Revue de réflexion politique et religieuse.

L’esthétique ou le sym­bole. Hen­ri Matisse, archi­tecte reli­gieux

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

C’est un livre d’art à tous les titres que pro­pose, sur la cha­pelle réa­li­sée par Matisse à Vence de 1947 à 1951, Marie-Thé­rèse Pul­ve­nis de Séli­gny ((. Marie-Thé­rèse Pul­ve­nis de Séli­gny, Matisse, Vence, La cha­pelle du Rosaire, Cerf, sep­tembre 2013, 224 p., 39 €. )) , res­pon­sable depuis 1997 du musée Matisse de Nice et spé­cia­liste recon­nue de ce peintre, ce qui lui per­met des réfé­rences appro­fon­dies, ain­si qu’un appa­reil biblio­gra­phique et de notes très fouillé, sans être jamais obsé­dant grâce à son report en fin d’ouvrage. L’art est dans l’objet de l’étude mais éga­le­ment dans la qua­li­té des nom­breuses pho­to­gra­phies. Le pho­to­graphe a ici joué avec la lumière, la belle lumière de Pro­vence dans les exté­rieurs, éga­le­ment celle des inté­rieurs, tra­vaillant pour ses cli­chés les reflets, éga­le­ment dans ce qu’ils donnent à sen­tir de la matière : l’épaisseur du verre des vitraux, le lis­sé des marbres, la rugo­si­té du cal­caire pro­ven­çal ou la den­si­té cré­meuse des céra­miques. L’art est, bien sûr, aus­si dans les œuvres pic­tu­rales ins­tal­lées par Matisse dans la cha­pelle, qui peuvent être consi­dé­rées par­mi les der­nières de sa vie, comme le montre la réca­pi­tu­la­tion chro­no­lo­gique don­née en annexe, avec un trait de plus en plus épu­ré, au-delà des esquisses reprises dans le livre, jusqu’à une sim­pli­fi­ca­tion presque hié­ro­gly­phique pour cer­taines sta­tions du che­min de croix ou pour la repré­sen­ta­tion de saint Domi­nique, au sujet de laquelle l’auteur rap­pelle ce mot de Matisse : « Il suf­fit d’un signe pour évo­quer un visage, il n’est nul besoin d’imposer aux gens des yeux, une bouche […] il faut lais­ser le champ libre à la rêve­rie du spec­ta­teur » (p. 76). De fait, de toutes les repré­sen­ta­tions humaines de la cha­pelle, le seul visage com­plet – mais tou­jours dans son éco­no­mie des traits – est celui qui s’imprime sur le voile de Véro­nique, « Sainte Face » en laquelle se résume toute la sixième sta­tion du che­min de croix.
Mais l’œuvre de Matisse n’est pas don­née, dans la cha­pelle, par les seuls pan­neaux peints qui en tapissent les murs ; elle est la cha­pelle elle-même. Sans reven­di­quer d’être deve­nu archi­tecte, l’artiste veut lui-même construire dans l’espace. A une pro­po­si­tion de se faire aider par un archi­tecte, en l’occurrence Le Cor­bu­sier, Matisse pré­fé­ra res­ter le seul maître d’œuvre de « sa » cha­pelle, dont il réa­li­sa lui-même la maquette, se conten­tant des conseils tech­niques de son ami Auguste Per­ret pour la concep­tion des struc­tures de béton, dont il avait été un des plus grands pro­mo­teurs. A Vence, le monu­ment n’abrite pas l’œuvre ; c’est lui qui est l’œuvre elle-même. Cette œuvre, on peut la pen­ser éga­le­ment comme œuvre totale, entiè­re­ment sous la signa­ture du maître en la fin de sa vie, car tout y est conçu par Matisse : l’ensemble du mobi­lier litur­gique, autel, confes­sion­nal, stalles et sièges, mais encore les chan­de­liers et la croix de l’autel, ain­si que la tota­li­té des orne­ments du prêtre. L’idée, bien qu’originale, n’est pas ici nou­velle et le XIXe siècle avait pu mani­fes­ter la même uni­té de concep­tion dans les détails de la part d’un Viol­let-le-Duc, ini­tia­teur d’une res­tau­ra­tion gothique éga­le­ment dans la déco­ra­tion et le mobi­lier, notam­ment litur­gique ; mais il était d’abord archi­tecte et Matisse d’abord peintre. Peut-on invo­quer l’antécédent de Michel-Ange à la basi­lique Saint-Pierre du Vati­can ? Ce serait au moins un rap­pro­che­ment ana­chro­nique, vrai­sem­bla­ble­ment aus­si une déme­sure. Au XXe siècle, avant Matisse, on avait pu voir des artistes « enva­hir » l’espace litur­gique d’une église – avec l’exemple, entre autres, avant-guerre, de Max Ingrand (pour les vitraux) et de son épouse (pour les fresques) dans l’église Sainte-Agnès de Mai­sons-Alfort (Val-de-Marne) – mais le peintre n’était pas, dans ce cas, l’architecte lui-même.
L’implication de Matisse dans la construc­tion de la cha­pelle de Vence est issue d’une ren­contre per­son­nelle, d’une ami­tié nouée avec celle qui allait deve­nir reli­gieuse dans la com­mu­nau­té à laquelle sera des­ti­née la cha­pelle, Sœur Jacques-Marie. Elle n’est pas, pour autant, indé­pen­dante du grand mou­ve­ment intel­lec­tuel d’alors qui cherche à renou­ve­ler l’art et l’architecture litur­giques par un appel aux grands noms de l’art moderne, même non chré­tiens – ce qui le dif­fé­ren­cie des ten­ta­tives anté­rieures, notam­ment autour de Mau­rice Denis. Ce mou­ve­ment, c’est celui qui est fédé­ré par la revue L’art sacré ((. Fran­çoise Caus­sé, La revue « L’art sacré », Le débat en France sur l’art et la reli­gion (1945–1954), Cerf, 2010.)) . C’est d’ailleurs de la car­rure impo­sante d’un de ses prin­ci­paux ani­ma­teurs, le P. Cou­tu­rier, que s’inspire Matisse pour la sil­houette du grand pan­neau dédié à saint Domi­nique. C’est lui qui avait pro­po­sé à Matisse l’aide de Le Cor­bu­sier, qui réa­li­se­ra lui aus­si des églises, dont la cha­pelle de Ron­champ, contem­po­raine de celle de Vence, entre 1950 et 1955. Ce mou­ve­ment est puis­sant dès la fin des années qua­rante, par les nom­breuses réa­li­sa­tions qu’il motive et qui demeurent emblé­ma­tiques, comme la cha­pelle d’Assy, avec l’appel aux artistes les plus enga­gés dans la moder­ni­té. Il pous­se­ra aus­si Rome à prendre posi­tion, jus­te­ment à par­tir du cru­ci­fix conçu en 1949 par Ger­maine Richier pour le maître-autel d’Assy ((. Ibid., pp. 505 ss. ))  et nour­ri­ra un débat qui est encore lisible dans la place impor­tante accor­dée à l’art sacré et à ses réa­li­sa­tions, dans la consti­tu­tion du concile Vati­can II sur la litur­gie, Sacro­sanc­tum Conci­lium.
C’est jus­te­ment dans sa situa­tion d’antériorité par rap­port à la réforme litur­gique des années soixante, puisque la cha­pelle de Vence est inau­gu­rée onze ans avant même l’ouverture du concile, que cette œuvre de Matisse peut être aus­si pen­sée, alors que la réforme litur­gique qui allait suivre le concile s’est avé­rée d’autant plus déci­sive et radi­cale dans sa réa­li­sa­tion que le pro­jet déve­lop­pé dans le texte de la consti­tu­tion conci­liaire était, sur le fond, plus que modé­ré, les muta­tions les plus fon­da­men­tales étant sur­tout issues de la géné­ra­li­sa­tion de pra­tiques nou­velles, encou­ra­gées ensuite par les direc­tives vati­canes, à par­tir de la publi­ca­tion d’Inter œcu­me­ni­ci, Ins­truc­tion pour l’exécution de la Consti­tu­tion sur la litur­gie, en 1964 ((. « L’instruction Inter œcu­me­ni­ci du 26 sep­tembre 1964, texte et com­men­taire de P. Jou­nel », La Mai­son-Dieu, n. 80, 1964, pp. 7–25. )) . Les anté­cé­dences sont tou­te­fois com­plexes ; dans la nudi­té volon­taire de ses formes, la cha­pelle de Vence semble annon­cer une volon­té de dépouille­ment post­con­ci­liaire mais cela n’est pas sûr, la sim­pli­fi­ca­tion des formes étant sur­tout vou­lue par Matisse comme un achè­ve­ment de son acte créa­teur.
Si on quitte le point de vue de l’art en lui-même pour celui des fonc­tions litur­giques, il appa­raît que la cha­pelle de Vence marque pour­tant une étape dans ce qu’allait deve­nir l’évolution de l’espace litur­gique une dizaine d’années plus tard, tenant comme de deux ères. Elle est anté­con­ci­liaire dans ce qu’elle com­porte et qui allait ensuite être effa­cé ou mino­ré : notam­ment un confes­sion­nal, par­ti­cu­liè­re­ment sou­li­gné par sa déco­ra­tion, mais aus­si un taber­nacle dis­po­sé au centre de l’autel, bien que creu­sé dans sa table ; les stalles des reli­gieuses, très clas­siques dans leur forme, ont aus­si été conçues spé­cia­le­ment par l’artiste, tout comme la lampe du sanc­tuaire, ain­si que le très impor­tant che­min de croix. Mais la cha­pelle de Vence, c’est aus­si une grille de com­mu­nion absente et sur­tout un autel dis­po­sé « face au peuple », treize ans avant Inter œcu­me­ni­ci, dans la dia­go­nale entre le chœur des reli­gieuses et l’assemblée des laïcs.
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