Revue de réflexion politique et religieuse.

De la phi­lo­so­phie de la nature à la méta­phy­sique

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Vieille et jeune comme la sagesse, la phi­lo­so­phie de la nature et des sciences – la cos­mo­lo­gie – réserve encore bien des terres incon­nues. Cette situa­tion, suf­fi­sam­ment rare pour être sou­li­gnée, tient à deux rai­sons prin­ci­pales. La pre­mière découle de l’histoire. Aris­tote n’a qu’ébauché cette branche de la phi­lo­so­phie ; après le tour de force qu’est l’identification du couple matière-forme, au début de la Phy­sique, et non­obs­tant la finesse de sa réflexion sur le mou­ve­ment et ses conco­mi­tants, le Sta­gi­rite a lais­sé de côté nombre de ques­tions que semblent appe­ler ses propres ana­lyses : la goutte d’eau et la mer forment-elles deux sub­stances ? un chan­ge­ment d’état cor­res­pond-il à une trans­for­ma­tion acci­den­telle ? une fleur meurt-elle quand on la cueille ? qu’est-ce qu’une espèce ani­male ? etc. Quant à saint Tho­mas, d’abord théo­lo­gien, il a com­men­té le Phi­lo­sophe, il a émaillé son œuvre de cin­quante intui­tions qui ne demandent qu’à en être extraites, mais il n’a pas sys­té­ma­ti­que­ment renou­ve­lé une dis­ci­pline qui ne cor­res­pon­dait pas à son domaine de pré­di­lec­tion. L’existence de conti­nents intel­lec­tuels encore qua­si inex­plo­rés tient aus­si au pro­grès scien­ti­fique. L’expérience com­mune n’a certes pas chan­gé, mais nous pou­vons tirer par­ti d’éléments scien­ti­fiques incom­pa­ra­ble­ment supé­rieurs à ceux dont dis­po­saient les savants d’avant New­ton, moyen­nant l’investissement per­son­nel néces­saire pour nous les rendre fami­liers. La phi­lo­so­phia per­en­nis se trouve ain­si confron­tée à une double dif­fi­cul­té : inachè­ve­ment de l’œuvre des fon­da­teurs, et irrup­tion de don­nées scien­ti­fiques dif­fi­ciles à mani­pu­ler. Avec ceci, la prio­ri­té a sou­vent été don­née au débat contre l’agnosticisme ratio­na­liste ou scep­tique. En réac­tion, plu­sieurs auteurs de la famille aris­to­té­li­co-tho­miste ont quelque peu sur­es­ti­mé les capa­ci­tés de l’intelligence humaine, tout en sous-esti­mant symé­tri­que­ment l’intérêt des sciences. Ils se sont alors conten­tés de mettre en ordre des textes tho­ma­siens sou­vent épars ou dif­fi­ciles, effort qui mérite d’ailleurs d’être salué ; mais la cos­mo­lo­gie en devient un cor­pus de cer­ti­tudes fort claires, avouons-le par­fois assez ennuyeux, sup­po­sé for­mer le socle d’une méta­phy­sique bien éta­blie.
Cela ne fait que sou­li­gner l’intérêt dû aux pen­seurs qui se sont authen­ti­que­ment effor­cés de renou­ve­ler et de pro­lon­ger la réflexion, en ren­dant à la phi­lo­so­phie de la nature une place plus conforme à celle qu’elle méri­te­rait. L’actualité édi­to­riale per­met d’évoquer deux d’entre eux : Charles De Koninck (1906–1965) et Michel Bas­tit (né en 1951, et anté­rieu­re­ment sur­tout appré­cié pour Nais­sance de la loi moderne).
D’origine belge mais tôt ins­tal­lé au Cana­da, Charles De Koninck est connu pour sa défense de la pri­mau­té du bien com­mun, en réac­tion contre le per­son­na­lisme ; cer­tains se sou­viennent de ses contri­bu­tions à la revue Iti­né­raires. Mais Charles De Koninck se mon­tra éga­le­ment constam­ment atten­tif aux ques­tions épis­té­mo­lo­giques ; les Presses uni­ver­si­taires de Laval viennent de publier en deux tomes la qua­si-tota­li­té de son œuvre en phi­lo­so­phie de la nature ((. Œuvres de Charles De Koninck, Tome I, Phi­lo­so­phie de la nature et des sciences, Presses Uni­ver­si­taires de Laval, Qué­bec. Volume 1, 475 p., 2011. Volume 2, 382 p., 2012. La réfé­rence « I p. 37 » sera ici employée pour « Volume 1, p. 37 ». Nous ne men­tion­nons pas le nom de l’ouvrage, à la fois dans un sou­ci de briè­ve­té et parce que la pen­sée cos­mo­lo­gique de C. De Koninck semble avoir atteint sa matu­ri­té dès son éclo­sion. Au moins pour une pre­mière lec­ture, il ne nous a donc pas sem­blé néces­saire d’éclairer le sens d’un texte par la période par­ti­cu­lière qui a vu sa publi­ca­tion.)) . On y trouve sa thèse sur la phi­lo­so­phie de Sir Arthur Edding­ton (1934), remar­quable de matu­ri­té, L’Univers creux et Réflexions diverses sur la science et le cal­cul (The Hol­low Uni­verse et Ran­dom Reflec­tions on science and cal­cu­la­tion, à notre connais­sance tra­duits pour la pre­mière fois en fran­çais), ain­si que d’autres textes moins connus (Le Cos­mos, Abs­trac­tion de la matière).
Pour com­men­cer par le petit bout, cette publi­ca­tion vaut déjà pour l’histoire des tho­mismes au XXe siècle. Il est amu­sant de rele­ver qui De Koninck cite voire cri­tique, et aus­si qui il ne cite pas ; il fau­drait com­plé­ter en retrou­vant par qui il est cité, et par qui il ne l’est pas. Somme toute, qui existe pour qui ? Le bilan étonne quelque peu, mais pour­rait per­mettre de recons­ti­tuer les échanges internes à une com­mu­nau­té qui ne se mon­tra pas tou­jours très fra­ter­nelle et demeu­ra rela­ti­ve­ment cloi­son­née. Quoi qu’il en soit, De Konink n’est pas un his­to­rien de la pen­sée tho­ma­sienne ; c’est un pro­fes­seur, un confé­ren­cier et un phi­lo­sophe qui s’inscrit dans le sillage de saint Tho­mas, avec une superbe indif­fé­rence aux pré­oc­cu­pa­tions his­to­ri­ci­santes qui com­men­çaient à acca­pa­rer les esprits. Une syn­thèse cathé­drale ne cor­res­pon­dait sans doute pas au génie de l’auteur ; il ne fau­dra donc pas la cher­cher ici. Mais au fil des pages, au hasard de ses confé­rences, il met en place les concepts fon­da­men­taux de la cos­mo­lo­gie, avec quelques éclai­rages appro­fon­dis sur la matière (cf. II pp. 152–332), sur le temps, le mou­ve­ment (I pp. 266–281) ou le pro­blème du déter­mi­nisme tel que la phy­sique quan­tique l’a renou­ve­lé (I pp. 295–347, II pp. 85 ss., 125–130). En phi­lo­so­phie des sciences pro­pre­ment dite, De Koninck aura fait montre d’un constant sou­ci : réfu­ter le scien­tisme tout en pre­nant les sciences au sérieux. Cela lui four­nit le thème fon­da­men­tal de L’Univers creux. On peut certes exé­cu­ter le scien­tisme maté­ria­liste en quelques lignes : celui-ci pré­tend tout expli­quer à par­tir de par­ti­cules pri­mor­diales ; mais celles-ci n’expliquent par elles-mêmes ni leur exis­tence ni leur nature ; outre qu’il conduit à l’absurde, le scien­tisme maté­ria­liste pré­tend donc tout expli­quer sans expli­quer ce qu’il désigne comme fon­da­men­tal, et cette incon­sé­quence suf­fit à le dis­qua­li­fier. Mais De Koninck ne se contente pas de cette réfu­ta­tion a prio­ri et des­cend réso­lu­ment dans l’arène ; dis­ci­pline par dis­ci­pline, il démonte les rai­son­ne­ments de ses adver­saires avec finesse et sou­vent humour – il note par exemple que Rus­sell, vou­lant se pas­ser de la notion de sub­stance au pro­fit de celle « d’amas d’événements », est conduit à intro­duire quelque chose de « beau­coup plus sub­stan­tiel que ce qu’un aris­to­té­li­cien ne pour­rait [le] per­mettre » (I p. 417).Cette réfu­ta­tion du scien­tisme à l’aide des sciences, et depuis l’intérieur même des sys­tèmes scien­tistes, mani­feste une réelle capa­ci­té à assi­mi­ler la pen­sée de son inter­lo­cu­teur : ce n’est pas son aspect le moins attrayant.
La pen­sée de De Koninck fut ain­si irri­guée par une vraie fami­lia­ri­té avec les sciences, alors qu’il n’allait pas de soi, y com­pris au sein de la famille tho­miste, de prendre les sciences au sérieux. Il n’y a pas de posi­tion plus anti­tho­miste que le mépris des sciences ; nom­breux sont pour­tant les tho­mistes qui lui ont trop concé­dé. Par­mi eux, De Koninck men­tionne allu­si­ve­ment le P. Gredt, asso­ciant abu­si­ve­ment rela­ti­vi­té ein­stei­nienne et rela­ti­visme phi­lo­so­phique (I p. 45) ; dès l’époque de sa thèse, il prend clai­re­ment à par­tie J. Mari­tain, qui n’a su ni écou­ter Ein­stein ni s’en faire entendre, mal­gré des échanges que l’on aurait rêvé féconds. A dire vrai, De Koninck lui-même semble par­fois céder à la ten­ta­tion anti-scien­ti­fique : il évoque ici la science moderne qui pro­gresse « à mesure qu’elle s’éloigne du mode onto­lo­gique de connaître » (I p. 299) ; là, il fus­tige un peu rapi­de­ment le « monde fan­to­ma­tique de sym­boles » (I p. 411) dans lequel vivraient les phy­si­ciens ; ailleurs, il pose : « Savants et phi­lo­sophes ne parlent pas le même lan­gage. Matière, force, nature, vie, trans­for­ma­tion, espèce, etc., sont autant de termes abso­lu­ment équi­voques. » (I p. 24) Il semble ici ne pas s’apercevoir qu’une telle équi­vo­ci­té rui­ne­rait tout effort de com­prendre le monde. En sens contraire, l’on retien­dra quelques fortes affir­ma­tions. « Dire qu’une sérieuse for­ma­tion mathé­ma­tique est sans uti­li­té spé­ciale en phi­lo­so­phie, qu’elle est négli­geable tant qu’il s’agit d’étudiants en phi­lo­so­phie, ce n’est pas com­pro­mettre la phi­lo­so­phie, c’est la nier. Consi­dé­rer la phi­lo­so­phie comme une science par­mi les autres, comme une science iso­lée et fer­mée sur elle-même, c’est accom­plir la ruine de la sagesse. » (I p. 139) Cette ambi­va­lence nous semble reflé­ter la rela­tive incom­plé­tude de la pen­sée de De Koninck sur l’articulation des sciences et des autres modes de connais­sance. L’expérience quo­ti­dienne et la phi­lo­so­phie portent sur ce que sont les choses (qu’est-ce que le temps ? qu’est-ce que la matière ?) ; les sciences modernes portent sur ce que l’on peut mesu­rer. Dit plus briè­ve­ment, la phi­lo­so­phie vise les essences, les sciences atteignent le mesu­rable. Cette posi­tion, De Koninck l’expose dès sa thèse sur La phi­lo­so­phie de Sir Arthur Edding­ton (II pp. 3–150) ; on la retrou­ve­rait à la même époque chez J. Mari­tain (Les degrés du savoir) ou J. Dau­jat (L’œuvre de l’intelligence en phy­sique) ; deve­nue clas­sique, elle consti­tue effec­ti­ve­ment une pre­mière assise, mais elle demande à être affi­née. La science moderne ne se contente en effet pas de ce que l’on peut mesu­rer. On ne mesure direc­te­ment ni le champ des contraintes à l’intérieur d’une pièce métal­lique, ni la com­po­si­tion des gaz de com­bus­tion dans un sta­to­réac­teur, ni la plu­part des para­mètres qui peuplent le monde de l’ingénieur. Plus radi­ca­le­ment, on ne mesure immé­dia­te­ment ni une tem­pé­ra­ture, ni une masse, ni une charge élec­trique ; on mesure – on constate avec ses yeux – le dépla­ce­ment d’un cur­seur sur un ther­mo­mètre, d’une aiguille sur une balance ou un scin­tille­ment sur l’écran d’un oscil­lo­scope. La science porte moins sur le mesu­rable en tant que tel que sur le pan de réa­li­té que per­met d’atteindre une struc­ture mathé­ma­tique adé­qua­te­ment construite pour rendre compte de telle et telle expé­ri­men­ta­tion ((. Sur cette ques­tion, cf. par exemple Gün­ther Lud­wig, Les struc­tures de base d’une théo­rie phy­sique, Sprin­ger Ver­lag, Ber­lin, New York, Paris…, 1990.)) . La ques­tion clef qui s’impose à l’épistémologue se for­mule alors : quel est le pan de réa­li­té adé­qua­te­ment atteint par tel modèle mathé­ma­tique, et que cela enseigne-t-il sur le monde ou sur l’esprit humain ? Quelle est la part du monde que les sciences n’atteindront pas, et pour­quoi ? Pour suivre le voca­bu­laire konin­ckien : que le mesu­rable m’apprend-il sur l’essentiel ou sur l’âme ? Ces ques­tions, De Koninck les a men­tion­nées à l’occasion (cf. II p. 75 et les der­niers cha­pitres de sa thèse), mais ne les a pas épui­sées, loin s’en faut. Son œuvre invite ain­si à pour­suivre une quête pour laquelle elle offre bien des clefs. Men­tion­nons-en deux.
De Koninck a d’abord su retrou­ver et culti­ver, en phi­lo­so­phie de la nature, l’attitude géné­rale d’un saint Tho­mas, qui inclut un regard ren­du plus atten­tif par le sens du mys­tère. Il cite Héra­clite : « La nature aime se cacher » (I p. 397). Il s’appuie sur une remarque simple, tirée d’une réflexion sur le com­men­taire du De Ani­ma et cor­res­pon­dant à un fait trop oublié : « A l’encontre de ce que pensent les maté­ria­listes, à par­ler for­mel­le­ment, nous connais­sons infi­ni­ment mieux et plus immé­dia­te­ment la vie que la non-vie. […] Si nous avons une connais­sance posi­tive de la vie, nous n’avons aucune connais­sance de ce genre de la non-vie – telle connais­sance serait pour nous mani­fes­te­ment contra­dic­toire. » (I p. 43) Cela le conduit à cette affir­ma­tion appa­rem­ment para­doxale : « De tous les êtres qu’étudie la science expé­ri­men­tale, l’homme est incon­tes­ta­ble­ment le plus com­plexe. Or en phi­lo­so­phie c’est tout le contraire qui est vrai. » (I p. 83) L’inhabileté de l’intelligence face à un monde inani­mé d’une nature si dif­fé­rente de la sienne le conduit à cette remarque : « Je ne connais aucun cri­tère déce­lant des cou­pures onto­lo­giques dans le monde inor­ga­nique. Je ne dis pas non plus que ces cou­pures n’existent pas – cette affir­ma­tion ne serait pas moins gra­tuite. Je dis que je ne dis­pose d’aucun moyen qui me per­met­trait de les suivre. Et j’avoue que je ne vois pas plus d’inconvénient à un monde inor­ga­nique sub­stan­tiel­le­ment un et sur lequel végètent les innom­brables vivants, qu’à un même arbre peu­plé d’insectes ron­geant les mêmes feuilles » (I p. 46). De Koninck n’a pas pous­sé la réflexion jusque-là, mais il nous semble qu’il esquisse ce qui pour­rait être une très belle véri­té, à la jonc­tion de la phi­lo­so­phie de la nature et de la méta­phy­sique : notre humble mode de connais­sance ration­nelle du monde – connais­sance par­tielle et fina­le­ment indi­recte – s’avère ana­logue à notre très humble mode de connais­sance ration­nelle de Dieu ex parte, per spe­cu­lum in aenig­mate (cf. 1 Co 13.12). Et cela semble émi­nem­ment conve­nable.
Cela semble même d’autant plus conve­nable que cela rejoint un second thème konin­ckien, à savoir que le monde inani­mé semble appe­ler, à sa manière, un monde ani­mé et ration­nel. Sur le sujet de l’évolution, déjà sou­vent trai­té dans ces colonnes, De Koninck semble s’offrir la pointe d’amusement qu’autorise la vraie liber­té intel­lec­tuelle et peut-être le désir de réveiller un lec­to­rat conser­va­teur : fina­le­ment, Dar­win n’a pas péché par excès d’audace mais par pusil­la­ni­mi­té. De Koninck cri­tique évi­dem­ment le dar­wi­nisme en tant qu’épistémologie athée (I pp. 285–294, II pp. 359–374), mais il s’attache sur­tout à dépas­ser ce stade assez atten­du pour pro­po­ser une vision du cos­mos incluant une pous­sée vers l’homme. Cela lui per­met de retrou­ver le meilleur de Berg­son, même s’il n’est pas cité, et même si De Koninck aurait pu rap­pe­ler plus expli­ci­te­ment la grande bar­rière qui sépare à tout jamais l’homme de la bête, à savoir une âme indi­vi­duelle créée immé­dia­te­ment par Dieu.

[…]

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