fique : seul est scien­ti­fique le constat de cette constance. Ce qui signi­fie que pour la science moderne le monde est lit­té­ra­le­ment dépour­vu de sens : dire que la nature a des fins est une idée qui peut être quel­que­fois com­mode sous un rap­port heu­ris­tique, mais qui n’est pas scien­ti­fi­que­ment fon­dée, une idée régu­la­trice aurait dit Kant. S’il y a une idée qui est étran­gère à la science moderne c’est bien l’idée de cause finale : cette science est tout ce que l’on vou­dra sauf une science des fins natu­relles, car elle ne peut se vou­loir science de ce qui pour elle n’existe pas.
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