Revue de réflexion politique et religieuse.

Face à la vio­lence poli­tique

Article publié le 11 Déc 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La lutte entre l’Eglise et l’Etat au Mexique, au XXe siècle, est un épi­sode de l’histoire moderne mécon­nu de la plu­part. Deux longs métrages récents contri­buent de manière heu­reuse à le sor­tir de l’oubli. Le pre­mier, For Grea­ter Glo­ry : The true sto­ry of Cris­tia­da, de Dean Wright, relate la révolte des catho­liques mexi­cains contre les lois anti­re­li­gieuses du gou­ver­ne­ment socia­liste révo­lu­tion­naire, durant les années 1926–1929. Pro­je­té en avant pre­mière lors des JMJ de Madrid, en 2011, l’oeuvre retient l’attention tant à cause du sujet, qu’à cause de la qua­li­té de la réa­li­sa­tion et de la dis­tri­bu­tion des rôles. Qui plus est, l’absence d’un dis­tri­bu­teur en France, et dans la plu­part des pays d’Europe n’est pas sans sus­ci­ter les inter­ro­ga­tions, à une époque où l’hostilité à l’Eglise est à nou­veau patente.
On parle moins du second, Los Últi­mos Cris­te­ros, de Matías Meyer, réa­li­sé éga­le­ment en 2011, et adap­té du roman de même nom d’Antonio Estra­da ((. Anto­nio Estra­da Muñoz, Rescol­do : los últi­mos cris­te­ros, Encuen­tro, Madrid, 2010. Matías Meyer, né à Per­pi­gnan en 1979, est le fils de Jean Meyer, his­to­rien du Mexique contem­po­rain et auteur de nom­breux ouvrages sur la « Cris­tiade », l’épopée des Cris­te­ros.)) . Ce film d’auteur traite de la Segun­da Cris­tia­da, qui se déve­lop­pa de 1934 à 1939, en réponse aux lois de 1934 sur l’éducation socia­liste. Les Cris­te­ros qui n’avaient jamais accep­té ce qui fut de fait une forme de capi­tu­la­tion de l’Eglise face au gou­ver­ne­ment, les « arran­ge­ments » (« arre­glos ») de 1929, trou­vèrent là une rai­son de rani­mer la révolte. Par­mi eux, Flo­ren­cio Estra­da, le père du roman­cier, qui est le per­son­nage prin­ci­pal du film, et qui finit par se faire tuer, avec ses com­pa­gnons. Ce très beau film reçut un prix au fes­ti­val du ciné­ma sud-amé­ri­cain de Tou­louse, en 2012, et il mérite lar­ge­ment d’être connu. Mais sa dif­fu­sion en France est sans doute encore plus aléa­toire que pour le pre­mier ((. Il est néan­moins télé­char­geable (ver­sion espa­gnole et sous-titres anglais), moyen­nant la somme de 25 pesos mexi­cains, soit 2 € envi­ron : http://nuflick.com/los-ultimos-cristeros.)) .
Il n’entre pas dans notre pro­pos de faire une cri­tique ciné­ma­to­gra­phique, ni d’estimer le degré de véra­ci­té du trai­te­ment de cette tra­gé­die his­to­rique. Nous lais­sons ces ana­lyses bien­ve­nues à plus com­pé­tent que nous, pour nous cen­trer sur les ques­tions d’ordre moral que posent ces oeuvres, et les évé­ne­ments his­to­riques qu’elles font connaître. Il ne sau­rait s’agir non plus de por­ter un juge­ment sur la conduite des insur­gés mexi­cains. Le juge­ment pru­den­tiel dépend dans une très large mesure des cir­cons­tances de l’action. Celles-ci nous sont connues, jusqu’à un cer­tain point, et de manière abs­traite, par les témoi­gnages et le tra­vail des his­to­riens ; elles nous demeurent à jamais incon­nues dans ce qui importe pour le juge­ment pra­tique : le vécu. La guer­ra cris­tie­ra est, par ailleurs, à repla­cer dans le contexte par­ti­cu­lier d’une his­toire mexi­caine mar­quée par la vio­lence depuis le XIXe siècle, la fin de l’Ancien Régime et l’avènement d’un libé­ra­lisme très anti­clé­ri­cal.
Elle fut une réponse déses­pé­rée face à une poli­tique extré­miste du gou­ver­ne­ment. Comme telle, il ne nous appar­tient pas d’en juger. Mais elle offre ample matière à réflexion sur l’attitude à avoir, dans une pers­pec­tive chré­tienne, face à une poli­tique injuste et vio­lente, et sur le recours à la force et à la révolte armée pour s’y oppo­ser. Ce recours peut-il être légi­time ou non ? Sachant qu’on a sou­vent l’idée, de nos jours, que dans une vision chré­tienne des choses, il ne sau­rait l’être.

La foi chré­tienne et l’usage de la force

On trouve, dans les Evan­giles, et plus géné­ra­le­ment le Nou­veau Tes­ta­ment, deux atti­tudes majeures face à la vio­lence : la fuite, et la non résis­tance. Jésus échappe aux Naza­réens en fureur qui veulent le jeter dans le pré­ci­pice (Lc 4, 28–30), et avant cela, Joseph fuit en Egypte avec sa famille pour faire échap­per Jésus au mas­sacre des saints Inno­cents (Mt 13–18). Celui-ci pré­co­nise à ses dis­ciples de fuir lors des per­sé­cu­tions. Saint Paul fuit Damas clan­des­ti­ne­ment pour échap­per aux Juifs (Ac 9, 25).
Par ailleurs, l’attitude fon­da­men­tale de Jésus lors de sa Pas­sion est de ne pas s’opposer à la vio­lence qui lui est faite, donc de ne faire usage ni de la fuite, ni à plus forte rai­son de la force. Tou­te­fois, pour être bien com­prise, cette atti­tude est à situer dans la pers­pec­tive du salut, de la rédemp­tion par le sacri­fice du Fils unique inno­cent. Les ver­sets évan­gé­liques dans les­quels il est dit ne de pas résis­ter au violent (par exemple Mt 5, 39) sont à com­prendre dans la même pers­pec­tive, selon le prin­cipe de la confor­ma­tion du dis­ciple au Christ, et de la conti­nua­tion du sacri­fice dans le corps mys­tique qu’est l’Eglise. Mais ce ne sau­rait être l’unique atti­tude, puisque la fuite au moins est légi­time. Sur un plan poli­tique, les Evan­giles sou­lignent que les puis­sants font sen­tir leur pou­voir et qu’il n’en doit pas aller de même par­mi les dis­ciples (Mt 20, 25, et paral­lèles). Il faut tou­te­fois rendre à César ce qui lui revient (Mt 12, 13 ss.), et Paul appelle à se sou­mettre « aux auto­ri­tés en charge », qui sont « consti­tuées par Dieu », la jus­tice humaine étant « un ins­tru­ment de Dieu pour faire jus­tice » (Rm 1, 5).
Mais on ne sau­rait iden­ti­fier sim­ple­ment le fait et le droit, et c’est pour­quoi Pierre affirme encore que, s’il y a conflit, « il faut obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29), parole jus­ti­fiée au besoin par le Christ res­sus­ci­té affir­mant : « Tout pou­voir m’a été don­né au ciel et sur la terre » (Mt, 28, 18). La ques­tion de la résis­tance à l’injustice est donc posée dès la source de la doc­trine chré­tienne. Mais rien n’est pré­ci­sé sur les moyens de s’y oppo­ser autres que la fuite, et donc sur l’usage d’une force légi­time.
Le fon­de­ment d’un tel usage doit être vu dans le droit, voire le devoir, de défendre sa vie, que l’on peut rat­ta­cher au com­man­de­ment de l’amour de soi (« aime ton pro­chain comme toi-même »), éten­du à la com­mu­nau­té pour sa défense. C’est le res­sort du sur­saut des Mac­ca­bées, dans l’Ancien Tes­ta­ment (1 Macc 2, 40 ss.). Et on peut encore le jus­ti­fier par le fait que rien ne sau­rait légi­ti­mer le sacri­fice d’une com­mu­nau­té chré­tienne, qui entraî­ne­rait par hypo­thèse la dis­pa­ri­tion du véri­table culte ren­du à Dieu. De fait, la dimen­sion sacri­fi­cielle de la foi ne peut s’identifier à la seule forme du mar­tyre san­glant.
Ces consi­dé­ra­tions ont contri­bué à déve­lop­per la doc­trine théo­lo­gique dite de la « guerre juste », dont on sait qu’elle encadre de manière stricte l’usage de la force armée, tout comme celle du tyran­ni­cide et de l’insurrection qui en consti­tuent un appen­dice. Selon la syn­thèse que fait saint Tho­mas dans la Somme théo­lo­gique, lorsqu’il demande Utrum bel­lare sem­per sit pec­ca­tum – si faire la guerre est tou­jours un péché – (IIa IIae, q. 40 a. 1), trois condi­tions doivent être rem­plies pour qu’on puisse par­ler de guerre juste : l’autorité d’un pou­voir légi­time, une cause juste, et une inten­tion droite, c’est-à-dire cher­chant à pro­mou­voir le bien ou à tout le moins à évi­ter le mal. Les deux films dont il est ques­tion illus­trent ces rap­ports à la force, dont la com­plexi­té se noue dans le domaine poli­tique.
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