Revue de réflexion politique et religieuse.

Loren­zo Ramel­la : L’expérience cri­tique. L’aventure de la rai­son dans la phi­lo­so­phie fran­çaise après Hei­deg­ger

Article publié le 25 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Toute une par­tie de la phi­lo­so­phie fran­çaise du XXe siècle se pré­sente comme post-hei­deg­ge­rienne. Der­ri­da, Deleuze, Fou­cault, Nan­cy : tels sont les prin­ci­paux noms cités, et visés, par le phi­lo­sophe ita­lien Ramel­la, qui veut véri­fier la robus­tesse de cette phi­lo­so­phie qui a décons­truit tout sens et ins­tal­lé, ou sim­ple­ment théo­ri­sé, un désen­chan­te­ment qui ronge le monde contem­po­rain. Mais alors que Hei­deg­ger, à côté de sa veine décons­truc­trice, s’était lan­cé à la quête d’une nou­velle pen­sée de l’être, cette entre­prise n’est nul­le­ment reprise par ses dis­ciples fran­çais, qui s’acharnent dans une opé­ra­tion de décons­truc­tion qui devient une pure des­truc­tion. Quelles sont les thèses de Hei­deg­ger qui ont fas­ci­né bien des phi­lo­sophes fran­çais ? Tout d’abord une dénon­cia­tion de la rai­son cal­cu­la­trice qui s’épanouit en tech­nique domi­na­trice de la nature, exté­nuant la terre, l’homme étant réduit au sta­tut de bête de labeur. Une autre thèse est plus radi­cale : la néga­tion de toute réa­li­té stable et conti­nue. Cette néga­tion du prin­cipe d’identité au pro­fit d’un deve­nir abso­lu est un héri­tage nietz­schéen, lequel à son tour se situe dans le sillage du vieil Héra­clite. Il n’y a pas de pré­sence, ou de pré­sen­ta­tion, pas de réa­li­té, pas de sub­stance, mais seule­ment des repré­sen­ta­tions, c’est-à-dire des idées, des construc­tions faites par l’esprit humain. A son tour ce der­nier est vidé de sa sub­stance, il n’y a pas vrai­ment de pré­sence à soi, de conscience.
Tout n’est que fic­tion, chaos et laby­rinthe sans issue… La boucle de la phi­lo­so­phie serait bou­clée : elle avait oppo­sé en sa source grecque le logos à la mytho­lo­gie, et voi­là que les petits Pla­ton, ou plus pré­ci­sé­ment les anti-Pla­ton, du XXe siècle réduisent le logos à de la mytho­lo­gie. Tout est mythe, c’est-à-dire pure fabri­ca­tion, sans qu’une véri­table connais­sance soit pos­sible. Ramel­la sou­ligne bien que tout ceci n’est que purs pos­tu­lats, sans la moindre argu­men­ta­tion. Un dog­ma­tisme de la non-véri­té qui ne dit pas son nom pré­tend miner la patiente recherche phi­lo­so­phique de la véri­té. Dans la deuxième par­tie de son livre l’auteur, après ce diag­nos­tic utile de la déses­pé­rance contem­po­raine, oppose à cet état de fait acca­blant ce qu’il appelle « l’expérience cri­tique ». Il se base pour cela sur d’autres phi­lo­sophes fran­çais contem­po­rains, notam­ment Ricœur et J.-F. Mat­téi, qui a pré­fa­cé l’ouvrage. On regret­te­ra à ce sujet que dans cette par­tie Ramel­la s’en tienne au seul XXe siècle, à l’exception de Nietzsche, dont le rôle majeur n’est d’ailleurs pas suf­fi­sam­ment sou­li­gné, car la phi­lo­so­phie fran­çaise étu­diée est assu­ré­ment autant post-nietz­schéenne que post­hei­deg­ge­rienne. Quant au XXe siècle il est rame­né prin­ci­pa­le­ment au cou­rant phé­no­mé­no­lo­gique. Pour­tant Ricœur lui-même avait vu les limites de la phé­no­mé­no­lo­gie et sou­li­gné, au moins en éthique, la grande per­ti­nence de la réfé­rence aris­to­té­li­cienne. Ramel­la rap­pelle oppor­tu­né­ment la per­ti­nence phi­lo­so­phique, et pas seule­ment scien­ti­fique, de la rai­son, tout comme le lien néces­saire entre réa­li­té et intel­lect : la connais­sance humaine porte sur un objet dont il n’est pas fan­tas­ma­tique d’affirmer l’existence très réelle. A ce sujet, il relève le para­doxe, on peut même dire la contra­dic­tion, des phi­lo­sophes étu­diés qui concèdent « en cachette une pleine légi­ti­mi­té et une pleine auto­ri­té à une concep­tion de la rai­son qui, offi­ciel­le­ment, fait l’objet d’un refus com­plet, en tant qu’elle est jugée comme étant le pire mal­heur qui se soit abat­tu sur l’histoire de la phi­lo­so­phie » (p. 74). Mais tout n’est pas clair dans cette expé­rience que l’auteur qua­li­fie de cri­tique. Qu’en est-il de cette « affec­ti­vi­té » qui devrait aller de pair avec la rai­son ? Une confu­sion plombe ici l’argumentation de l’auteur : la connais­sance sen­sible, sur laquelle est fon­dée la connais­sance humaine, n’a rien à voir avec l’affectivité, qui par ailleurs doit être dis­tin­guée de l’appétit ration­nel qu’est la volon­té. Faut-il d’autre part main­te­nir la cen­tra­li­té moderne du je (p. 134), dont on sait les impli­ca­tions pos­si­ble­ment rui­neuses ? Et n’est-il pas pro­blé­ma­tique de don­ner à la liber­té, dans le pro­ces­sus de la connais­sance (p. 104), une place déci­sive, qui ramène, plus haut que Nietzsche, au si sus­pect volon­ta­risme de Des­cartes ? Ces confu­sions, qui ne sont pas que ver­bales, affai­blissent le sym­pa­thique pro­pos de l’auteur dans un ouvrage où l’on trou­ve­ra moult cita­tions per­ti­nentes, mais une démarche cri­tique qui deman­de­rait à mieux assu­mer la riche tra­di­tion réa­liste, dût-elle être enri­chie par le recours à cer­taines intui­tions contem­po­raines.

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