- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

La nou­velle démo­cra­tie « cor­po­ra­tive »

Ce texte est celui d’une confé­rence dans le cadre d’une jour­née d’étude orga­ni­sée le 20 avril der­nier à Madrid sous les aus­pices de la Fun­da­ción Spei­ro et de la revue Ver­bo, avec la col­la­bo­ra­tion du Conse­jo de Estu­dios Hispá­ni­cos « Felipe II », dont le thème était « Tech­no­cra­tie et démo­cra­ties ». Tra­duc­tion par nos soins, revue par l’auteur.

Avant tout, je n’ai pas l’intention d’aborder la démo­cra­tie « cor­po­ra­tive » en elle-même. Il ne sera donc pas ici ques­tion du pro­blème de la repré­sen­ta­tion poli­tique expri­mée sur la base des acti­vi­tés déployées, des inté­rêts cor­po­ra­tifs et des com­pé­tences sec­to­rielles. De même, je ne par­le­rai pas non plus du pro­blème des cor­po­ra­tions tel qu’il a été théo­ri­sé par Hegel, lequel les voyait comme une réa­li­té créée par l’Etat et dans laquelle le citoyen, en tant qu’homme pri­vé, était cen­sé trou­ver la garan­tie de sa richesse ((. Cf. G.W. F. Hegel, Ency­clo­pé­die des sciences phi­lo­so­phiques, § 534.)) . Je ne m’étendrai pas non plus sur l’Etat cor­po­ra­tif tel qu’il a été par­tiel­le­ment mis en œuvre par le fas­cisme ita­lien et qui, contrai­re­ment au cor­po­ra­tisme médié­val, consi­dé­rait qu’il fal­lait com­men­cer par nier l’existence de l’individu, celui-ci n’existant que dans l’Etat et subor­don­né à l’Etat, réa­li­té unique de laquelle tout devait dépendre ((. Sur cette ques­tion, la lec­ture de l’ouvrage sui­vant est très utile : C. Cos­ta­ma­gna, La dot­tri­na del fas­cis­mo, ed. La Tavo­la Roton­da, s.l., 1940 et 1983. Cos­ta­ma­gna y montre com­ment volon­té indi­vi­duelle et Etat sont, pour la doc­trine fas­ciste, incom­pa­tibles entre eux. Fai­sant réfé­rence à Stir­ner, il affirme que ce sont deux puis­sances éter­nel­le­ment enne­mies (ibid., p. 355).)) . Enfin je ne trai­te­rai pas non plus des doc­trines orga­ni­cistes modernes selon les­quelles la valeur suprême réside exclu­si­ve­ment dans l’intérêt natio­nal, lui sacri­fiant tout autre inté­rêt à com­men­cer par celui de chaque indi­vi­du – une théo­rie qui va d’ailleurs plus loin que la doc­trine hégé­lienne de la cor­po­ra­tion. Dans notre titre, l’adjectif « cor­po­ra­tive » est entre guille­mets. C’est une manière de mon­trer qu’il est employé dans un sens très par­ti­cu­lier, confé­rant à la démo­cra­tie un sens nou­veau et spé­ci­fique. Cette expres­sion est pen­sée en réfé­rence aux nou­velles formes que revêt la démo­cra­tie à notre époque dite post­mo­derne, dans laquelle la signi­fi­ca­tion clas­sique de la démo­cra­tie – comme « forme » de gou­ver­ne­ment –, tout comme sa concep­tion moderne – la démo­cra­tie comme « fon­de­ment » du gou­ver­ne­ment – sont per­dues de vue.
A l’époque post­mo­derne, c’est-à-dire aujourd’hui, les concepts poli­tiques ont lais­sé la place à de nou­velles exi­gences vita­listes éma­nant des indi­vi­dus asso­ciés et/ou des groupes orga­ni­sés ain­si qu’à des moda­li­tés irra­tion­nelles de ges­tion poli­tique. Il ne s’agit pas là d’une nou­veau­té abso­lue : c’est en fait la consé­quence de doc­trines qui dès les siècles pas­sés, mais sur­tout à la fin du XIXe siècle, avaient théo­ri­sé la poli­tique comme un conflit se dérou­lant non plus à l’extérieur des ins­ti­tu­tions – ce qui, selon les doc­trines construc­ti­vistes, était consi­dé­ré comme le propre de l’état de nature – mais en leur propre sein. La nou­veau­té réside dans le fait qu’aujourd’hui cette manière d’appréhender la démo­cra­tie est le seul modèle consi­dé­ré comme valide dans le monde occi­den­tal, du fait, en par­ti­cu­lier, de l’influence exer­cée par la culture poli­tique nord-amé­ri­caine, fille du pro­tes­tan­tisme et des Lumières.

Démo­cra­tie « cor­po­ra­tive » et poli­to­lo­gie

Avant tout, un fait s’impose à la réflexion : après la Deuxième Guerre mon­diale, dans le monde occi­den­tal – l’Europe alors non com­mu­niste et l’Amérique –, la doc­trine poli­to­lo­gique née ou tout au moins for­ma­li­sée sous une forme théo­rique aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle a pro­gres­si­ve­ment été mise en œuvre. La théo­rie de l’Etat comme pro­ces­sus, en réa­li­té, était déjà pré­sente dans la pra­tique des Etats-Unis, qui ne connaissent ni le concept clas­sique de com­mu­nau­té poli­tique ni le concept d’Etat éla­bo­ré en Europe par la moder­ni­té ((. Pour une pre­mière approche de la doc­trine poli­to­lo­gique, on pour­ra lire les pages 23–101 de l’ouvrage d’Alexandre Pas­se­rin d’Entrèves, La dot­tri­na del­lo Sta­to, Giap­pi­chel­li, Turin, 1967. On peut éga­le­ment se réfé­rer à D. Cas­tel­la­no, « La non-poli­tique de la moder­ni­té », in Ber­nard Dumont, Gilles Dumont et Chris­tophe Réveillard (dir.), La guerre civile per­pé­tuelle, Artège, Per­pi­gnan, 2012, pp. 37–49.)) . La poli­to­lo­gie consi­dère avant tout le pou­voir – comme toutes les doc­trines modernes – sans iden­ti­fier sa sub­stance et, par consé­quent, l’appréhende de manière bru­tale, comme syno­nyme de pou­voir poli­tique et, en der­nière ana­lyse, de poli­tique. Elle per­çoit les ins­ti­tu­tions « publiques » comme des ins­tru­ments neutres au ser­vice des inté­rêts « pri­vés ». Elle subor­donne ain­si le pou­voir éta­tique à la pré­ten­due « socié­té civile ». Elle pos­tule enfin l’apparente dési­déo­lo­gi­sa­tion de la poli­tique. De là émerge le conflit en tant que méthode poli­tique, ce qui intro­duit la guerre civile dans les ins­ti­tu­tions. L’ordre poli­ti­co-juri­dique est dès lors consi­dé­ré comme néces­sai­re­ment éphé­mère et étroi­te­ment dépen­dant des choix opé­rés par les « forces poli­tiques » qui, de manière contin­gente, réus­sissent à s’emparer du pou­voir, dans le res­pect des pro­cé­dures et des lois élec­to­rales. L’ordre juri­di­co-poli­tique est pré­sen­té comme un pur ins­tru­ment au ser­vice des inté­rêts des groupes socia­le­ment hégé­mo­niques.
[…]