Revue de réflexion politique et religieuse.

Les clercs, les laïcs et le sacer­doce

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

L’expres­sion « peuple de Dieu » est peut-être la notion qui, durant quelques décen­nies – der­rière nous, main­te­nant – a fait le plus flo­rès, sur laquelle s’étaient cris­tal­li­sées bien des inter­pré­ta­tions, des reven­di­ca­tions et des aspi­ra­tions. Nous vou­drions nous arrê­ter sur une autre notion, qui lui est connexe ; qui, comme elle, puise dans la tra­di­tion biblique, théo­lo­gique et spi­ri­tuelle et pour cela est revê­tue a prio­ri d’une cer­taine auto­ri­té ; qui, comme elle, exprime une réa­li­té fon­da­men­tale de la foi et de la vie chré­tienne ; mais qui, comme elle, est insé­rée dans un contexte où elle semble plu­tôt voi­ler le sens jusqu’à alors pré­cis d’autres notions, jusqu’à éven­tuel­le­ment le chan­ger. Il s’agit de l’expression « sacer­doce com­mun des fidèles ». Nous vou­drions mon­trer que cette expres­sion de « sacer­doce com­mun », loin d’être cor­rec­te­ment défi­nie et pour­tant posée comme un point de réfé­rence, a fini para­doxa­le­ment par influen­cer la défi­ni­tion du « sacer­doce hié­rar­chique », opé­rant un glis­se­ment de sens, une inflexion par­ti­cu­liè­re­ment per­cep­tible dans le deve­nir de la célèbre for­mule « in per­so­na Chris­ti », par laquelle la théo­lo­gie et le magis­tère ren­daient compte jusqu’alors de la rela­tion entre le prêtre et Jésus-Christ durant la célé­bra­tion de la messe.
Le para­graphe 10 de Lumen Gen­tium, comme la cita­tion que nous en avons faite le laisse pré­sup­po­ser, com­mence par affir­mer que Jésus-Christ est le Grand Prêtre et que, par la régé­né­ra­tion opé­rée dans le bap­tême, les fidèles sont agré­gés au peuple nou­veau qui est « un Royaume de prêtres pour Dieu son Père » (cita­tion ici du Livre de l’Apocalypse) ; que « les bap­ti­sés […] sont consa­crés pour être une demeure spi­ri­tuelle et un sacer­doce saint […] C’est pour­quoi tous les dis­ciples du Christ, per­sé­vé­rant dans la prière et la louange de Dieu (cf. Ac 2, 42–47), doivent s’offrir en vic­times vivantes, saintes, agréables à Dieu (cf. Rm 12, 1) ». Le texte, tis­sé de cita­tions néo­tes­ta­men­taires, ancre réso­lu­ment et fort heu­reu­se­ment la vie chré­tienne dans le sacri­fice de la Croix, source de cette vie, mais encore son modèle et son che­min assu­ré pour par­ve­nir au Père. C’est alors que vient la dis­tinc­tion des deux sacer­doces qui rendent mani­feste et effec­tif ce qui pré­cède. Il convient tout d’abord de noter que la dis­tinc­tion ne pose pas une divi­sion entre bap­ti­sés, les uns (les laïcs) rele­vant du pre­mier (le sacer­doce com­mun), les autres (les prêtres) du second (le sacer­doce hié­rar­chique) : tous les bap­ti­sés, y com­pris ceux qui par la suite sont ordon­nés prêtres et donc rendent effec­tif en leur exis­tence le sacer­doce hié­rar­chique, sont consa­crés à Dieu et se consacrent à lui selon le sacer­doce com­mun.
Sur cette base, qu’en est-il de ces deux sacer­doces ? A la suite de la phrase qui les pré­sente par le rap­port qu’ils entre­tiennent entre eux (« une dif­fé­rence essen­tielle et non seule­ment de degré, [et] cepen­dant ordon­nés l’un à l’autre ») et avec « l’unique sacer­doce du Christ » (« l’un et l’autre, en effet, cha­cun selon son mode propre, par­ti­cipent de l’unique sacer­doce du Christ »), une des­crip­tion – plus qu’une défi­ni­tion – de cha­cun est don­née : « Celui qui a reçu le sacer­doce minis­té­riel jouit d’un pou­voir sacré pour for­mer et conduire le peuple sacer­do­tal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacri­fice eucha­ris­tique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ; les fidèles eux, de par le sacer­doce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacer­doce par la récep­tion des sacre­ments, la prière et l’action de grâces, le témoi­gnage d’une vie sainte, leur renon­ce­ment et leur cha­ri­té effec­tive. » Le contexte est celui du culte, en pre­mier lieu du sacri­fice eucha­ris­tique, mais englobe toute l’existence ; et l’on ne peut man­quer de per­ce­voir une proxi­mi­té indé­niable de ce pas­sage avec la grande tra­di­tion théo­lo­gique. Citons ici le Doc­teur com­mun, saint Tho­mas d’Aquin, dans la Somme théo­lo­gique : « Un sacre­ment peut se rap­por­ter au culte divin de trois façons dif­fé­rentes : dans l’action sacra­men­telle elle-même ; en lui four­nis­sant des ministres ou agents ; en lui four­nis­sant des béné­fi­ciaires […] Le sacre­ment qui concerne le culte divin dans l’action sacra­men­telle elle-même, c’est l’Eucharistie en quoi consiste comme en son prin­cipe le culte divin, du fait qu’elle est le sacri­fice de l’Eglise […] Ensuite, le sacre­ment qui se rap­porte au culte divin pour lui four­nir des ministres, c’est l’Ordre, qui députe cer­tains hommes à don­ner les sacre­ments. Enfin, le sacre­ment qui se rap­porte au culte divin pour lui four­nir des béné­fi­ciaires, c’est le bap­tême, car il donne à l’homme le pou­voir de rece­voir les autres sacre­ments de l’Eglise ; aus­si le nomme-t-on la porte de tous les autres sacre­ments. » ( IIIa, Q. 63, art. 6) Certes, la cita­tion pré­cé­dente n’a pas l’ampleur du texte de Vati­can II, mais la rai­son appa­raît clai­re­ment : saint Tho­mas est dans une pers­pec­tive stric­te­ment sacra­men­telle ; cela consi­dé­ré, le rap­port des deux ordi­na­tions au culte des ministres et des fidèles (Somme théo­lo­gique) se place dans une logique sem­blable à celle des deux sacer­doces, dans Lumen gen­tium. Le para­graphe 11 de ce der­nier texte confirme d’ailleurs cette proxi­mi­té, en décri­vant de manière fort tra­di­tion­nelle la par­ti­ci­pa­tion aux sacre­ments qu’autorise et demande le sacer­doce com­mun. Rien donc, au pre­mier abord, que de très conforme à la doc­trine catho­lique, à ses sources scrip­tu­raires ((. Cf. 1Pi, 2, 9 : « Mais vous, vous êtes une race choi­sie, un sacer­doce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis afin que vous annon­ciez les per­fec­tions de Celui qui vous a appe­lés des ténèbres à son admi­rable lumière ».))  et à la spi­ri­tua­li­té (com­bien de saints et de saintes ont vécu et expri­mé leur exis­tence
comme une obla­tion sacri­fi­cielle, une vie eucha­ris­tique). Seule la qua­li­fi­ca­tion inédite étonne, ou plus exac­te­ment son intro­duc­tion à côté d’un emploi plus connu du mot « sacer­doce », et qui désigne les prêtres et impli­ci­te­ment – et néces­sai­re­ment, pour prendre en compte la tota­li­té du sep­té­naire des sacre­ments – les évêques.
L’introduction d’une accep­tion nou­velle du terme « sacer­doce » (du terme, non de la réa­li­té sacra­men­telle et théo­lo­gale qu’elle entend dési­gner) n’a pas été sans sus­ci­ter des dis­cus­sions au sein de la com­mis­sion pré­pa­ra­toire qui éla­bo­ra le texte ((. Cf. Jean-Pierre Tor­rell, Un peuple sacer­do­tal. Sacer­doce bap­tis­mal et minis­tère sacer­do­tal, Cerf, 2011, pp. 159 ss.))  : en lieu et place de l’adjectif « com­mun » qui le qua­li­fie, on a pro­po­sé « uni­ver­sel », « spi­ri­tuel » ; mais le pre­mier parais­sait trop englo­bant, alors que le second sem­blait oublier que le sacer­doce hié­rar­chique est lui aus­si spi­ri­tuel. « Inchoa­tif » fut rapi­de­ment reje­té, parce qu’il enten­dait la dif­fé­rence des deux sacer­doces en termes d’infériorité et de supé­rio­ri­té (or la dif­fé­rence est d’essence, non de degré selon LG 10).
« Com­mun » fut donc rete­nu, sans doute parce qu’il avait pour lui le pré­cé­dent de l’allocution Mag­ni­fi­cate Domi­num de Pie XII (2 novembre 1954) : « Il faut tenir fer­me­ment que ce “sacer­doce” com­mun à tous les fidèles, haut, pro­fond et assu­ré­ment mys­té­rieux, ne dif­fère pas seule­ment par le degré mais aus­si par essence du sacer­doce pro­pre­ment et vrai­ment dit qui consiste dans le pou­voir d’accomplir le sacri­fice du Christ Lui-même, parce qu’il repré­sente la per­sonne du Christ Grand Prêtre. » ((. Pie XII, allo­cu­tion Mag­ni­fi­cate Domi­num, 2 novembre 1954, AAS 46 (1954), p. 669.))  Pour­tant, si l’expression appa­raît à cette place cen­trale, et si elle demeure une for­mule de réfé­rence, elle n’est employée qu’en ce seul endroit du cor­pus conci­liaire ; y com­pris quelques lignes plus bas, c’est celle de « sacer­doce royal » qui est uti­li­sée. Mais la réa­li­té visée est-elle exac­te­ment la même ? Le second terme oriente vers un autre registre le sacer­doce des bap­ti­sés, non plus celui du culte, mais celui de la gérance ou régence de la terre, si l’on suit la triple qua­li­fi­ca­tion (digni­té et fonc­tion) du Christ comme Prêtre, Pro­phète et Roi, à laquelle on devient par­ti­ci­pant par le bap­tême. Ain­si, dans le décret sur l’apostolat des laïcs, Apos­to­li­cam Actuo­si­ta­tem, on relève les phrases sui­vantes qui témoignent de cette nuance de sens quant au sacer­doce qua­li­fié, dans ce docu­ment, de « royal » : « Les laïcs ren­dus par­ti­ci­pants de la charge sacer­do­tale, pro­phé­tique et royale du Christ assument, dans l’Église et dans le monde, leur part dans ce qui est la mis­sion du Peuple de Dieu tout entier. Ils exercent concrè­te­ment leur apos­to­lat en se dépen­sant à l’évangélisation et à la sanc­ti­fi­ca­tion des hommes ; il en est de même quand ils s’efforcent de péné­trer l’ordre tem­po­rel d’esprit évan­gé­lique et tra­vaillent à son pro­grès de telle manière que, en ce domaine, leur action rende clai­re­ment témoi­gnage au Christ et serve au salut des hommes. Le propre de l’état des laïcs étant de mener leur vie au milieu du monde et des affaires pro­fanes ; ils sont appe­lés par Dieu à exer­cer leur apos­to­lat dans le monde à la manière d’un ferment, grâce à la vigueur de leur esprit chré­tien. » (n. 2). Et encore : « S’ils sont consa­crés sacer­doce royal et nation sainte (cf. 1 P 2, 4–10), c’est pour faire de toutes leurs actions des offrandes spi­ri­tuelles, et pour rendre témoi­gnage au Christ sur toute la terre. » (n. 3) C’est bien ici la même réa­li­té qui est visée : la logique géné­rale, la simi­li­tude de cer­taines for­mules le montrent clai­re­ment ; et cela est ren­for­cé par ce qui est dit du « sacer­doce minis­té­riel ou hié­rar­chique » (LG 10), envi­sa­gé ici expli­ci­te­ment comme celui des évêques, mais incluant impli­ci­te­ment les prêtres ; en effet, pour anti­ci­per ce qui sera dit plus loin, c’est bien d’une défi­ni­tion du sacer­doce minis­té­riel ou hié­rar­chique qu’il s’agit dans les mots sui­vants : « Le Christ a confié aux apôtres et à leurs suc­ces­seurs la charge d’enseigner, de sanc­ti­fier et de gou­ver­ner en son nom et par son pou­voir ».
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