Revue de réflexion politique et religieuse.

La moder­ni­té est-elle divi­sible ?

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Nous avons eu lar­ge­ment l’occasion de pré­sen­ter divers aspects de la phi­lo­so­phie d’Augusto Del Noce, ain­si que sa méthode très par­ti­cu­lière de phi­lo­so­pher en che­mi­nant à tra­vers l’histoire, méthode que Vit­to­rio Mat­thieu a appe­lé une « his­to­rio­gra­phie spé­cu­la­tive ». Del Noce a per­mis de dénouer, avec une grande acui­té, les liens de filia­tion exis­tant entre les régimes qui se sont suc­cé­dé au cours de la période moderne et contem­po­raine, de manière très stricte et dif­fi­cile à récu­ser, depuis l’époque des liber­tins jusqu’à la socié­té de consom­ma­tion et à son pro­lon­ge­ment nihi­liste post­mo­derne, en pas­sant par le libé­ra­lisme, le socia­lisme, le com­mu­nisme, le fas­cisme et le nazisme.
Tou­te­fois si beau­coup aujourd’hui, en Ita­lie sur­tout, voient en lui un grand phi­lo­sophe, la récep­tion de sa pen­sée fait l’objet d’interprétations diverses, par­fois biai­sées, voire de détour­ne­ments de sens. Del Noce peut par exemple être décrit comme un auteur essen­tiel­le­ment libé­ral, au sens phi­lo­so­phique du terme, ce qui en ferait quelque chose comme un Ray­mond Aron deve­nu dis­ciple de Mari­tain.
Dani­lo Cas­tel­la­no, pro­fes­seur ordi­naire de phi­lo­so­phie de la poli­tique et de phi­lo­so­phie du droit à l’Université d’Udine, fait par­tie du conseil scien­ti­fique de Catho­li­ca, et s’y est plu­sieurs fois expri­mé. Il fut l’un des pre­miers étu­diants de Del Noce, à l’époque où il ensei­gnait à Trieste. L’occasion de cet entre­tien a été four­nie par la paru­tion presque simul­ta­née de deux ouvrages concer­nant la concep­tion que le phi­lo­sophe se fai­sait de la pen­sée moderne, l’un jus­te­ment de Dani­lo Cas­tel­la­no, l’autre de Mas­si­mo Bor­ghe­si ((. D. Cas­tel­la­no, La poli­ti­ca tra Scil­la e Carid­di. Augus­to Del Noce filo­so­fo del­la poli­ti­ca attra­ver­so la sto­ria. Un dia­lo­go mai inter­rot­to [La poli­tique entre Cha­rybde et Scyl­la. A. D.N. phi­lo­sophe de la poli­tique à tra­vers l’histoire. Un dia­logue jamais inter­rom­pu], Edi­zio­ni scien­ti­fiche ita­liane, coll. De Re publi­ca, Naples, 2010, 154 p., 17 € ; M. Bor­ghe­si, Augus­to Del Noce. La legi­ti­maz­zione cri­ti­ca del­la moder­ni­tà [A. D.N. La légi­ti­ma­tion cri­tique de la moder­ni­té], Mariet­ti, Gênes, 2011, 366 p., 26 €.)) .
Dans son numé­ro du 7 août 2008, la ver­sion fran­çaise du maga­zine 30 Gior­ni, qui a désor­mais ces­sé de paraître, avait ain­si intro­duit un entre­tien avec ce der­nier auteur, sous le titre « La moder­ni­té n’est pas “l’ennemi” », en affir­mant que la posi­tion de Del Noce expri­mait « un point de vue mar­qué par une ouver­ture cri­tique à la moder­ni­té qui anti­ci­pait le Concile Vati­can II ». Cela indique la por­tée du débat, bien que la ques­tion dépasse lar­ge­ment le cas de l’événement conci­liaire.

Catho­li­ca – Del Noce fut-il, comme cer­tains de ses contem­po­rains, et notam­ment Gio­van­ni Bat­tis­ta Mon­ti­ni, un dis­ciple de Jacques Mari­tain, ou du moins fut-il influen­cé par lui sur cer­tains points impor­tants ?

Dani­lo Cas­tel­la­no – L’itinéraire intel­lec­tuel et moral de Del Noce est très construit et com­plexe. Quoique demeu­ré fidèle à une intui­tion ini­tiale, il a inten­sé­ment cher­ché la véri­té et dans cette voie, il est pas­sé par des expé­riences qu’une lec­ture super­fi­cielle pour­rait presque faire appa­raître contra­dic­toires.
Mari­tain, effec­ti­ve­ment, l’a cer­tai­ne­ment enthou­sias­mé, sur­tout le Mari­tain d’Humanisme inté­gral. Il a été l’un des pre­miers lec­teurs ita­liens à lire ce livre, paru en 1936. Il avait alors vingt-six ans. Sa pen­sée ne pou­vait pas encore être consi­dé­rée comme bien déter­mi­née. Pour autant je ne pense pas que Del Noce puisse être consi­dé­ré comme mari­tai­nien, et sur­tout qu’il puisse avoir réel­le­ment par­ta­gé les thèses de ce qu’il est conve­nu d’appeler le « second » Mari­tain, dont Huma­nisme inté­gral consti­tue l’appui prin­ci­pal. Pour Del Noce, en effet, le mar­xisme n’est pas une héré­sie chré­tienne mais la non-phi­lo­so­phie de la révo­lu­tion, com­prise comme che­min d’un athéisme pos­tu­lé. L’athéisme ne dépend pas de la défi­cience de témoi­gnage des chré­tiens mais d’une option radi­ca­le­ment gnos­tique. Le pro­gres­sisme n’est pas l’âme de la phi­lo­so­phie de l’histoire, mais un mirage repré­sen­té par l’autorédemption péla­gienne. Et même en ce qui concerne la démo­cra­tie, Del Noce ne peut pas être consi­dé­ré comme mari­tai­nien. En der­nière ana­lyse, en effet, Mari­tain attri­bue à la démo­cra­tie une pri­mau­té sur le chris­tia­nisme : plus exac­te­ment, le chris­tia­nisme pose­rait les pré­misses de la démo­cra­tie, et donc il ten­drait vers elle. Tan­dis que Del Noce estime que la démo­cra­tie est tou­jours qua­li­fiée par un adjec­tif, et donc que la démo­cra­tie, non pas en elle-même, mais seule­ment si elle est chré­tienne, peut fon­der une situa­tion et un régime irré­ver­sibles. Autre­ment dit, pour lui, il n’y a pas iden­ti­té entre démo­cra­tie et bien com­mun. Mon­ti­ni avait favo­ri­sé la tra­duc­tion ita­lienne des Trois Réfor­ma­teurs, ce qui parais­sait à cer­tains riche de signi­fi­ca­tion ; cepen­dant c’est sub­stan­tiel­le­ment qu’il fut mari­tai­nien, avant tout dis­ciple du « second » Mari­tain qu’il a tou­jours consi­dé­ré comme un des meilleurs intel­lec­tuels catho­liques. Le Mari­tain que Mon­ti­ni pré­fé­rait était le « phi­lo­sophe » de l’Occident, c’est-à-dire celui qui avait favo­ri­sé la ren­contre entre le catho­li­cisme et la doc­trine de l’américanisme. Mais Del Noce, sur­tout à l’époque de sa matu­ri­té, se révé­la au contraire très cri­tique envers l’Occident et l’américanisme. Pour autant que je sache, il n’a donc pas par­ta­gé les orien­ta­tions poli­tiques de Mon­ti­ni. Il consi­dé­rait que celles-ci avaient trou­vé son visage concret dans l’action d’Aldo Moro, pour lequel démo­cra­tie et bien com­mun coïn­ci­daient, et pour qui le com­pro­mis his­to­rique entre catho­liques et com­mu­nistes repré­sen­tait un pas en avant en direc­tion de la col­la­bo­ra­tion de tous pour conso­li­der la démo­cra­tie occi­den­tale et moderne.
Pour­tant à un autre point de vue, Del Noce était plus moderne que Mari­tain. Il consi­dé­rait en effet la démo­cra­tie elle-même comme une menace à l’encontre de la liber­té de conscience indi­vi­duelle, qui pour lui était une ques­tion essen­tielle et qu’il n’arrivera d’ailleurs jamais à résoudre. Il suf­fi­rait de pen­ser, par exemple, à ses pro­po­si­tions sur le « double régime » matri­mo­nial et à sa pré­fé­rence pour le « libé­ra­lisme éthique » ((. En 1970, Del Noce avait adhé­ré au Comi­té pro­mo­teur du réfé­ren­dum sur l’abrogation de la loi intro­dui­sant le divorce en Ita­lie. Ce comi­té sou­te­nait la thèse du mariage un et indis­so­luble par nature, c’est-à-dire indé­pen­dam­ment de la foi. Par la suite (1987) Del Noce adop­ta une autre posi­tion, pro­po­sant le « double régime », c’est-à-dire l’indissolubilité du mariage pour les catho­liques, et la pos­sible dis­so­lu­tion pour les autres. L’indissolubilité en venait ain­si à dépendre de la conscience indi­vi­duelle. Cette thèse, cohé­rente avec son « libé­ra­lisme éthique », a sus­ci­té une vive réac­tion de la part de Gabrio Lom­bar­di, ancien pré­sident du Comi­té pro­mo­teur du réfé­ren­dum (cf. G. Lom­bar­di, Per­ché il Refe­ren­dum sul divor­zio, Ares, Milan 1988).)) . Ce pri­mat de la conscience sur la véri­té mit Del Noce dans une situa­tion dif­fi­cile à déter­mi­ner, sur­tout si l’on tient compte du fait qu’il mani­fes­tait faveur et adhé­sion envers le pla­to­nisme chré­tien.

Del Noce semble avoir été han­té par le risque de la radi­ca­li­sa­tion sous toutes ses formes. N’est-ce pas le sens de son rejet de ce qu’il appe­lait le « per­fec­tisme » ?

Ici, il faut dis­tin­guer. Il n’y a aucun doute que Del Noce s’intéresse au « per­fec­tisme », terme qu’il reprend de Ros­mi­ni, « c’est-à-dire ce sys­tème qui croit pos­sible la per­fec­tion dans les choses humaines, et qui sacri­fie les biens pré­sents à une per­fec­tion future ima­gi­naire, […] effet de l’ignorance » ((. Anto­nio Ros­mi­ni, Filo­so­fia del­la poli­ti­ca (1858), Cit­tà Nuo­va, Rome 1978, t. IV, p. 104.)) . La per­fec­tion ima­gi­naire pro­je­tée dans l’avenir repré­sente l’élément pro­pul­seur de la révo­lu­tion, en par­ti­cu­lier de la révo­lu­tion mar­xiste, mais aus­si, à son avis, de la révo­lu­tion pro­gres­siste libé­rale (Hob­house par exemple), consi­dé­rée comme l’une des espèces de l’idéologie pro­gres­siste en géné­ral. Pour Del Noce, les réac­tion­naires eux aus­si tombent en sub­stance dans le per­fec­tisme (même si c’est avec un regard tour­né vers le pas­sé), dans la mesure où ils consi­dèrent que l’humanité a vécu un âge d’or au cours duquel tout était par­fait et en cultivent la nos­tal­gie. C’est la rai­son pour laquelle Del Noce oppose à l’alternative Révo­lu­tion ou Réac­tion une « troi­sième voie » : celle du Risor­gi­men­to, com­pris non pas dans le sens his­to­rique propre à l’Italie, mais prin­ci­pa­le­ment comme caté­go­rie éthique. Cela l’a por­té à sym­pa­thi­ser avec le libé­ra­lisme conser­va­teur (Croce), à ses yeux atten­tif au pro­blème du mal et donc vir­tuel­le­ment « ouvert » à des posi­tions anti­pé­la­giennes.
L’obsession anti­per­fec­tiste de Del Noce exprime donc son atti­tude anti­pé­la­gienne et anti-uto­pique. Pas­cal, et aus­si l’atmosphère jan­sé­niste qui régnait dans sa famille, l’ont aidé à com­prendre qu’il n’est pas néces­saire de n’exalter que la nature humaine. La nature pure est pour lui une hypo­thèse très uti­li­sée par la seconde sco­las­tique dans son effort pour s’opposer au pro­tes­tan­tisme. L’état de l’humanité est cepen­dant celui d’une nature déchue qui a besoin de la grâce et qui, en consé­quence, ne sau­rait pas repo­ser que sur elle-même.
Sur l’anti-utopisme et l’antipélagianisme, Del Noce a rai­son. Il devient dif­fi­cile, en revanche, de par­ta­ger son juge­ment sur le libé­ra­lisme anti­per­fec­tiste, d’une part parce que le libé­ra­lisme naît per­fec­tiste et péla­gien, et d’autre part parce qu’il n’affronte pas vrai­ment le pro­blème du mal. Il croit le résoudre en en fai­sant l’âme du bien, encore que ce bien soit enten­du de manière très par­ti­cu­lière. Le juge­ment de Croce sur Hegel, par exemple, est révé­la­teur de l’erreur du libé­ra­lisme anti­per­fec­tiste : « A qui me demande ce qu’avait fait Hegel » écrit en effet Croce, « je réponds qu’il a rache­té le monde du mal, parce qu’il a jus­ti­fié celui-ci dans sa fonc­tion d’élément vital ». Le libé­ra­lisme radi­cal (ou pro­gres­siste) et le libé­ra­lisme conser­va­teur ont donc la même matrice : le gnos­ti­cisme. Del Noce n’adhère pas, on le sait, à la concep­tion jus­ti­fi­ca­trice de l’histoire. Pour lui, l’histoire est le temps de l’épreuve que pos­tule la liber­té humaine, non le déter­mi­nisme de la pré­ten­due liber­té du Sujet.
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