Revue de réflexion politique et religieuse.

Quels signes pour quels temps ?

Article publié le 12 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il ne paraît pas dou­teux qu’avec les « signes des temps » nous ayons affaire à une devise, un cri de ral­lie­ment où reten­tit l’optimisme qui pré­si­da au Concile, opti­misme fait en par­tie de l’espérance « qui ne déçoit pas », en par­tie d’un cer­tain volon­ta­risme, la déter­mi­na­tion d’en finir avec les posi­tions retran­chées et les ver­rouillages, ain­si qu’avec un cer­tain sen­ti­ment de culpa­bi­li­té dif­fuse face à l’apostasie moderne dont la situa­tion poli­tique mon­diale peut se lire autant comme le châ­ti­ment que comme l’expression elle-même.

Une thème por­teur

Les « signes des temps » : voi­là de l’Evangile pur et sans mélange, un Urwort, c’est-à-dire, dirait Joa­chim Jere­mias, l’un des ipsis­si­ma ver­ba, ces paroles mêmes, à l’état pur, de Notre-Sei­gneur. Com­ment ne pas y goû­ter une saveur d’origine, un gage de rafraî­chis­se­ment après deux mil­lé­naires ? L’objection qui se pré­sente pour peu que l’on se penche sur la cita­tion mat­théenne (Mt 16, 1–4) ((. « 1 Les Pha­ri­siens et les Sad­du­céens s’approchèrent et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui deman­dèrent de leur faire voir un signe venant du ciel. 2 Il leur répon­dit : « Le soir venu, vous dites : Il fera beau, car le ciel est rouge ; 3 et le matin : Aujourd’hui, de l’orage, car le ciel est d’un rouge sombre. Vous savez dis­cer­ner l’aspect du ciel ; mais les signes des temps, vous ne le pou­vez. 4 Une géné­ra­tion mau­vaise et adul­tère réclame un signe : il ne lui sera pas don­né d’autre signe que le signe de Jonas. » Et les lais­sant, il s’en alla. » Cette ver­sion est celle de la Vul­gate latine, ver­sion dite longue, son équi­valent grec n’étant reçu par les édi­teurs qu’avec réti­cences, au pro­fit d’une ver­sion courte où ne se trouve pas notre expres­sion, consi­dé­rée par­fois comme due à l’équivalent en Luc 12, 54–56, qui tou­te­fois parle du « temps » mais non de « signes des temps ».)) , c’est l’ambiguïté du mot, ces signes pou­vant aus­si bien, dans l’usage qui en est fait, appar­te­nir à la sphère intra­mon­daine alors que pour l’évangéliste il n’est pas dou­teux qu’ils appar­tiennent à celle du Royaume de Dieu par leur confor­mi­té aux annonces pro­phé­tiques et sont don­nés à Israël pour qu’il se recon­naisse « visi­té », qu’il dis­cerne l’accomplissement des temps mes­sia­niques, de la pro­messe dont il est dépo­si­taire pour tous les peuples en tant que Peuple élu : les aveugles voient, les boi­teux marchent, les sourds entendent, les muets parlent… et la bonne nou­velle du salut est appor­tée aux pauvres de Dieu. On voit mal com­ment cette her­mé­neu­tique pour­rait être trans­po­sée sans défor­ma­tion voire détour­ne­ment dans la thé­ma­tique incer­taine des évo­lu­tions his­to­riques, de la très sus­pecte caté­go­rie du pro­grès indé­nia­ble­ment sous-jacente à maints emplois de la locu­tion évan­gé­lique dans le contexte conci­liaire et post­con­ci­liaire. Appli­quer une caté­go­rie aus­si clai­re­ment mes­sia­nique et théo­lo­gique à une époque par­ti­cu­lière de l’histoire sécu­lière (quoique l’on parle de chaque année comme d’un « an de grâce » et que la data­tion soit faite « depuis Jésus-Christ »), à l’actualité selon l’historien ou le jour­na­liste, est lourd de signi­fi­ca­tion quant à l’importance théo­lo­gique attri­buée à ladite actua­li­té. On a la sen­sa­tion que l’histoire du salut serait ain­si par­ve­nue à une rup­ture de conti­nui­té, à un point déci­sif, à une ère nou­velle. Cas de joa­chi­misme ((. Cf. Hen­ri de Lubac, s.j., La pos­té­ri­té spi­ri­tuelle de Joa­chim de Flore, T.I et II, Lethiel­leux, 1981.)) , sans doute, cette forme de mil­lé­na­risme ins­pi­rée de la doc­trine de Joa­chim de Flore, doc­trine dont on devine des relents sous la forme ratio­na­li­sée d’un monisme dia­lec­tique dans la phi­lo­so­phie de l’histoire d’un Hegel, retra­vaillée par Marx de la manière qu’on sait. L’ère roman­tique, sans laquelle Hegel ni même Marx ne se conçoivent, et dont la culture-croyance, qui comme toute culture tend à effi­lo­cher ses figures bien au-delà de leur époque, n’était pas com­plè­te­ment sor­tie, même en pleine guerre froide, c’est-à-dire en une époque d’athéisme triom­phant, fut aus­si l’ère des grandes uto­pies sociales comme des plus ardentes expres­sions de la reli­gion de l’homme. Le monde ecclé­sias­tique serait-il ici encore arri­vé bon der­nier, sau­tant de jus­tesse dans le der­nier train du pro­grès ? L’idée du troi­sième âge, âge de l’Esprit fai­sant suite à celui du Père puis à celui du Fils, après être pas­sée dans le domaine cultu­rel intra­mon­dain, reve­nait ain­si sous sa forme sécu­la­ri­sée dans le domaine chré­tien, à charge pour les théo­lo­giens d’y réin­suf­fler un Saint-Esprit dont on avait fait peu à peu l’Esprit de l’Histoire, puis le Deve­nir de la Matière, mais aus­si le bon génie du pro­grès tech­nique et éthique.
Si l’exégèse mes­sia­nique de la locu­tion mat­théenne est la bonne, force est d’admettre que son emploi conci­liaire com­mence par l’infléchir du côté des « appels de l’Esprit » ou des « semences du Verbe », lais­sant à l’arrière-plan la notion de temps mes­sia­niques, non sans ouvrir car­rière sans le nom­mer à un mes­sia­nisme au sens sécu­la­ri­sé, mes­sia­nisme for­mel­le­ment sans mes­sie, fai­sant un avec un mil­lé­na­risme que l’on peut qua­li­fier de re-pneu­ma­ti­sé, réin­ves­ti par le thème du Saint-Esprit, emprun­té qu’il est à un mil­lé­na­risme lui-même issu d’un mil­lé­na­risme à colo­ra­tion joa­chi­mite vidé entre-temps de l’Esprit Saint auquel on sub­sti­tue l’esprit de l’histoire, his­toire qui est elle-même une récu­pé­ra­tion de l’Histoire sainte par la phi­lo­so­phie de l’histoire dont Hegel offre un exemple émi­nent que Marx récu­pé­re­ra à son tour selon son propre des­sein. L’influence du mar­xisme dans l’intelligentsia « conci­liaire », en par­ti­cu­lier le suc­cès d’Ernst Bloch (dont la pen­sée tend à iden­ti­fier uto­pie et espé­rance), peut s’analyser comme un cas d’ouverture, en l’espèce aux modes et dic­ta­tures uni­ver­si­taires.
Que faut-il pen­ser de la for­tune de notre thème au long de ces quelques décen­nies ? La pre­mière remarque qui se fait jour à l’examen de ses suc­ces­sives occur­rences, c’est sa plas­ti­ci­té. Son suc­cès tient-il donc à une poly­sé­mie sug­ges­tive ? Ou s’il tenait, plus exac­te­ment, à une indé­ter­mi­na­tion ? Car si l’on cher­chait à dres­ser une liste de ces signes, on se trou­ve­rait bien­tôt à court, comme si la thé­ma­tique qu’il sug­gère résis­tait à tout essai d’investigation, d’explicitation. Comme si une simple demande d’éclaircissement par la méthode tra­di­tion­nelle de l’exemple, mani­fes­tait une résis­tance à l’Esprit (comme disait saint Etienne devant le San­hé­drin), une mau­vaise volon­té, un esprit cha­grin.
Le Magis­tère, quant à lui, l’intègre à son ensei­gne­ment en lui don­nant telle ou telle accen­tua­tion selon les cir­cons­tances et la pro­blé­ma­tique abor­dée. C’est bien là que l’on voit sa plas­ti­ci­té. Mais que pen­ser d’une notion qui pro­met tant et qui ensuite peine à com­bler les attentes ? Pro­met­teuse, ce n’est pas à démon­trer : inci­ta­tive, sug­ges­tive, aux contours assez impré­cis pour que cha­cun la colore de ses propres intui­tions ou espé­rances…

Ques­tion de lan­gage

Que l’Eglise catho­lique, ce jour-là, face à des temps dou­lou­reux et pro­blé­ma­tiques, à l’hostilité ou à l’indifférence dont elle se voyait l’objet, à un monde en ébul­li­tion et en extrême ten­sion, ait choi­si de ne pas se replier dans la for­te­resse assié­gée, ni de res­ser­rer les rangs en pra­ti­quant les tours de vis dis­ci­pli­naires d’usage en cas de guerre, ni de répondre par la menace ou l’injonction, mais de tendre la main, de faire appel au meilleur du cœur humain, de pui­ser dans les richesses de la divine misé­ri­corde, de raf­fer­mir sa foi, son espé­rance et sa cha­ri­té, de tout mettre en œuvre pour fon­der d’authentiques récon­ci­lia­tions, pour­quoi mettre a prio­ri en doute la légi­ti­mi­té du pro­jet ? En outre, l’opportunité d’un nou­veau départ pou­vait se voir confir­mée par une rup­ture civi­li­sa­tion­nelle aux dimen­sions mon­diales : n’y avait-il pas là plus de signes posi­tifs que néga­tifs, des appels aux­quels l’Eglise se devait de répondre favo­ra­ble­ment ? La ques­tion est de savoir si on usa des moyens appro­priés, en par­ti­cu­lier d’un lan­gage à la fois juste et com­pré­hen­sible. La réponse engage l’évaluation de l’œuvre accom­plie. Eva­lua­tion qui porte sur deux aspects : d’une part, le pro­jet fut-il mené à bien et peut-on ain­si l’estimer réus­si ; d’autre part, la démarche fut-elle, à l’intérieur, accueillie par les catho­liques, à l’extérieur par ceux à qui on ouvrait ain­si les bras, et pro­dui­sit-elle son fruit ?
Le second aspect de la ques­tion est à charge du dis­cer­ne­ment des membres de la hié­rar­chie comme de chaque fidèle. Il s’applique à l’expérience et sup­pose la prière, et relève d’un juge­ment qui appar­tient en der­nière ins­tance à Dieu seul. Quant au pre­mier aspect, il met en jeu des cri­tères pré­cis d’analyse et une suf­fi­sante fami­lia­ri­sa­tion avec le contexte anthro­po­lo­gique, séman­tique, socio­lo­gique et, bien enten­du, doc­tri­nal des dif­fé­rents cor­pus de docu­ments, dont la masse, au demeu­rant, dès qu’on ne se limite pas au cor­pus offi­ciel rela­ti­ve­ment res­treint des consti­tu­tions et décla­ra­tions, décou­rage toute pré­ten­tion à l’exhaustivité.
La lit­té­ra­ture consi­dé­rable qui, ne serait-ce que depuis le tour­nant du siècle, s’est ajou­tée à celle de l’époque du Concile et de l’après-Concile repré­sente un chan­tier qui avance bien len­te­ment. Aux spé­cia­listes de s’atteler au labeur des syn­thèses sou­hai­tables. Pour le catho­lique de base empor­té sur les remous de l’histoire demeure la per­plexi­té qui tient à une ques­tion de phi­lo­so­phie du lan­gage, ques­tion capi­tale mais appa­rem­ment peu abor­dée en dehors d’un argu­men­taire qui l’exploite abon­dam­ment en la sup­po­sant réso­lue.
Pour­tant, cette expres­sion de « signes des temps » ne deman­de­rait-elle pas un exa­men sérieux de son sta­tut séman­tique et même sémio­lo­gique ? A vrai dire, ce sont les dif­fé­rents lan­gages aux­quels, fidèle au prin­cipe d’ouverture et de com­pré­hen­si­bi­li­té, a recours le Concile, qui deman­de­raient un tel exa­men, au moins pour évi­ter les plus gros mal­en­ten­dus, apla­nir les débats por­tant plus sur les mots que sur les notions, et sur­tout rele­ver le défi d’un lan­gage homo­gène où la pré­ci­sion ne coû­te­rait pas à l’ouverture sym­bo­lique ni la clar­té à la pro­fon­deur.
Notons d’emblée une dif­fi­cul­té à peine sur­mon­table. La consigne était de renou­ve­ler la forme, consi­dé­rée comme mutable, en pré­ser­vant le fond immuable, et pour mieux le ser­vir. A pre­mière vue, rien de plus légi­time et néces­saire. Mais où s’arrête le fond, où com­mence la forme ? L’un et l’autre sont certes dis­tincts essen­tiel­le­ment mais onto­lo­gi­que­ment insé­pa­rables. Nous allons donc voir le Concile frayer son che­min entre lan­gage spé­cia­li­sé et lan­gage fami­lier, concep­tua­li­tés reçues et concepts expé­ri­men­taux… Notre thème vient ici à point nom­mé, annon­çant une nou­veau­té et la légi­ti­mant par les Ecri­tures, comme une « exé­gèse du pré­sent » lu en conti­nui­té avec l’Evangile.

Une apo­rie inaper­çue

Dans la pos­té­ri­té de l’événement conci­liaire, notre locu­tion res­te­ra long­temps en faveur pour inté­grer bon nombre d’enjeux de l’heure – la « pro­mo­tion de la femme », l’alphabétisation des masses, la faim dans le monde, la glo­ba­li­sa­tion… – tout ce qui irait à contre-cou­rant n’étant jamais dit ou étant immé­dia­te­ment cen­su­ré quand on le dit ((. On se sou­vient du scan­dale déclen­ché à la suite d’une décla­ra­tion du vice-pré­sident du Conseil natio­nal de la recherche ita­lien, Rober­to de Mat­tei, évo­quant la pos­si­bi­li­té qu’une catas­trophe telle que le tsu­na­mi japo­nais de 2011 puisse entrer dans la caté­go­rie des aver­tis­se­ments divins.)) .
Cepen­dant, notre thème va connaître un second inflé­chis­se­ment de la part du Magis­tère, dans la pers­pec­tive d’un dis­cer­ne­ment à opé­rer entre les signes qui sont de l’Esprit et ceux qui n’ont pas la même teneur, tirant ain­si le thème vers celui de la para­bole de l’ivraie et du bon grain. Dès lors une nou­velle dif­fi­cul­té appa­raît dans la mesure où cette para­bole n’enseigne pas de choi­sir entre l’un et l’autre pour retran­cher ce qui n’est pas bon, mais de tra­vailler dans la confiance mal­gré les situa­tions mélan­gées et en quelque sorte indis­cer­nables, alors que notre locu­tion ain­si « recon­ver­tie » invite au contraire à choi­sir entre les valeurs intra­mon­daines et à tirer les consé­quences pra­tiques de la conjonc­ture sou­mise à dis­cer­ne­ment. On a pu rat­ta­cher judi­cieu­se­ment ((. Jean-Fran­çois Chi­ron, « Dis­cer­ne­ment des signes des temps ou appli­ca­tion de la doc­trine sociale de l’Eglise ? Evo­lu­tions et diver­si­té des inter­pré­ta­tions dans le magis­tère post­con­ci­liaire », Théo­phi­lyon, 2013, Tome xviii – Vol.1, pp. 45–88, en par­ti­cu­lier p. 66.))  cet emploi au « voir, juger, agir » qui tint long­temps une place qui fut ensuite celle des signes des temps. Rap­pe­lons que c’était le mot d’ordre, la méthode de l’Action catho­lique, cet ensemble de mou­ve­ments vou­lus par Pie XI qui n’ont pas peu contri­bué à pré­pa­rer, voire à anti­ci­per Vati­can II. Là encore nous nous trou­vons loin de notre locu­tion, qui ne met pas l’accent sur l’apostolat, mais sur l’accomplissement des pro­phé­ties.

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