Revue de réflexion politique et religieuse.

Une « théo­lo­gie de la laï­ci­té »

Article publié le 12 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Le terme « évan­gé­li­sa­tion » recouvre des réa­li­tés dif­fé­rentes, dont celle – si tant est qu’elle soit unique – qu’on nomme « nou­velle évan­gé­li­sa­tion ». Il y aurait, pour le temps pré­sent, une évan­gé­li­sa­tion qui relève de cer­tains aspects par­ti­cu­liers, irré­duc­tibles à une évan­gé­li­sa­tion qui aurait carac­té­ri­sé les temps pas­sés, comme à une évan­gé­li­sa­tion s’adressant à ces régions et popu­la­tions à qui l’évangile n’a jamais été annon­cé. Car s’il est une carac­té­ris­tique propre de cette « nou­velle évan­gé­li­sa­tion » qui appa­raisse à tous, c’est qu’elle a son champ d’application dans les pays occi­den­taux qui reçurent l’évangile, furent cultu­rel­le­ment, socia­le­ment et poli­ti­que­ment struc­tu­rés par cet évan­gile et l’Eglise, mais actuel­le­ment le sont moins, de moins en moins, voire ne le sont plus. Recon­duire, en leur redon­nant force, les pra­tiques qui eurent cours durant les siècles anté­rieurs, dans ces pays, est-ce envi­sa­geable ? Ce serait, affirme-t-on sou­vent, mécon­naître le chan­ge­ment radi­cal adve­nu dans les socié­tés en ques­tion. Faut-il s’en déso­ler ? Cer­tai­ne­ment pas, avancent un grand nombre de théo­lo­giens, de pas­teurs et de fidèles, car on négli­ge­rait la dimen­sion fon­da­men­ta­le­ment posi­tive de ce chan­ge­ment. Pour « l’Eglise dans le monde de ce temps », la forme de ce monde-ci doit sus­ci­ter joie et espoir – gau­dium et spes. L’un des tenants de cette posi­tion, prêtre et théo­lo­gien, Seve­ri­no Dia­nich ((. Pro­fes­seur d’ecclésiologie et de chris­to­lo­gie dans des facul­tés de théo­lo­gie romaines et ita­liennes, pré­sident de l’Association théo­lo­gique ita­lienne (1989–1995), il a été curé de paroisse durant de nom­breuses années.))  – dont on se pro­pose de pré­sen­ter, sur ce point, la pen­sée – attire l’attention en par­ti­cu­lier sur la struc­ture poli­tique des socié­tés occi­den­tales, c’est-à-dire « une socié­té plu­ra­liste et sécu­la­ri­sée, orga­ni­sée démo­cra­ti­que­ment selon la forme d’un Etat laïc » ((. Seve­ri­no Dia­nich, Chie­sa e lai­ci­tà del­lo Sta­to. La ques­tione teo­lo­gi­ca, San Pao­lo, Milan, 2011, 102 p. ; ici p. 18. On fera encore réfé­rence à un article récent du même : « La Chie­sa dopo la Chie­sa », Il Regno-Attua­li­tà [Bologne], 14/2013, pp. 463–475. Ce der­nier texte résume les prin­ci­paux argu­ments du livre, en en pré­ci­sant cer­tains. Les cita­tions indi­quées seule­ment par un numé­ro de page sont extraites du livre ; on ajou­te­ra « Il Regno » pour dési­gner celles qui pro­viennent de l’article.)) . La ques­tion de la place de l’Eglise ou de l’évangile – on revien­dra sur cette pos­sible dis­jonc­tion – dans un tel espace doit, selon lui, être envi­sa­gée à un niveau théo­lo­gique, ecclé­sio­lo­gique plus exac­te­ment ; et la jus­ti­fi­ca­tion de cela tient, non pas aux simples consta­ta­tions sur la situa­tion actuelle que la socio­lo­gie per­met, mais en ce que le concile Vati­can II a affir­mé que la mis­sion est consti­tu­tive de la nature même de l’Eglise. « Mis­sion et nature de l’Eglise se meuvent dans un cercle ver­tueux » (p. 17). Dès lors, selon cet auteur, si « les para­digmes de la mis­sion de l’Eglise dans le monde » sont pro­fon­dé­ment bou­le­ver­sés, il en ira sem­bla­ble­ment pour l’Eglise, pour « la conscience que l’Eglise a d’elle-même » (ibid.). L’ecclésiologie qui doit être éla­bo­rée, ne sau­rait ain­si être « auto­ré­fé­ren­tielle » (ibid.), ce qu’était l’ecclésiologie des siècles pas­sés : sur fond d’une conver­sion des peuples pro­vo­quée par la conver­sion du sou­ve­rain, et jamais remise en ques­tion si ce n’est par une nou­velle conver­sion (par exemple, la Réforme pro­tes­tante), la mis­sion se déployait selon les axes pri­vi­lé­giés et presque exclu­sifs qu’étaient la trans­mis­sion de la foi par les familles et – ceci rele­vant de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique – la défense de l’orthodoxie doc­tri­nale et morale par, notam­ment, une pré­ten­tion à influen­cer publi­que­ment les mœurs et les légis­la­tions civiles. Ce qui eut une cer­taine jus­ti­fi­ca­tion et effi­ca­ci­té ne sau­rait per­du­rer ; et Dia­nich de dénon­cer la ten­ta­tion récur­rente de l’Eglise de se pen­ser encore selon ce modèle : outre la démo­bi­li­sa­tion et la déres­pon­sa­bi­li­sa­tion des laïcs qu’il induit, cela ne peut à ses yeux que se retour­ner contre l’Eglise. Sous Pie XI déjà, il était inef­fi­cace ; aujourd’hui une telle évan­gé­li­sa­tion relève de l’illusion nos­tal­gique et ne sau­rait sus­ci­ter que rejet, ce qu’on ne voit que trop sou­vent. Rejet – et nous sui­vons tou­jours l’auteur –, car la socié­té plu­ra­liste et sécu­la­ri­sée n’accepte pas qu’un groupe reven­dique une posi­tion de sur­plomb, un droit à faire pré­va­loir sa concep­tion de l’existence. Seul le pas­sage par le débat démo­cra­tique donne quelque légi­ti­mi­té à une parole publique, à par­tir de laquelle l’adhésion de quelques-uns ou même d’un grand nombre pour­ra être envi­sa­gée.
Rap­pe­lons que Seve­ri­no Dia­nich entend se pla­cer sur un plan théo­lo­gique ; ain­si, ce qui pré­cède n’est pas le simple écho bien­veillant ou com­plice que cer­tains se plaisent à accor­der au pro­ces­sus plu­ra­liste et démo­cra­tique, mais témoigne de rai­sons pro­pre­ment théo­lo­giques ou sim­ple­ment phi­lo­so­phiques mais en syn­to­nie pro­fonde avec l’évangile. La pre­mière et la plus impor­tante qui appa­raisse au fil de la lec­ture, est la sui­vante : la pré­sence de l’Eglise ici pro­po­sée dans le cadre social et poli­tique actuel, consone en fait avec la struc­ture interne de la com­mu­ni­ca­tion de la foi, qui repose sur la rela­tion de per­sonne à per­sonne et la liber­té de conscience du mes­sa­ger comme du des­ti­na­taire.
Le concile Vati­can II – notre auteur y revient très sou­vent – a pris acte, non seule­ment du chan­ge­ment des cir­cons­tances, mais encore du bou­le­ver­se­ment des para­digmes, avec une appré­cia­tion posi­tive des nou­veaux : Gau­dium et spes (notam­ment n. 28) et Digni­ta­tis huma­nae (notam­ment n. 10), entre autres textes, accordent à la socié­té démo­cra­tique et à l’Etat laïc le cré­dit de garan­tir la digni­té de la per­sonne, ses liber­tés, en par­ti­cu­lier celle, fon­da­men­tale, de la liber­té reli­gieuse. Que l’Eglise se range à l’ordre ins­ti­tué par l’Etat laïc, se rende à ses rai­sons, voi­là qui n’est pas de pure tac­tique, mais qui augure d’une entente pro­fonde pos­sible, d’un modus viven­di stable et durable entre Eglise et monde ; durable pour ne pas dire défi­ni­tif, car – à suivre l’auteur, plus impli­ci­te­ment qu’explicitement – si par hypo­thèse la très grande majo­ri­té était conver­tie à l’évangile via le pro­ces­sus plu­ra­liste et démo­cra­tique, et si cela avait quelque influence, légi­time, sur des orien­ta­tions légis­la­tives, on ne sau­rait pour autant envi­sa­ger le regain d’une posi­tion ins­ti­tu­tion­nelle de l’Eglise dans la socié­té qui la dis­pen­se­rait de pas­ser par le débat. Et voi­là notre auteur qui reprend à son compte la réti­cence de l’Eglise envers la règle de la majo­ri­té… tou­te­fois, non pas au nom de la véri­té ou de la loi natu­relle, mais afin de sau­ve­gar­der le cadre for­mel où se tient en der­nière ana­lyse la garan­tie de la liber­té des citoyens et la liber­té d’évangélisation.
Plus que des textes par­ti­cu­liers d’ailleurs, c’est l’orientation à la fois per­son­na­liste (avec Jacques Mari­tain et la revue Esprit d’Emmanuel Mou­nier pour figures de proue) et com­mu­nau­taire (Catho­li­cisme du P. de Lubac) du concile Vati­can II qui a auto­ri­sé ce bas­cule-ment. En for­çant quelque peu la pen­sée de l’auteur – mais, on le croit, plus son expli­ci­ta­tion que son fond –, le concile Vati­can II a valeur pro­vi­den­tielle : par lui, l’œuvre visible de l’Eglise a enfin ren­du expli­cite l’action, poly­morphe sans doute, mais orien­tée, de l’Esprit Saint dans la créa­tion et les socié­tés ; orien­ta­tion mani­fes­tée clai­re­ment en deux moments fon­da­men­taux : la pro­cla­ma­tion de l’évangile par Jésus-Christ, l’émergence de la per­sonne humaine et de sa pri­mau­té inau­gu­rée par l’humanisme du XIVe siècle. Eta­blir la cor­ré­la­tion des deux et en pro­mou­voir la jonc­tion et la coopé­ra­tion, a été, pour Seve­ri­no Dia­nich, la signi­fi­ca­tion pro­fonde de Vati­can II, telle qu’en rend compte le dis­cours de Paul VI lors de la clô­ture de ce concile ; avec en son centre ces paroles : « L’humanisme laïque et pro­fane enfin est appa­ru dans sa ter­rible sta­ture et a, en un cer­tain sens, défié le Concile. La reli­gion du Dieu qui s’est fait homme s’est ren­con­trée avec la reli­gion (car c’en est une) de l’homme qui se fait Dieu. Qu’est-il arri­vé ? Un choc, une lutte, un ana­thème ? Cela pou­vait arri­ver ; mais cela n’a pas eu lieu. La vieille his­toire du bon Sama­ri­tain a été le modèle et la règle de la spi­ri­tua­li­té du Concile. Une sym­pa­thie sans bornes pour les hommes l’a enva­hi tout entier. La décou­verte et l’étude des besoins humains (et ils sont d’autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand), a absor­bé l’attention de notre Synode » (cité, plus lar­ge­ment, dans : Il Regno, p. 472). On ne man­que­ra pas de remar­quer ici que le théo­lo­gien ita­lien ne reprend pas la cri­tique papale d’un huma­nisme pro­fane qui s’affranchit orgueilleu­se­ment de toute loi divine ou sim­ple­ment objec­tive. Pour lui, si conflit il y a eu, la faute en revient essen­tiel­le­ment à l’Eglise : la « posi­tion dura­ble­ment anta­go­niste [de l’Eglise vis-à-vis du monde moderne] a élar­gi, au contraire, tou­jours plus le fos­sé entre les non-croyants et la com­mu­nau­té chré­tienne et est même à l’origine de la prise de dis­tance de l’Eglise par de nom­breux croyants, débou­chant aujourd’hui sur des aban­dons, numé­ri­que­ment non négli­geables, de la foi en Jésus-Christ » (Il Regno, p. 466).
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