Certains héros de la résistance allemande à Hitler ont été célébrés au cinéma ces dernières années : Opération Walkyrie, à la mémoire de Claus von Stauffenberg, et Sophie Scholl les derniers jours, qui retrace la courte activité du groupe de la Rose Blanche. Le deuxième film, qui est d’une valeur humaine supérieure au précédent, présente l’héroïne principale et ses compagnons plus comme des « martyrs de la conscience » que comme des insurgés contre un système injuste. on exalte l’engagement sincère et subjectif, pacifiste de surcroît, mais la justesse de la cause et son caractère politique passent au deuxième plan. Pourtant dans le cas de la Rose Blanche, il s’agissait de la révolte motivée par le sens de la justice et de l’honneur patriotique. Et cette poignée d’individus, s’ils en avaient eu le temps, tendait à s’achever en mouvement collectif. Il est important de le souligner dans notre contexte relativiste où le point culminant de l’action se réduit à l’objection de conscience.
Sophie Scholl est la figure la plus emblématique de cette période ((. Cf. Hans et Sophie Scholl, Lettres et carnets, Tallandier, coll. Le Livre de Poche, 2010, 478 p. , 7,60 €. Les citations rapportées dans cet article proviennent de cet ouvrage, qui rassemble environ sept-cents lettres. Les citations d’Inge Scholl sont tirées de son livre, La Rose blanche, éd. de Minuit, 2008. Du point de vue historique, lire J.-M. García Pelegrín, La Rose Blanche, F.-X. de Guibert, 2009.)) .
Elle était la quatrième d’une famille luthérienne de cinq enfants : Inge (née en 1917), Hans (en 1918), Elisabeth (1920), Sophie (1921) et Werner (1922). Ils habitaient à Ulm. A l’automne 1933, les enfants intègrent la Hitlerjugend, ils en sont très contents mais leur père ne leur cache pas son hostilité au nouveau pouvoir. Peu à peu, leur enthousiasme décroît et naît en eux « le sentiment de vivre à l’intérieur d’une maison propre et belle où, dans la cave, derrière les portes verrouillées, des choses terribles se passaient » (Inge Scholl). Ils quittent alors le mouvement et adhèrent avec des amis d’Ulm à la Bündische Jugend (Jeunesse Confédérée, bientôt interdite). Leur appartenance à un mouvement non légal vaut à Hans deux mois de prison, Inge et Werner une semaine, Sophie étant seulement interrogée. Après avoir accompli sa période de travail obligatoire et son service militaire, Hans commence en avril 1939 ses études de médecine à l’université de Munich. Depuis qu’il a quitté la maison familiale, il entretient avec ses parents, son frère, ses sœurs et ses amis une correspondance intense. En lisant le recueil des carnets et lettres de Hans et de Sophie Scholl, on est frappé par la hauteur de vue et la spontanéité du ton. « Ma chère mère, ta ferveur tranquille, ta chaleur indéfectible sont sans doute ce que l’on peut trouver de mieux dans la vie. Je suis encore jeune, mais au-delà de la flamme vacillante de mon âme juvénile, je perçois parfois le souffle éternel de quelque chose d’infiniment grand et serein. Dieu. Destin. Très affectueusement. Ton Hans » (22 janvier 1938). « Ma chère Inge, c’est seulement quand on est obligé de se demander si la patrie signifie encore autant que par le passé – seulement quand on a perdu la foi dans les étendards et les discours parce que les idées qui ont cours sont devenues banales et sans valeur – que s’affirme le véritable idéal » (21 octobre 1938). De mai à septembre 1940, Hans écrit de France, où il a été envoyé : « Mes chers parents, nous sommes actuellement à Saint-Quentin. Nous avons réquisitionné les meilleures maisons. Personnellement, je suis plus à l’aise dans la paille. Suis-je un voleur ou un être humain digne de ce nom ? on pille tout ici. […] J’ai acheté un livre pour Werner, le Journal d’un curé de campagne. » (3 juin 1940)
Entre-temps, Sophie a obtenu son Abitur. Elle pense pouvoir éviter le travail obligatoire en s’inscrivant à des cours de puériculture. Un an plus tard, elle passe l’examen et commence à travailler dans un jardin d’enfants, puis dans un sanatorium pour enfants. Elle écrit : « Parfois la guerre m’épouvante et je suis à deux doigts de perdre toute espérance. Je déteste y penser, mais la politique est presque la seule chose qui existe, et tant que prévalent cette confusion et cette méchanceté, il est lâche de lui tourner le dos. » (9 avril 1940) « Mon cher Fritz, Nous avons vraiment un temps magnifique en ce début d’été. Je suis parfois tentée de considérer l’humanité comme une maladie de peau de la Terre. Mais seulement quand je suis très lasse, et que des hommes qui sont pires que des bêtes occupent tout mon esprit. Mais tout ce qui importe, au fond, c’est de savoir si nous allons nous en sortir, si nous parvenons à rester nous-mêmes au milieu de la masse. De tout cœur. » (29 mai 1940)
Contrairement à ce qu’elle espérait en s’occupant des enfants, Sophie est envoyée au camp de Krauchenwies, en Haute Bavière, d’avril à octobre pour accomplir son travail obligatoire. « Voici quatre jours que je suis arrivée avec dix autres filles […] La nuit, je lis saint Augustin » (Journal. Krauchenwies, 10 avril 1941). Inge se souvient que ce livre était pour sa sœur « une bouée de sauvetage ». « Il contenait une phrase qui lui semblait écrite pour elle seule : « Tu nous as créés pour que nous allions à Toi, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi ». »
A la fin de l’été, Hans peut reprendre ses études à Munich et se lie avec Alexandre Schmorell. Il est né en Russie en 1917. Son père, luthérien, médecin réputé de Munich, était d’une famille allemande installée en Russie au XIXe siècle. Sa mère était russe, fille d’un prêtre orthodoxe. Alexandre avait deux ans lorsqu’elle mourut du typhus, pendant la guerre civile russe. Deux ans après, son père fuit la Russie bolchevique avec sa deuxième femme, une catholique, Alexandre et une nourrice russe qui éleva le petit garçon dans la religion orthodoxe. Ils s’installèrent à Munich. Au lycée, Alexandre se lie d’amitié avec Christoph Probst. A la faculté de médecine il rencontre Willi Graf, un catholique convaincu qui avait aussi fait de la prison pour appartenance à un mouvement de jeunes illégal.
A l’automne 1941, son ami d’Ulm, otto Aicher, présente Hans Scholl à Carl Muth, directeur du mensuel catholique Hochland, fondé en 1903, interdit depuis peu. Cette revue s’élève contre le nihilisme et le primitivisme du national-socialisme, et insiste sur la relation étroite entre religion et art, le déclin de l’une causant le déclin de l’autre. En 1939, Hochland tirait à 12 000 exemplaires. Parmi les collaborateurs réguliers, Theodor Haecker et Max Scheler. C’est une rencontre importante pour Hans car il a l’occasion d’avoir avec Carl Muth et son entourage des discussions de fond. En plein doute, il se trouve conforté dans sa foi chrétienne. Il lit beaucoup la Bible, la philosophie grecque, Pascal, Berdiaev, Dostoïevski, et partage ses lectures avec ses proches.
« Chère Rose, je me trouve en pleine crise spirituelle, la plus importante de ma vie […] Cette guerre, comme toutes les guerres importantes, est de nature intrinsèquement spirituelle. […] Je ne peux rester à distance car il n’y a pour moi aucun bonheur à le faire – et cette guerre est au fond une guerre à propos de la vérité. » (28 octobre 1941) « Cher otl, le professeur Muth a demandé plusieurs fois de tes nouvelles […] L’action contre les juifs en Allemagne et dans les territoires occupés le met dans tous ses états. » (23 novembre 1941) « Très cher Monsieur le Professeur ! ça m’emplit de joie de pouvoir, pour la première fois de ma vie, célébrer Noël véritablement et en chrétien clairement convaincu. […].Je prie. Je me sens en terrain plus solide et j’y vois plus clair. Cette année, le Christ est né de nouveau en moi. » (22 décembre 1941)
A l’initiative d’Otto Aicher, un petit journal paraît dans leur cercle, Windlicht ; chacun peut y écrire des essais, des poèmes, des réflexions personnelles. Hans écrit, entre autres, une très belle méditation sur le saint Suaire de Turin : « oui, dire que c’est par la technique que cette image a été révélée, cette même technique qui a mécanisé les armes de la guerre et aujourd’hui même célèbre ses triomphes sur l’humanité. Claudel parle d’une « seconde résurrection », la résurrection du Christ pour le XXe siècle. »
Au début de 1942, ils trouvent à plusieurs reprises dans leur boîte aux lettres des feuilles ronéotypées contenant des extraits de sermons de Mgr von Galen, évêque de Münster. « Dans la prière et dans la pénitence sincère, prions pour que la rémission et la pitié de Dieu puissent descendre sur nous, sur notre ville, notre pays et notre cher peuple allemand. Mais avec ceux qui continuent à provoquer le jugement de Dieu, qui blasphèment notre foi, qui dédaignent les commandements de Dieu, qui font cause commune avec ceux qui aliènent nos jeunes au christianisme, qui volent et bannissent nos religieux, qui provoquent la mort d’hommes et de femmes innocents, nos frères et nos sœurs, avec tous ceux-là nous éviterons n’importe quel rapport confidentiel, nous nous maintiendrons, nous et nos familles, hors de portée de leur influence, de peur que nous ne soyons infectés de leurs manières athées de penser et d’agir » (sermon du 3 août 1941).
La lecture de ces feuilles encourage Hans à agir. La Rose Blanche est fondée dans le plus grand secret. Elle se compose de deux membres, Hans Scholl et Alexandre Schmorell. Ils rédigent ensemble quatre tracts entre le 27 juin et le 12 juillet 1942 qui sont ronéotypés à une centaine d’exemplaires dans la cave de l’atelier de Manfred Eickmeier et envoyés, avec prière de reproduire et diffuser, à des intellectuels, écrivains, médecins, professeurs, libraires. Eickmeier, un architecte qui avait travaillé dans les régions occupées de l’Est, était depuis longtemps au courant des atrocités commises en Pologne et en Russie soviétique. Extraits des quatre premiers tracts : « Par un long système de violation des consciences, on a obligé chaque individu à se taire ou à mentir.[…] Aussi faut-il que tout individu prenne conscience de sa responsabilité en tant que membre de la civilisation occidentale chrétienne […] et empêcher que cette grande machine de guerre athée continue de fonctionner » (1er tract). « on ne peut pas discuter du nazisme ni s’opposer à lui par une démarche de l’esprit car il n’a rien d’une doctrine spirituelle […] Le dernier sursaut exigera toutes nos forces. La fin sera atroce, mais si terrible qu’elle doive être, elle est moins redoutable qu’une atrocité sans fin […] Depuis la mainmise sur la Pologne, trois cent mille Juifs de ce pays ont été abattus comme des bêtes ». « Un ouvrage écrit dans l’allemand le plus laid qu’on puisse lire, et qu’un peuple de penseurs et de poètes a pris pour bible »(2me tract, à propos de Mein Kampf). « L’ordre politique doit présenter une analogie avec l’ordre divin, et la Civitas Dei est le modèle absolu dont il lui faut, en définitive, se rapprocher […] Notre « Etat » actuel est la dictature du mal. […] Cette résistance n’a qu’un impératif : abattre le national-socialisme »(3me tract). « Il faut bien mener le combat contre l’état de terreur instauré par le national-socialisme avec des moyens rationnels ; mais celui qui doute encore de l’existence réelle des puissances démoniaques ne peut pas saisir ce qu’a de métaphysique l’arrière-plan de cette guerre […] Certes, l’homme est libre, mais sans le secours du vrai Dieu, il reste impuissant contre le mal […] Peux-tu, toi qui est chrétien, hésiter encore […] Nous indiquons expressément que la Rose Blanche n’est à la solde d’aucune puissance étrangère » (4me tract).
A partir de mai 1942, Sophie suit des cours de biologie et les cours de philosophie de Kurt Huber, un catholique, à l’université de Munich. Ses enseignements portent sur Leibniz et son temps, et, en particulier, sur la responsabilité de l’intellectuel. Le professeur sympathise avec Hans et rend souvent visite à leur cercle. Quant vient l’été, les étudiants en médecine sont affectés sur le front russe, sauf Christoph Probst qui est père de famille. Avant le départ, le petit cercle est mis dans le secret de la Rose Blanche et tous acceptent de s’y engager. Ils font étape à Varsovie au moment où commence la déportation des habitants du ghetto vers le camp de Treblinka. Hans et ses amis Alexandre Schmorell, Willi Graf et Hubert Fürtwängler sont très impressionnés par ce qu’ils voient. Dès l’hiver précédent, Willi Graf avait entendu des témoignages sur les « actions » des Einsatzgruppen (groupes d’intervention) à l’arrière du front. « Ces expériences, écrit Inge Scholl, leur avaient montré l’absolue nécessité de s’opposer à cet état gagné par la folie d’extermination ».
Début novembre, ils rentrent à Munich, et reprennent leurs études et les soirées de discussion et de lecture dans l’atelier d’Eickmeier. Le 4 février, Theodor Haecker vient à leur réunion, et lit devant vingt-cinq étudiants des extraits de ses livres. Les activités de la Rose Blanche continuent. Ils sont maintenant plus nombreux. Pendant des nuits entières, ils ronéotypent les tracts, préparent les enveloppes dans la cave de l’atelier, avec la conscience permanente du danger et surtout la douleur d’avoir à souhaiter la défaite militaire de leur pays. Leur sœur aînée écrit : « Il y avait des moments où leur devoir leur semblait vraiment surhumain, et ils perdaient courage. Il ne leur restait plus d’autre secours que d’entrer en eux-mêmes. Je crois qu’en de tels moments, ils ont pu parler librement à Dieu, à Dieu qu’ils avaient suivi dans leur jeunesse. » Un cinquième tract est reproduit à plusieurs milliers d’exemplaires et distribué fin janvier 1943. Le sixième est rédigé par Kurt Huber, après Stalingrad : « La défaite de Stalingrad a jeté notre peuple dans la stupeur. La honte pèsera pour toujours sur l’Allemagne si la jeunesse ne s’insurge pas pour écraser ses bourreaux et bâtir enfin une Europe spirituelle. »
Les membres de la Rose Blanche remplissent des valises et partent distribuer les tracts à Francfort, Stuttgart, Fribourg, Sarrebrück, Mannheim. Un ami de Hans fonde un groupe à Berlin. Le 18 février, Hans et Sophie déposent des piles du sixième tract dans les couloirs de l’université avant l’arrivée des étudiants. Dans un geste qui parait fou, Sophie jette du deuxième étage les feuilles qui lui restaient. (Ce geste est peut-être une sorte de vision prémonitoire de ce qui adviendra quelques mois plus tard, lorsque Helmut James von Moltke, fondateur du cercle de Kreisau, remettra un exemplaire du 5me tract à l’évêque d’Oslo, qui l’acheminera à Londres. Plusieurs centaines de milliers de feuilles seront larguées sur l’Allemagne à partir de juillet 1943.)
Malheureusement le concierge a vu le geste de Sophie, et les arrestations ont lieu immédiatement. Christoph Probst est arrêté le 19 février, et le 22, tous les membres du groupe sont condamnés à mort à l’issue d’un procès éclair, au cours duquel ils ont une attitude sublime alors que leurs avocats n’ont pas même ouvert la bouche. Ils sont guillotinés le jour même.
Après avoir lu son acte d’accusation, Sophie Scholl avait confié à sa compagne de cellule : « Quel beau jour, quel soleil magnifique, et moi, je dois mourir. Mais combien de jeunes gens, de garçons pleins d’espoir, sont tués sur les champs de bataille […] Qu’importe ma mort si, grâce à nous, des milliers d’hommes ont les yeux ouverts… » Précédemment, en juillet 1942, elle avait déjà écrit cette prière dans son journal : « Entre Tes mains je remets mon esprit, fais de moi du mieux que Tu peux, puisque Tu veux que nous priions et que Tu nous as chargés de prier aussi pour nos frères. Je pense pareillement à tous les autres. Amen. » Avant de mourir, Christoph Probst sera baptisé dans la religion catholique. On dit que Hans et Sophie auraient voulu eux aussi devenir catholiques. Sophie avait en tout cas une haute idée de la messe : « Hier, écrit-elle à Pâques 1942, nous nous sommes levés aux aurores, à 3 h 45, pour arriver à temps à la liturgie pascale de l’église de Söflingen. J’ai terriblement besoin de ce genre d’office […] Pour qui a la foi, ce spectacle devient une profonde expérience religieuse en soi. » Quelques mois plus tard, Kurt Huber, Willi Graf et Alexandre Schmorell seront aussi condamnés à mort.
Plusieurs années après la fin de la guerre, leur sœur Inge réfléchira sur le sens à donner aux actes de Sophie et de Hans. Elle écrira : « Héros ? Peut-on leur donner ce nom ? […] La vraie grandeur est sans doute dans cet obscur combat où, privés de l’enthousiasme des foules, quelques individus, mettant leur vie en jeu, défendent, absolument seuls, une cause autour d’eux méprisée. »