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Rede­ve­nir litur­giques

Les deux ouvrages de Jean Borel­la que leur réédi­tion réunit aujourd’hui en un seul volume ((. Jean Borel­la, Le Sens du sur­na­tu­rel, sui­vi de Sym­bo­lisme et réa­li­té, genèse d’une réflexion sur le sym­bo­lisme sacré, L’Harmattan, 2012, 278 p., 28 €. Troi­sième édi­tion pour le pre­mier titre, sor­ti en 1986, seconde édi­tion pour le deuxième, après une pre­mière en 1997.))  apportent une contri­bu­tion essen­tielle à une réins­tau­ra­tion du sens onto­lo­gique et du sens du sur­na­tu­rel. Il s’agit en effet d’un seul et même enjeu. La culture post­mo­derne, c’est à dire la culture moderne par­ve­nue à sa limite et blo­quée sur elle, n’en finit pas de se débattre dans ses contra­dic­tions consti­tu­tives, et d’abord pour la rai­son qu’elle est une culture déna­tu­rée, pour tout dire une anti­cul­ture. Et s’il en est ain­si, c’est parce que la moder­ni­té se consti­tue sur le refus de la tra­di­tion fon­da­men­tale, c’est à dire sur un déni d’origine, puisque la vraie tra­di­tion n’est rien d’autre que ce qui nous relie à l’origine, au sacré, à la source vive… Ce qui, somme toute, fait de la moder­ni­té la plus vieille des vieille­ries. Fon­dée dès en deçà du sei­zième siècle, elle remonte en réa­li­té à la déso­béis­sance ori­gi­nelle qui a inven­té, en même temps que l’homicide et le déi­cide, le ratio­na­lisme et le scien­tisme. Et l’on pour­rait ajou­ter : le mora­lisme. La culture moderne est donc culture de mort. On peut jalon­ner son his­toire. Un moment-clé de cette his­toire cor­res­pond à la pro­pa­ga­tion des idées de Mar­tin Luther qui fut, para­doxa­le­ment, le néga­teur incons­cient du mys­tère de l’Incarnation, en même temps que de toute onto­lo­gie. Pour lui, la nature humaine est si cor­rom­pue que l’âme ne peut qu’être recou­verte des mérites du Rédemp­teur de manière tout exté­rieure : elle demeure inca­pable de plaire à Dieu alors même que, par un « mon­tage » psy­cho­lo­gique exé­cu­té à la force des poi­gnets, elle se recon­naît, se veut, croyante et donc « jus­ti­fiée », puisque seule la foi sauve, mais d’une jus­ti­fi­ca­tion toute « foren­sique », par impu­ta­tion tout exté­rieure au sacri­fice du Christ. Ain­si la reli­gion devient-elle avant tout une affaire de sen­ti­ment et de volon­té. Contra­dic­tion sans issue puisque cette volon­té – consi­dé­rée comme cor­rom­pue et vouée à la dam­na­tion – se trouve ain­si éri­gée en ins­tance créa­trice de la foi, car se recon­naître déten­teur de la foi, c’est vou­loir se recon­naître tel… Posi­tion extrê­me­ment périlleuse qui demande une acro­ba­tie per­ma­nente, mais sur­tout qui ne laisse plus aucun espace à la consi­dé­ra­tion du dogme à pro­pre­ment par­ler. Du sur­na­tu­rel on ne veut plus rien savoir sinon qu’il dénonce le néant et le péché de la nature : « La foi en la doc­trine est deve­nue la doc­trine de la foi » (p. 94). C’est alors que se nouent les fils de la men­ta­li­té moderne. La dégra­da­tion méta­phy­sique inouïe qui marque notre époque est aus­si une dégra­da­tion théo­lo­gique, une « atro­phie » du sens du sur­na­tu­rel.
L’illusion où nous a plon­gés la cos­mo­lo­gie issue de New­ton et Gali­lée, « une cos­mo­lo­gie insen­sée », s’est dis­si­pée avec la théo­rie de la rela­ti­vi­té et la phy­sique des quan­ta. Nous aurions pu nous rap­pe­ler pour­tant que le monde n’est pas que « matière » au sens vul­gaire (car cette matière n’est qu’inconsistance et dégra­da­tion), la réa­li­té étant du côté de la « forme », comme figure dyna­mique incor­rup­tible, et la forme n’étant qu’un cas des idées divines qui seules ont consis­tance, comme arché­types aux­quels par­ti­cipent les étants. La cos­mo­lo­gie fon­dée sur la repré­sen­ta­tion new­to­nienne et gali­léenne a cru inva­li­der le sym­bole, sur lequel essen­tiel­le­ment repose la cos­mo­lo­gie biblique. Du coup, c’est toute la pra­tique rituelle qui a per­du sa per­ti­nence. Aujourd’hui, la ques­tion du réel peut se poser à nou­veau sur des bases saines, et c’est alors que la fonc­tion du sym­bole est réha­bi­li­tée. Alors aus­si se redé­couvre la véri­té pro­fonde de la ritua­li­té.
Le dogme scien­tiste exer­çant ses effets, au lieu de voir dans la Bible la clef de com­pré­hen­sion de l’histoire (à par­tir d’Abraham), de la para-his­toire (entre le para­dis ter­restre et Abra­ham) et de la méta-his­toire (le fait de la créa­tion de l’homme et du pre­mier péché), on a jugé que la Bible était le reflet d’une civi­li­sa­tion pri­son­nière du mythe, et c’est la foi biblique elle-même qui a été vidée de tout conte­nu.
Le moder­nisme, c’est cela avant tout : les affir­ma­tions dog­ma­tiques n’ayant plus d’objet, reste la démarche sub­jec­tive, mais à pré­sent, puisque la nature humaine n’a plus aucune ordi­na­tion au sur­na­tu­rel, tout se ramène à une ques­tion de com­por­te­ment, de morale si l’on veut : la foi, c’est l’histoire de la foi, qui n’est que celle des états suc­ces­sifs de la « conscience chré­tienne ». Nous avons là le prin­cipe de la pen­sée de Loi­sy . « En rédui­sant la foi chré­tienne à l’histoire du com­por­te­ment chré­tien, il la réduit à ce que l’historien peut en obser­ver. » (p. 95)
La foi selon l’idéologie moder­niste est sans objet propre, pour elle le sur­na­tu­rel n’est même pas une ques­tion, c’est une notion péri­mée. La pen­sée moderne en géné­ral est éga­le­ment sans objet puisque, ayant per­du l’ontologie, elle ne trouve aucune per­ti­nence à la ques­tion « qu’est-ce que c’est ? ». Du coup, le logos selon lequel une telle ques­tion s’exprime est vide, et c’est le lan­gage qui est lui-même sans objet. on parle et on écrit beau­coup pour démon­trer que par­ler ne veut rien dire !
Ce qu’il y a en com­mun entre l’exténuation de la foi et la ruine du sens de l’être, c’est « un regard qui manque à la lumière ». La crise reli­gieuse de notre temps est donc la consé­quence de ce pro­ces­sus qui a atteint la conscience de beau­coup de chré­tiens elle-même. Le domaine où cette crise se fait le plus visi­ble­ment res­sen­tir est celui de la « pra­tique » reli­gieuse. La crise litur­gique, n’est pas la simple consé­quence d’une négli­gence, d’un abus ou d’une indis­ci­pline. Elle n’est pas acci­den­telle, mais le résul­tat d’un doute que la réforme litur­gique a intro­duit sur la nature même du rite. on a lais­sé croire, on a même cru, que les formes rituelles étaient rem­pla­çables, inter­chan­geables, option­nelles, et par là on a révo­qué en doute la vali­di­té du rite en tant que tel. La soli­di­té du rituel à tra­vers les siècles, le carac­tère épi­phé­no­mé­nal de cer­taines modi­fi­ca­tions ou de cer­tains écarts attestent qu’il n’a pu se consti­tuer sans une assis­tance par­ti­cu­lière du Saint-Esprit.
Avec un sens juste de la ritua­li­té, on a aus­si lais­sé s’obscurcir le sens du carac­tère essen­tiel de la messe, qui est d’être un sacri­fice. La perte de toute signi­fi­ca­tion de cette notion de sacri­fice est cor­ré­la­tive à un long oubli pra­tique de ce qui était pour­tant l’enseignement le plus ancien et le plus ferme, à savoir que le salut pour l’homme consiste en sa divi­ni­sa­tion, sa par­ti­ci­pa­tion à la nature divine.
J. Borel­la s’attache à nous rap­pe­ler que la nature est ordon­née à la grâce, l’intelligence humaine à la lumière divine. La grâce ne détruit pas la nature, mais l’accomplit. L’idéologie moderne pro­cède de la même démarche que celle dont furent ten­tés nos pre­miers parents : la pré­ten­tion de la nature à s’accomplir par elle-même en se sai­sis­sant de sa fini­tude dans une pul­vé­ri­sa­tion à l’infini de ses com­po­santes. L’infini de l’analyse qui tire vers le bas, au lieu de la syn­thèse qui tire vers le haut. L’arbre de la croix accom­plit le tra­jet oppo­sé, du bas vers le haut. La notion de nature humaine pure est une abs­trac­tion, puisque la nature est capa­ci­té de grâce. Nos pre­miers parents furent créés dans la grâce et la nature intacte ne s’est trou­vée depuis qu’en la Pleine de grâce.
Pour retrou­ver le sens de l’être et du sur­na­tu­rel, de la nature et de la grâce, il faut nous « conver­tir au sym­bole » ; « […] si l’édifice de la pen­sée chré­tienne avait été construit sur un autre prin­cipe que celui de l’exclusion réci­proque du réel et du sym­bo­lique, il aurait pu résis­ter à la tor­nade bult­man­no­mo­der­niste » (p. 239). Car « […] le sym­bole, non seule­ment « donne à pen­ser », mais encore donne la pen­sée à elle-même. L’irréductible dua­li­té, au regard de l’esprit humain, du sym­bole et de l’intelligence […] est la source même de la vie de l’esprit […] Et la recon­nais­sance par l’intelligence de cette dua­li­té comme source de sa vie est pré­ci­sé­ment la seule façon qu’elle ait ici-bas d’intégrer cette dua­li­té même et de l’unifier : c’est la vie rituelle qui fait l’unité de l’être et du connaître. » (p. 260)
Ce que nous pou­vons conclure de cette lec­ture revi­go­rante, c’est que, si l’existence indi­vi­duelle et sociale, si la pen­sée et la praxis se sont éga­rées, c’est qu’elles se sont détour­nées de la tra­di­tion divine et de ses rites. on a sépa­ré la pen­sée de la vie, l’intelligence de l’amour, le corps de l’âme, le bien du vrai, le bon du beau, la véri­té de la pra­tique, la nature de la culture, l’homme de la femme, le roi du peuple, l’Eglise de l’Etat, l’individu de la com­mu­nau­té, la terre du Ciel, le Christ de l’Eglise son épouse, la Croix de la Gloire. Si l’existence et la pen­sée veulent se repla­cer dans le sens et la des­ti­née de la créa­tion, dans sa voca­tion, il leur suf­fi­rait de deve­nir déli­bé­ré­ment litur­giques, rien que cela et tout cela. Il y faut une véri­table « géné­ro­si­té ». Relâ­cher l’effort un seul jour serait retom­ber dans le néant dont le monde moderne a sus­ci­té tant de pro­phètes.