Revue de réflexion politique et religieuse.

La loi et la mani­pu­la­tion des masses

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La loi n’est pas le droit, mais elle est à son ser­vice, si l’on entend par droit ce qui est juste dans les rap­ports entre les hommes au regard de leur fin. La loi, au sens posi­tif, c’est-à-dire maté­ria­li­sée  sous forme d’une déci­sion prise par l’autorité légi­time en vue du bien com­mun, et donc conforme à la rai­son, est un ins­tru­ment social à la fois limi­té et sou­mis à une norme. Limi­té, parce qu’elle éta­blit dans cer­tains domaines une règle de por­tée géné­rale cou­vrant la plu­part des cas mais rare­ment tous les cas, ce qui conduit d’ailleurs à devoir l’interpréter, à en cher­cher l’esprit au-delà de la lettre ; et sou­mis à une norme, le bien com­mun – celui-ci n’étant pas réduc­tible à l’utilité, mais ulti­me­ment ordon­né à Dieu, prin­cipe et fin de toutes choses. A ce titre la loi pos­sède un pou­voir bien plus moral que phy­sique, d’indication du bien et du mal bien plus que de contrainte.
Il s’avère que cette pré­sen­ta­tion de la loi posi­tive ne cor­res­pond pas à ce qui est appe­lé loi dans le sys­tème juri­dique moderne, et moins que jamais en ces temps de moder­ni­té tar­dive. Sous nos yeux, la plé­thore des textes légis­la­tifs, leur carac­tère irra­tion­nel ou fran­che­ment contraire à la saine rai­son, la pré­ten­tion d’user de la loi comme moyen d’imposer une volon­té idéo­lo­gique, voire de pra­ti­quer une péda­go­gie à même d’aligner les men­ta­li­tés sur cette volon­té, tout cela consti­tue un véri­table détour­ne­ment de fonc­tion. Et cela d’autant plus effi­ca­ce­ment que les textes qui se pré­sentent comme lois conservent par le fait même une facul­té indi­ca­tive du per­mis et de l’interdit, et donc une influence sur les esprits non aver­tis.
Sur ce thème, Nico­las Warem­bourg, pro­fes­seur d’histoire du droit (Uni­ver­si­té Lille-II), a accep­té de répondre à quelques-unes de nos ques­tions.

Catho­li­ca – L’usage idéo­lo­gique d’une « péda­go­gie » du peuple par voie légale est-il un détour­ne­ment de l’essence de la loi ?

Nico­las Warem­bourg – L’épithète « péda­go­gique » méri­te­rait peut-être d’être dis­cu­tée. Le verbe grec pai­da­go­gein signi­fie à la fois gou­ver­ner et ins­truire les enfants. Or la loi, « ordon­nance de rai­son en vue du bien com­mun éta­blie et pro­mul­guée par celui qui a la charge de la com­mu­nau­té », comme le dit la for­mule clas­sique de saint Tho­mas, s’adresse fon­da­men­ta­le­ment à la rai­son. La loi a peut-être comme fina­li­té immé­diate d’imposer une dis­ci­pline sociale… mais de l’imposer sur­tout à des adultes ! Pour les Grecs, le pou­voir poli­tique n’était pas de la même nature que le pou­voir domes­tique. Le des­pote, le tyran est pré­ci­sé­ment celui qui gou­verne en confon­dant auto­ri­té pater­nelle et pater­na­lisme, ce qui ne convient pas à un être libre, à l’homme fait – pour uti­li­ser une expres­sion un peu vieillotte – qu’est un citoyen. Le seul des­pote que res­pectent les Anciens, ce sont les lois de la Cité. Déma­rate expli­quait au roi Darius que les Grecs craignent davan­tage de déso­béir à la loi que les Perses ne craignent de déso­béir à leur des­pote. Le sym­bole de la bar­ba­rie réside pour les Grecs dans cette condi­tion alié­nante de sous-âgé dans laquelle le pater­na­lisme des­po­tique main­tient ses sujets, sou­mis à des ordres plu­tôt qu’à des lois géné­rales et imper­son­nelles. En France, un cer­tain confor­misme s’est com­plu dans une rhé­to­rique poli­tique pater­na­liste. Rap­pe­lons-nous les appels de la France de 1814 à « notre père de Gand », fai­sant écho à l’ancien pater­na­lisme bour­bo­nien. Le pro­vi­den­tia­lisme poli­tique qui fonde l’absolutisme de droit divin à la Bos­suet devait natu­rel­le­ment conduire le monarque à se prendre un peu « pour Dieu le Père ». La for­mule est fré­quente dans les ordon­nances royales louis­qua­tor­ziennes : « La famille est le sémi­naire des Etats ». L’idée n’est pas fausse, bien sûr, mais elle exprime l’ambiguïté du type d’obéissance que le Grand Roi atten­dait de ses sujets. Aujourd’hui, c’est plu­tôt l’Etat-Providence qui se prend « pour Dieu le Père » – sans mau­vais jeu de mots – même si Marianne contri­bue à dégen­ri­ser ce bon vieux pater­na­lisme. Nous connais­sons la célèbre repré­sen­ta­tion de la Répu­blique par Dau­mier : une brave nour­rice char­nue nour­ris­sant géné­reu­se­ment des bam­bins pote­lés, agrip­pés à une poi­trine opu­lente. On aime­rait que la Répu­blique fût tou­jours une aus­si bonne mère ! Les réflexions très à la mode autour du Care State – notam­ment chez une dame patron­nesse comme Mar­tine Aubry – ne sont au fond que l’expression un peu niaise d’une socié­té ado­les­cente qui a vou­lu tuer sym­bo­li­que­ment le père, mais qui res­sent tou­jours le besoin d’être mater­née. La loi est un peu plus qu’un règle­ment « dégrin­go­lant du mont Sinaï ou de la pré­fec­ture de police », comme l’écrivait plai­sam­ment Claude Tres­mon­tant. Pour l’homme de bien, la loi est regar­dée comme l’expression d’une cer­taine ratio­na­li­té qui est au fon­de­ment de l’ordre poli­tique. Il peut donc y avoir un dan­ger à abdi­quer de manière pué­rile son propre juge­ment en s’en remet­tant com­plè­te­ment à la loi, au pré­texte qu’en démo­cra­tie il revient à « l’expression de la volon­té géné­rale » de défi­nir ce qui est bon – ou plu­tôt ce qui est utile. Ce sont les mêmes exi­gences de ratio­na­li­té qui nous font adhé­rer à la loi même impar­faite et qui nous font déso­béir à la loi injuste.

La loi – au sens propre de pres­crip­tion légi­time – pos­sède une force d’obligation qui ne repose pas que sur la crainte ser­vile.

L’obéissance à la loi doit être incon­di­tion­nelle, mais pas aveugle. En tant qu’elle est loi, une loi doit être obéie, mais une loi injuste n’est pas une loi ; elle n’est qu’une appa­rence de loi et n’engage pas en conscience. J’aime beau­coup l’expression de l’orateur grec Lysias, pour qui les hommes doivent avoir « la loi (nomos) pour maître mais la rai­son (logos) comme guide ». Incon­tes­ta­ble­ment, il y a une espèce d’antériorité onto­lo­gique du tout sur la par­tie, de la Cité sur le citoyen et donc de la loi sur le sujet. Incon­tes­ta­ble­ment, l’homme est « zoon poli­ti­kon », ani­mal poli­tique, c’est-à-dire lit­té­ra­le­ment un être ani­mé des­ti­né à vivre en Cité. Incon­tes­ta­ble­ment, les lois sont au ser­vice de la socié­té poli­tique dans laquelle l’homme est appe­lé à s’épanouir, par l’adhésion au bien com­mun authen­tique. C’est pour cette rai­son que j’ai récu­sé tout à l’heure le terme « péda­go­gique. » Par son atti­tude indi­vi­duelle, chaque citoyen contri­bue à sa place, autant que le légis­la­teur, à l’édification ou au contraire au déli­te­ment la Cité. Cela étant dit, je ne suis pas en train de res­sus­ci­ter une forme d’utopie du bon sau­vage. Cette idée qu’un ordre social pour­rait naître spon­ta­né­ment de l’usage de notre liber­té, sans avoir besoin d’un chef ni de lois. Il faut natu­rel­le­ment une dis­ci­pline sociale ; la loi l’incarne. Mais l’obéissance aveugle n’est pas bonne dans un monas­tère, ni dans une uni­té com­bat­tante ; elle n’est pas bonne non plus en socié­té. Il n’y a pas lieu de sub­sti­tuer sa propre appré­cia­tion à celle de l’autorité, mais la pru­dence doit nous faire inté­grer le fait que la loi, même juste, est néces­sai­re­ment impar­faite. La mise en œuvre d’une loi bonne peut se révé­ler catas­tro­phique dans un cas par­ti­cu­lier et il ne faut pas pré­su­mer non plus que l’autorité, a prio­ri ani­mée de bonnes inten­tions, ait eu en vue de tels effets : c’est d’ailleurs là ce qui fait la néces­si­té du tra­vail d’interprétation des juristes, par la recherche de l’intention du légis­la­teur, la recherche de l’équité (épi­kie), etc. L’imperfection de la loi peut être par­fois com­blée par l’avantage col­lec­tif que la socié­té trou­ve­ra dans l’existence même de cette dis­ci­pline et dans la sou­mis­sion com­mune à la loi. On ne peut donc sup­po­ser sans bonne rai­son être en face d’une loi injuste qui nous dégage de l’obéissance ; par ailleurs, il faut tou­jours se rap­pe­ler que notre refus d’obéissance n’aurait pour objet que les dis­po­si­tions objec­ti­ve­ment injustes et dans la mesure où elles sont injustes. La même pru­dence nous incline d’ailleurs à pen­ser que sou­vent – mais il s’agit d’une pré­somp­tion simple – il peut exis­ter des motifs que nous avons du mal à per­ce­voir à l’existence de telle ou telle règle, dont la per­ti­nence ne nous appa­raît pas comme évi­dente. La dis­tinc­tion de Lysias est inté­res­sante car elle sug­gère que le « guide » pour l’homme demeure ulti­me­ment le juge­ment de conscience : il n’est pas l’exécutant aveugle de la loi, il col­la­bore par sa propre capa­ci­té ration­nelle à l’édification de la Cité que se pro­pose d’atteindre tout bonne loi. Affir­mer clai­re­ment cette auto­no­mie de l’homme dans le sanc­tuaire de sa conscience me semble indis­pen­sable. Je parle natu­rel­le­ment ici d’une conscience éclai­rée, car s’il ne faut pas déso­béir à sa conscience, nous connais­sons aus­si notre capa­ci­té d’autoaveuglement, des­ti­née à tra­ves­tir nos dési­rs égoïstes en impé­ra­tif social !

Vous par­lez à juste rai­son des droits de la conscience éclai­rée, mais Anti­gone n’était pas légis­la­teur !

Non, évi­dem­ment. Et Créon nous admi­nistre la preuve que le légis­la­teur cala­mi­teux est de tous les siècles ! Dans un texte célèbre, Anti­gone, vierge-mère de l’Ordre, Charles Maur­ras pro­pose une lec­ture riche de para­doxes : « C’est elle [Anti­gone] qui incarne les lois […]. Qui les viole et les défie toutes ? Créon. L’anarchiste c’est lui. Ce n’est que lui. » On peut – et même il faut – médi­ter sur le drame de Sophocle, mais je crois qu’il nous parle sur­tout de la liber­té de la conscience du juste, davan­tage que des fon­de­ments de l’ordre légal.
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