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Lec­ture : Lar­té­guy, riche témoin de la débâcle

La classe qua­rante s’éteint dou­ce­ment. Dis­pa­raissent avec elle les acteurs et témoins d’une his­toire que, c’est le moins que l’on puisse dire, l’Education natio­nale n’enseigne pas à regar­der dans les yeux. Sa pré­sen­ta­tion vau­drait pour­tant une leçon d’instruction civique, exi­geante sans doute, mais jalon­née de puis­santes figures. A tra­vers l’excellente bio­gra­phie de l’une d’entre elles, en l’occurrence Jean Lar­té­guy ((. Hubert Le Roux, Jean Lar­té­guy, le der­nier cen­tu­rion, Tal­lan­dier, mai 2013, 347 p., 23,5 €.)) , Hubert Le Roux rend sa vivante com­plexi­té à notre pas­sé récent. Lucien Pierre Jean Osty naît en 1920 dans une France auréo­lée de gloire mili­taire et appuyée sur un empire immense, que l’on regarde et qui se regarde comme le pays le plus puis­sant du monde. Ses parents le confient tôt, trop tôt, à des nour­rices, pré­cep­teurs ou grands-parents. Suite à une alter­ca­tion avec son père, il est envoyé chez les jésuites d’Evreux. Il ne s’y plai­ra pas, concé­de­ra-t-on au prix d’une litote. « Lar­té­guy n’hésitera pas à com­pa­rer la rhé­to­rique retorse des jésuites à celle des com­mu­nistes » (p. 43). Venant d’un esprit impa­tient de toute auto­ri­té, ne dédai­gnant pas le plai­sir de la pro­vo­ca­tion et qui devait aus­si cher­cher des excuses aux faci­li­tés qu’il s’accordait, il faut évi­dem­ment lais­ser sa part à la mise en scène ; reste qu’il faut recon­naître aus­si l’impitoyable amer­tume des enfants désen­chan­tés, que les hommes de Dieu n’ont pas su accueillir. Cela aus­si est une leçon. Accom­pa­gné par le beau visage du cha­noine Osty, son oncle, Lar­té­guy semble avoir gar­dé toute sa vie un sourd désir de foi simple (cf. pp. 254–255 ou 296–297) ; mais cette aspi­ra­tion secrète ne se conver­tit jamais en adhé­sion expli­cite, et l’on ne revient pas faci­le­ment vers ce que l’on a brû­lé, fût-ce impul­si­ve­ment, au sor­tir de son enfance.
Eclate la deuxième guerre. Le jeune Osty se trouve jeté dans le deuxième conflit mon­dial comme Fabrice dans la bataille de Water­loo. Incor­po­ré en 1939, élève-offi­cier en 1940, la débâcle le sur­prend sans lui lais­ser l’occasion de se battre. Son père, de ceux qui avaient tenu bon pen­dant la grande guerre, ne com­prend pas la défaite et ne peut s’empêcher d’en rendre res­pon­sable la géné­ra­tion de son fils. Comme la plu­part des futurs pro­ta­go­nistes de l’Algérie fran­çaise, P. J. Osty connaît alors la résis­tance et la France libre : pas­sage par l’Espagne et pri­son en 1942, Afrique du Nord en 1943, cam­pagne de France en 1944, contre-offen­sive d’Hitler au début 1945. Il découvre aus­si les riva­li­tés entre chefs, De Gaulle et Giraud, Leclerc et de Lattre. Il envi­sage une car­rière mili­taire, mais mal fait pour le temps de paix, il pose le képi. Com­mencent quelques années de semi-bohême : un peu de jour­na­lisme sous le pseu­do­nyme de Jean Lar­té­guy, un pre­mier repor­tage en Perse en lien avec les ser­vices, puis quelques piges. En 1950, il rem­pile pour le bataillon de Corée, sous l’égide des Nations Unies et sous com­man­de­ment amé­ri­cain, en tant qu’officier à la fois repor­ter et com­bat­tant. Cette « opé­ra­tion de police » inter­na­tio­nale est aus­si une « sale bou­che­rie inutile » (pp. 96–97) : le lieu­te­nant Osty perd les trois quarts de ses hommes, se bat comme un lion, est lais­sé pour mort sur le ter­rain. Sau­vé in extre­mis, il est éva­cué vers un Japon occu­pé par des Amé­ri­cains qui lui ins­pirent un crois­sant mépris. Il découvre tou­te­fois l’âme nip­pone à tra­vers ses ren­contres avec des res­ca­pés ou par le biais des ultimes cour­riers de jeunes kami­kazes.
Il rentre en France en 1952. Ses années de for­ma­tion ont atteint leur terme. Il quitte une armée au sein de laquelle il aurait vite étouf­fé. Il n’aime ni la guerre ni son cor­tège, mais ne peut se pas­ser de la confra­ter­ni­té des com­bat­tants. Il a besoin de cou­rir le monde, de vivre au cœur d’actions aux­quelles il ne par­ti­ci­pe­ra pas. Son empa­thie lui ouvre toutes les portes ; il écoute ; à défaut de concep­tua­li­ser, il com­prend la dimen­sion humaine de tous les conflits, et aus­si la part que prend la mani­pu­la­tion ; il a besoin d’écrire, de beau­coup écrire, tout en res­tant impec­ca­ble­ment droit dans ses récits. Le bataillon de Corée lui a four­ni la matière de son pre­mier roman, Du sang sur les col­lines, publié en 1954 chez Gal­li­mard, et qui ne connaî­tra le suc­cès qu’ultérieurement, sous le titre Les Mer­ce­naires.
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