Revue de réflexion politique et religieuse.

À pro­pos d’une cer­taine réforme de la Curie

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La Curie romaine a mau­vaise presse, et les semaines entre la renon­cia­tion de Benoît XVI et l’élection du pape Fran­çois ont été à nou­veau l’occasion d’en évo­quer une réforme annon­cée néces­saire, d’autant plus néces­saire à cer­tains qu’elle serait iné­luc­table. Il semble bien que les congré­ga­tions géné­rales, ras­sem­blant les car­di­naux avant le conclave, en ont fait un sujet majeur. La pres­sion est cepen­dant quelque peu retom­bée depuis que le pape a annon­cé la créa­tion d’une com­mis­sion char­gée de l’aider, par son ana­lyse et ses conseils, à une telle œuvre, ou plus exac­te­ment et plus lar­ge­ment à la mise en place éven­tuelle de nou­velles moda­li­tés du munus regen­di dans l’Eglise, qui inclue­raient les rela­tions entre le pape et les évêques, ou les épis­co­pats (ce qui n’est pas la même chose). Il n’est pas exclu que res­sur­gisse la pers­pec­tive œcu­mé­nique de cette ques­tion : Jean-Paul II avait posé quelques jalons, dans l’encyclique Ut unum sint, d’un exer­cice dif­fé­rent du minis­tère pétri­nien ; mais, sous Benoît XVI, l’approche avait paru pas­ser au second plan, au pro­fit d’une forme elle aus­si renou­ve­lée d’unionisme. Rap­pe­lons encore que Benoît XVI avait sup­pri­mé « Pri­mat d’Occident » dans les titres pon­ti­fi­caux, et que le pape Fran­çois ne parle de lui qu’en termes d’Evêque de Rome : est-ce anec­do­tique ? Pour cer­tains, c’est en tout cas une occa­sion d’avancer des argu­ments his­to­riques plai­dant pour une mal­léa­bi­li­té du minis­tère pétri­nien, argu­ments pour eux déci­sifs, en vue d’une adap­ta­tion aux temps répu­tés démo­cra­tiques. Le pré­sent article se pro­pose, non pas de trai­ter ce dos­sier de la réforme du gou­ver­ne­ment de l’Eglise, des évo­lu­tions ou sta­tu quo, mais en amont de cla­ri­fier ce qu’il en est de la valeur théo­lo­gique, intrin­sèque et com­pa­rée, des argu­ments avan­cés, et par­ti­cu­liè­re­ment des argu­ments his­to­riques et sociaux qui pré­valent sou­vent. Plus spé­ci­fi­que­ment encore, c’est à la manière d’un cas d’école sur les « lieux théo­lo­giques » que l’on va poser cette ques­tion de la force pro­bante des rai­son­ne­ments sur ce sujet. Car il nous semble que, la plu­part du temps, ces der­niers ignorent, invo­lon­tai­re­ment ou à des­sein, que les argu­ments ne valent pas de manière iden­tique et qu’il existe une hié­rar­chie entre eux.
C’est à Mel­chior Cano, domi­ni­cain de Sala­manque, au XVIe siècle, que l’on doit cette expres­sion de « lieux théo­lo­giques », par laquelle, dans un ouvrage épo­nyme, il dési­gna et expli­ci­ta les sources aux­quelles le théo­lo­gien puise pour la démons­tra­tion théo­lo­gique. Il en rele­va dix : l’Ecriture sainte, la tra­di­tion apos­to­lique, l’autorité de l’Eglise catho­lique, l’autorité des conciles œcu­mé­niques, l’autorité du Sou­ve­rain pon­tife, la doc­trine des Pères de l’Eglise, la doc­trine des théo­lo­giens et des cano­nistes, la véri­té ration­nelle humaine, la doc­trine des phi­lo­sophes et l’histoire. La visée était essen­tiel­le­ment argu­men­ta­tive, rhé­to­rique, voire apo­lo­gé­tique, notam­ment dans les réponses appor­tées aux cri­tiques pro­tes­tantes. Dans la pre­mière par­tie du XXe siècle, cette pro­blé­ma­tique s’est trou­vée renou­ve­lée : ce qui désor­mais occupe une place cen­trale, c’est le degré d’autorité de ces « lieux », la cer­ti­tude ou non que l’on a, en y pui­sant, de connaître et expli­ci­ter le dépôt de la foi. De grandes dis­tinc­tions découlent de cette pré­ci­sion : pre­miè­re­ment, entre lieux propres et lieux joints, les seconds rece­vant cette qua­li­fi­ca­tion parce qu’ils ne sont pas par eux-mêmes de nature théo­lo­gique ; ils acquièrent quelque valeur dans le rai­son­ne­ment en tant qu’ils éclairent des réa­li­tés pro­pre­ment théo­lo­giques. Ain­si en va-t-il des sciences his­to­riques, juri­diques, phi­lo­so­phiques, sociales, etc. Par­mi les lieux propres, il convient ensuite de faire la part de ceux qui ont un carac­tère cer­tain quant à leur valeur de décla­ra­tion ou d’explicitation de la foi (par exemple la pro­cla­ma­tion d’un dogme par le magis­tère infaillible de l’Eglise), de ceux qui ont une valeur seule­ment pro­bable (par exemple, l’ouvrage de tel Père ou d’un théo­lo­gien par­ti­cu­liè­re­ment recom­man­dable). De manière som­maire, sous l’angle de la règle de la foi, on for­ma­li­se­ra un peu plus encore la chose : le Magis­tère infaillible est le cri­tère pri­maire qui conduit direc­te­ment à la Révé­la­tion trans­mise. A ses côtés, se trouvent des cri­tères secon­daires, ceux qui, en rai­son de leur connexion avec le cri­tère pri­maire, conduisent indi­rec­te­ment, de manière pro­bable ou cer­taine, à connaître la révé­la­tion trans­mise depuis les Apôtres. Les lieux théo­lo­giques « joints » ne sont pas pris en compte dans cette der­nière dis­tinc­tion : ils sont à envi­sa­ger dans un cadre plus large du rap­port entre foi et rai­son. Saint Tho­mas d’Aquin, chez qui l’on trouve
les pré­li­mi­naires de cette divi­sion, s’exprimait ain­si à leur pro­pos : « La doc­trine sacrée uti­lise aus­si la rai­son humaine, non point certes pour prou­ver la foi, ce qui serait en abo­lir le mérite, mais pour mettre en lumière cer­taines autres choses que cette doc­trine enseigne. […] Il faut prendre garde cepen­dant que la doc­trine sacrée n’emploie ces auto­ri­tés qu’au titre d’arguments étran­gers à sa nature, et n’ayant qu’une valeur de pro­ba­bi­li­té. » (Somme théo­lo­gique, Ia Pars, Q.1, a.8) Au regard de cela, il est frap­pant de consta­ter la pré­va­lence des motifs his­to­riques, voire leur pré­ten­due valeur diri­mante, en nombre de dis­cours débou­chant sur un appel à la néces­saire (et pour cer­tains iné­luc­table) réforme de l’Eglise. L’argument cen­tral peut être résu­mé ain­si : puisque le gou­ver­ne­ment de l’Eglise a connu, dans l’histoire, des formes diverses, et que ces formes ont une connexion étroite avec les figures prises par le pou­voir pro­fane aux époques cor­res­pon­dantes, une mise en œuvre nou­velle est pos­sible à l’époque contem­po­raine, elle aus­si en lien avec la figure moderne du pou­voir. Cette der­nière, dans la des­crip­tion qu’en font les textes consi­dé­rés (mais sans juger de la per­ti­nence de ces des­crip­tions, naïves pour une part), a pour carac­té­ris­tiques majeures l’autonomie des indi­vi­dus et la démo­cra­tie. Pour l’autorité de son auteur, qu’il soit per­mis de citer ici, à titre d’exemple, l’affirmation, sur­prise ou inter­ro­ga­tive, sur ce point, de Giu­seppe Albe­ri­go : « Il est décon­cer­tant que l’affirmation de la démo­cra­tie poli­tique en lieu et place des sys­tèmes auto­cra­tiques de l’aire où le catho­li­cisme était pré­sent, n’ait pas conduit à des modi­fi­ca­tions dans la concep­tion romaine du pou­voir pétri­nien, comme cela avait été le cas à l’occasion des grands chan­ge­ments cultu­rels pré­cé­dents. » ((. Giu­seppe Albe­ri­go, « Forme sto­riche di gover­no nel­la Chie­sa », Il Regno-Docu­men­ti, 21/2001, pp. 719–723 ; ici p. 722. Tra­duc­tion par nos soins.))  Que l’histoire (au sens de la science his­to­rique consi­dé­rant l’évolution men­tion­née ci-des­sus) puisse « apprendre » quelque chose à la révé­la­tion, cela a été décla­ré ; mais il convient d’en pré­ci­ser la moda­li­té. Puisqu’elle est en soi étran­gère à la doc­trine sacrée, mais aus­si pour le motif que la révé­la­tion est close, ce ne peut être en ce qu’elle appor­te­rait une réa­li­té nou­velle, com­plé­men­taire. Le n. 44 de la Consti­tu­tion pas­to­rale Gau­dium et spes du concile Vati­can II nous paraît énon­cer clai­re­ment la moda­li­té adé­quate de sa prise en compte. Inti­tu­lé « Aide que l’Eglise reçoit du monde aujourd’hui », il com­mence par poser de manière géné­rale le rap­port entre foi et rai­son, comme les prin­cipes des adap­ta­tions pas­to­rales légi­times et néces­saires en fonc­tion des temps et des lieux. Puis, il ajoute : « Comme elle pos­sède une struc­ture sociale visible, signe de son uni­té dans le Christ, l’Eglise peut aus­si être enri­chie, et elle l’est effec­ti­ve­ment, par le dérou­le­ment de la vie sociale : non pas comme s’il man­quait quelque chose dans la consti­tu­tion que le Christ lui a don­née, mais pour l’approfondir, la mieux expri­mer et l’accommoder d’une manière plus heu­reuse à notre époque. » Est donc éta­bli un rôle pos­sible, mais sim­ple­ment auxi­liaire, dans l’explicitation du dépôt de la foi, en l’occurrence « la consti­tu­tion que le Christ a don­née » à l’Eglise.
On ne se pro­non­ce­ra pas ici sur les élé­ments de la socié­té moderne que le Concile avait en vue ; mais, en amont, on ne peut man­quer de noter que le cri­tère de dis­cer­ne­ment posé par Gau­dium et spes se trouve en confor­mi­té avec ce qui est énon­cé au com­men­ce­ment de cet article, comme avec ce que l’on appelle le déve­lop­pe­ment du dogme. Pie IX en don­na une for­mu­la­tion clas­sique dans la consti­tu­tion apos­to­lique défi­nis­sant et pro­cla­mant le dogme de l’Immaculée Concep­tion de la Vierge Marie. Il est utile de rap­pro­cher ces lignes du docu­ment conci­liaire pour en confir­mer le sens : « Por­tant un regard fidèle, dis­cret et sage sur les ensei­gne­ments anciens, [l’Eglise] recueille tout ce que l’antiquité y a mis, tout ce que la foi des Pères y a semé. Elle s’applique à le polir, à en per­fec­tion­ner la for­mule de manière que ces anciens dogmes de la céleste doc­trine reçoivent l’évidence, la lumière, la dis­tinc­tion, tout en gar­dant leur plé­ni­tude, leur inté­gri­té, leur carac­tère propre, en un mot, de façon qu’ils se déve­loppent sans chan­ger de nature, et qu’ils demeurent tou­jours dans la même véri­té, dans le même sens, dans la même pen­sée. » (Consti­tu­tion apos­to­lique Inef­fa­bi­lis Deus, 8 décembre 1854) Certes, ici il s’agit de rece­voir d’un lieu théo­lo­gique propre, et là d’un lieu théo­lo­gique joint ; le cri­tère fon­da­men­tal n’en reste pas moins iden­tique.
Ces deux der­nières cita­tions amènent à pré­sen­ter la ques­tion sous un nou­vel aspect : non plus celui, plu­tôt sta­tique, des lieux théo­lo­giques hié­rar­chi­sés en rai­son de leur force pro­bante ; mais celui, plus dyna­mique, de ce qui conduit à ce déve­lop­pe­ment du dogme, de ses causes et occa­sions.

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