Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : La famille assié­gée

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Chris­to­pher Lasch, auteur de l’essai de cri­tique sociale Haven in a Heart­less World : The Fami­ly Besie­ged, fut un his­to­rien qui effec­tua l’essentiel de sa car­rière à l’Université de Roches­ter, près de New York. Né en 1932, il se rat­ta­chait à un cou­rant pro­gres­siste, au sens que ce terme impli­quait dans les années 1960 aux Etats-Unis, à savoir le doute métho­dique appli­qué aux valeurs en place, sans accep­tion d’éventuels effets de remous socié­taux ou poli­tiques. Sa liber­té de ton et sa viva­ci­té dia­lec­tique firent de lui une plume bien consi­dé­rée à la gauche de l’intelligentsia, jusqu’à ce que cet essai, paru en 1978 (et res­té inédit en fran­çais jusqu’en 2012), ne lui vaille de solides ini­mi­tiés au sein du camp qu’on lui pres­sen­tait. Décé­dé en 1994, Lasch nous a quit­tés assez rapi­de­ment, trop sans doute. Aurait-il revu son texte, ou pro­po­sé un nou­vel essai plus tar­dif ? D’autres s’en sont char­gés. Mais, sous le sous-titre La famille assié­gée ((. C. Lasch, Un refuge dans ce monde impi­toyable. La famille assié­gée, Fran­çois Bou­rin, 411 p., 2012, 26 €. Pre­mière édi­tion amé­ri­caine : Basic Books, New York, 1977.)) , Lasch nous fait béné­fi­cier d’observations justes et inci­sives sur la réa­li­té fami­liale dans le siècle, et l’actualité d’enjeux intem­po­rels. Par cer­tains côtés, Lasch pré­pare le cri­ti­cisme post-mar­xiste. Il s’apparente à l’esprit de l’Ecole de Franc­fort, et pour­rait avoir favo­ri­sé l’émergence de nou­veaux biais d’analyse, emprun­tés à la nébu­leuse psy­cha­na­ly­tique et à l’expression artis­tique dans sa diver­si­té, tels que nous pou­vons les appré­cier, notam­ment chez Sla­voj Žižek ou Pas­cal Bru­ck­ner. Mais il faut se gar­der de tout ana­chro­nisme, car, en 1978, l’immense Rus­sie menace encore, de ses armes plus que de son modèle certes, le Monde dit libre, mais déjà auto­des­truc­teur.
Lasch, dans ce tra­vail sur la famille, ne pro­duit rien de moins que l’épitaphe, lar­ge­ment déve­lop­pée et argu­men­tée, du Pro­grès comme sens uni­voque de l’histoire. On com­prend que cette meta­noia ait été vue comme une tra­hi­son. Mais il ne s’agit nul­le­ment d’une apo­lo­gie de la famille tra­di­tion­nelle, à par­tir d’une légi­ti­ma­tion reli­gieuse, ou d’un posi­ti­visme façon Le Play. Tota­le­ment abs­trait de la bipo­la­ri­té Est/Ouest, Lasch n’est « soli­daire » de qui­conque. Du reste, il faut attendre la fin de l’essai pour en sai­sir la pointe. Ana­lo­gi­que­ment, nous allons dif­fé­rer l’exposé de sa conclu­sion, d’autant plus volon­tiers que Lasch, qui égare habi­le­ment le lec­teur sur sa pen­sée per­son­nelle, sait où il va.
Notre his­to­rien joue avec une aisance réjouis­sante, non avec nos nerfs, mais avec les pen­sées réfor­ma­trices de l’institution fami­liale. Il les expose avec soin, à tel point qu’on les croit siennes, pour fina­le­ment les contes­ter sans ména­ge­ment. Qu’est-ce à dire ?
Atta­quée de toute part, la famille, à l’instar de Lutèce, « fluc­tuat nec mer­gi­tur ». Elle est secouée, mais reste à flot. Tou­te­fois, le « refuge » est une anti­phrase, car tout menace le frêle esquif. Le déclin de l’autorité pater­nelle, décrite par Lacan dès 1948 comme étant le fait cultu­rel majeur de l’aprèsguerre, est repris à son compte par Lasch. Or la famille est fra­gi­li­sée d’une façon sour­noise, dans la mesure où les ins­tances éta­tiques, sociales et thé­ra­peu­tiques s’emploient à l’aider avant même d’être appe­lées à l’aide. En clair, la famille est sus­pecte, le sachant ou ne le sachant pas. Puis­sante par son effet d’empreinte sur sa pro­gé­ni­ture, elle pré­oc­cupe les pou­voirs publics quant à l’adaptabilité des citoyens de demain. Le contrôle est réel, sous l’apparence du sou­tien. Le déclin pour­rait en être le pré­texte, plus encore que l’occasion.
Le ton dis­tan­cié de Lasch ne cultive pas l’humour à la façon d’Art Buch­wald, et moins encore de Grou­cho Marx. Son regard vis-à-vis des thé­ra­peutes de l’institution mal­me­née est plus proche de celui que Molière réserve au corps médi­cal : entre de telles mains, le malade est en dan­ger. La science du pré­sent néglige l’histoire, elle-même en butée. La famille étant préa­lable à l’écriture, l’origine est hors de por­tée. Or, « vere scire per cau­sas », on ne connaît qu’en accé­dant aux causes. A défaut, la science clas­si­fie les objets mais n’explique pas leur pro­ve­nance.  […]

-->