Quels signes pour quels temps ?
Il ne paraît pas douteux qu’avec les « signes des temps » nous ayons affaire à une devise, un cri de ralliement où retentit l’optimisme qui présida au Concile, optimisme fait en partie de l’espérance « qui ne déçoit pas », en partie d’un certain volontarisme, la détermination d’en finir avec les positions retranchées et les verrouillages, ainsi qu’avec un certain sentiment de culpabilité diffuse face à l’apostasie moderne dont la situation politique mondiale peut se lire autant comme le châtiment que comme l’expression elle-même.
Une thème porteur
Les « signes des temps » : voilà de l’Evangile pur et sans mélange, un Urwort, c’est-à-dire, dirait Joachim Jeremias, l’un des ipsissima verba, ces paroles mêmes, à l’état pur, de Notre-Seigneur. Comment ne pas y goûter une saveur d’origine, un gage de rafraîchissement après deux millénaires ? L’objection qui se présente pour peu que l’on se penche sur la citation matthéenne (Mt 16, 1–4) ((. « 1 Les Pharisiens et les Sadducéens s’approchèrent et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui demandèrent de leur faire voir un signe venant du ciel. 2 Il leur répondit : « Le soir venu, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ; 3 et le matin : Aujourd’hui, de l’orage, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez discerner l’aspect du ciel ; mais les signes des temps, vous ne le pouvez. 4 Une génération mauvaise et adultère réclame un signe : il ne lui sera pas donné d’autre signe que le signe de Jonas. » Et les laissant, il s’en alla. » Cette version est celle de la Vulgate latine, version dite longue, son équivalent grec n’étant reçu par les éditeurs qu’avec réticences, au profit d’une version courte où ne se trouve pas notre expression, considérée parfois comme due à l’équivalent en Luc 12, 54–56, qui toutefois parle du « temps » mais non de « signes des temps ».)) , c’est l’ambiguïté du mot, ces signes pouvant aussi bien, dans l’usage qui en est fait, appartenir à la sphère intramondaine alors que pour l’évangéliste il n’est pas douteux qu’ils appartiennent à celle du Royaume de Dieu par leur conformité aux annonces prophétiques et sont donnés à Israël pour qu’il se reconnaisse « visité », qu’il discerne l’accomplissement des temps messianiques, de la promesse dont il est dépositaire pour tous les peuples en tant que Peuple élu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les muets parlent… et la bonne nouvelle du salut est apportée aux pauvres de Dieu. On voit mal comment cette herméneutique pourrait être transposée sans déformation voire détournement dans la thématique incertaine des évolutions historiques, de la très suspecte catégorie du progrès indéniablement sous-jacente à maints emplois de la locution évangélique dans le contexte conciliaire et postconciliaire. Appliquer une catégorie aussi clairement messianique et théologique à une époque particulière de l’histoire séculière (quoique l’on parle de chaque année comme d’un « an de grâce » et que la datation soit faite « depuis Jésus-Christ »), à l’actualité selon l’historien ou le journaliste, est lourd de signification quant à l’importance théologique attribuée à ladite actualité. On a la sensation que l’histoire du salut serait ainsi parvenue à une rupture de continuité, à un point décisif, à une ère nouvelle. Cas de joachimisme ((. Cf. Henri de Lubac, s.j., La postérité spirituelle de Joachim de Flore, T.I et II, Lethielleux, 1981.)) , sans doute, cette forme de millénarisme inspirée de la doctrine de Joachim de Flore, doctrine dont on devine des relents sous la forme rationalisée d’un monisme dialectique dans la philosophie de l’histoire d’un Hegel, retravaillée par Marx de la manière qu’on sait. L’ère romantique, sans laquelle Hegel ni même Marx ne se conçoivent, et dont la culture-croyance, qui comme toute culture tend à effilocher ses figures bien au-delà de leur époque, n’était pas complètement sortie, même en pleine guerre froide, c’est-à-dire en une époque d’athéisme triomphant, fut aussi l’ère des grandes utopies sociales comme des plus ardentes expressions de la religion de l’homme. Le monde ecclésiastique serait-il ici encore arrivé bon dernier, sautant de justesse dans le dernier train du progrès ? L’idée du troisième âge, âge de l’Esprit faisant suite à celui du Père puis à celui du Fils, après être passée dans le domaine culturel intramondain, revenait ainsi sous sa forme sécularisée dans le domaine chrétien, à charge pour les théologiens d’y réinsuffler un Saint-Esprit dont on avait fait peu à peu l’Esprit de l’Histoire, puis le Devenir de la Matière, mais aussi le bon génie du progrès technique et éthique.
Si l’exégèse messianique de la locution matthéenne est la bonne, force est d’admettre que son emploi conciliaire commence par l’infléchir du côté des « appels de l’Esprit » ou des « semences du Verbe », laissant à l’arrière-plan la notion de temps messianiques, non sans ouvrir carrière sans le nommer à un messianisme au sens sécularisé, messianisme formellement sans messie, faisant un avec un millénarisme que l’on peut qualifier de re-pneumatisé, réinvesti par le thème du Saint-Esprit, emprunté qu’il est à un millénarisme lui-même issu d’un millénarisme à coloration joachimite vidé entre-temps de l’Esprit Saint auquel on substitue l’esprit de l’histoire, histoire qui est elle-même une récupération de l’Histoire sainte par la philosophie de l’histoire dont Hegel offre un exemple éminent que Marx récupérera à son tour selon son propre dessein. L’influence du marxisme dans l’intelligentsia « conciliaire », en particulier le succès d’Ernst Bloch (dont la pensée tend à identifier utopie et espérance), peut s’analyser comme un cas d’ouverture, en l’espèce aux modes et dictatures universitaires.
Que faut-il penser de la fortune de notre thème au long de ces quelques décennies ? La première remarque qui se fait jour à l’examen de ses successives occurrences, c’est sa plasticité. Son succès tient-il donc à une polysémie suggestive ? Ou s’il tenait, plus exactement, à une indétermination ? Car si l’on cherchait à dresser une liste de ces signes, on se trouverait bientôt à court, comme si la thématique qu’il suggère résistait à tout essai d’investigation, d’explicitation. Comme si une simple demande d’éclaircissement par la méthode traditionnelle de l’exemple, manifestait une résistance à l’Esprit (comme disait saint Etienne devant le Sanhédrin), une mauvaise volonté, un esprit chagrin.
Le Magistère, quant à lui, l’intègre à son enseignement en lui donnant telle ou telle accentuation selon les circonstances et la problématique abordée. C’est bien là que l’on voit sa plasticité. Mais que penser d’une notion qui promet tant et qui ensuite peine à combler les attentes ? Prometteuse, ce n’est pas à démontrer : incitative, suggestive, aux contours assez imprécis pour que chacun la colore de ses propres intuitions ou espérances…
Question de langage
Que l’Eglise catholique, ce jour-là, face à des temps douloureux et problématiques, à l’hostilité ou à l’indifférence dont elle se voyait l’objet, à un monde en ébullition et en extrême tension, ait choisi de ne pas se replier dans la forteresse assiégée, ni de resserrer les rangs en pratiquant les tours de vis disciplinaires d’usage en cas de guerre, ni de répondre par la menace ou l’injonction, mais de tendre la main, de faire appel au meilleur du cœur humain, de puiser dans les richesses de la divine miséricorde, de raffermir sa foi, son espérance et sa charité, de tout mettre en œuvre pour fonder d’authentiques réconciliations, pourquoi mettre a priori en doute la légitimité du projet ? En outre, l’opportunité d’un nouveau départ pouvait se voir confirmée par une rupture civilisationnelle aux dimensions mondiales : n’y avait-il pas là plus de signes positifs que négatifs, des appels auxquels l’Eglise se devait de répondre favorablement ? La question est de savoir si on usa des moyens appropriés, en particulier d’un langage à la fois juste et compréhensible. La réponse engage l’évaluation de l’œuvre accomplie. Evaluation qui porte sur deux aspects : d’une part, le projet fut-il mené à bien et peut-on ainsi l’estimer réussi ; d’autre part, la démarche fut-elle, à l’intérieur, accueillie par les catholiques, à l’extérieur par ceux à qui on ouvrait ainsi les bras, et produisit-elle son fruit ?
Le second aspect de la question est à charge du discernement des membres de la hiérarchie comme de chaque fidèle. Il s’applique à l’expérience et suppose la prière, et relève d’un jugement qui appartient en dernière instance à Dieu seul. Quant au premier aspect, il met en jeu des critères précis d’analyse et une suffisante familiarisation avec le contexte anthropologique, sémantique, sociologique et, bien entendu, doctrinal des différents corpus de documents, dont la masse, au demeurant, dès qu’on ne se limite pas au corpus officiel relativement restreint des constitutions et déclarations, décourage toute prétention à l’exhaustivité.
La littérature considérable qui, ne serait-ce que depuis le tournant du siècle, s’est ajoutée à celle de l’époque du Concile et de l’après-Concile représente un chantier qui avance bien lentement. Aux spécialistes de s’atteler au labeur des synthèses souhaitables. Pour le catholique de base emporté sur les remous de l’histoire demeure la perplexité qui tient à une question de philosophie du langage, question capitale mais apparemment peu abordée en dehors d’un argumentaire qui l’exploite abondamment en la supposant résolue.
Pourtant, cette expression de « signes des temps » ne demanderait-elle pas un examen sérieux de son statut sémantique et même sémiologique ? A vrai dire, ce sont les différents langages auxquels, fidèle au principe d’ouverture et de compréhensibilité, a recours le Concile, qui demanderaient un tel examen, au moins pour éviter les plus gros malentendus, aplanir les débats portant plus sur les mots que sur les notions, et surtout relever le défi d’un langage homogène où la précision ne coûterait pas à l’ouverture symbolique ni la clarté à la profondeur.
Notons d’emblée une difficulté à peine surmontable. La consigne était de renouveler la forme, considérée comme mutable, en préservant le fond immuable, et pour mieux le servir. A première vue, rien de plus légitime et nécessaire. Mais où s’arrête le fond, où commence la forme ? L’un et l’autre sont certes distincts essentiellement mais ontologiquement inséparables. Nous allons donc voir le Concile frayer son chemin entre langage spécialisé et langage familier, conceptualités reçues et concepts expérimentaux… Notre thème vient ici à point nommé, annonçant une nouveauté et la légitimant par les Ecritures, comme une « exégèse du présent » lu en continuité avec l’Evangile.
Une aporie inaperçue
Dans la postérité de l’événement conciliaire, notre locution restera longtemps en faveur pour intégrer bon nombre d’enjeux de l’heure – la « promotion de la femme », l’alphabétisation des masses, la faim dans le monde, la globalisation… – tout ce qui irait à contre-courant n’étant jamais dit ou étant immédiatement censuré quand on le dit ((. On se souvient du scandale déclenché à la suite d’une déclaration du vice-président du Conseil national de la recherche italien, Roberto de Mattei, évoquant la possibilité qu’une catastrophe telle que le tsunami japonais de 2011 puisse entrer dans la catégorie des avertissements divins.)) .
Cependant, notre thème va connaître un second infléchissement de la part du Magistère, dans la perspective d’un discernement à opérer entre les signes qui sont de l’Esprit et ceux qui n’ont pas la même teneur, tirant ainsi le thème vers celui de la parabole de l’ivraie et du bon grain. Dès lors une nouvelle difficulté apparaît dans la mesure où cette parabole n’enseigne pas de choisir entre l’un et l’autre pour retrancher ce qui n’est pas bon, mais de travailler dans la confiance malgré les situations mélangées et en quelque sorte indiscernables, alors que notre locution ainsi « reconvertie » invite au contraire à choisir entre les valeurs intramondaines et à tirer les conséquences pratiques de la conjoncture soumise à discernement. On a pu rattacher judicieusement ((. Jean-François Chiron, « Discernement des signes des temps ou application de la doctrine sociale de l’Eglise ? Evolutions et diversité des interprétations dans le magistère postconciliaire », Théophilyon, 2013, Tome xviii – Vol.1, pp. 45–88, en particulier p. 66.)) cet emploi au « voir, juger, agir » qui tint longtemps une place qui fut ensuite celle des signes des temps. Rappelons que c’était le mot d’ordre, la méthode de l’Action catholique, cet ensemble de mouvements voulus par Pie XI qui n’ont pas peu contribué à préparer, voire à anticiper Vatican II. Là encore nous nous trouvons loin de notre locution, qui ne met pas l’accent sur l’apostolat, mais sur l’accomplissement des prophéties.