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L’ennemi prin­ci­pal

Teodo­ro Klitsche de la Grange pro­pose ici une expli­ca­tion de la démo­bi­li­sa­tion élec­to­rale ita­lienne par l’aggravation des neu­tra­li­sa­tions et la mise en sour­dine du couple ami-enne­mi, deux grands concepts schmit­tiens riches de sens dans le cadre de la poli­tique moderne tar­dive. Nous revien­drons ulté­rieu­re­ment sur ces sujets, notam­ment à par­tir d’un nou­vel ouvrage impor­tant de Gio­van­ni Tur­co, La poli­ti­ca come aga­to­fi­lia (ESI, Naples, 2012), la poli­tique comme amour du bien.

Le thème de « l’antipolitique » a été pré­sent tout au long de la cam­pagne qui a pré­cé­dé les élec­tions légis­la­tives ita­liennes du mois de février der­nier. Pro­duit de la culture domi­nante et déve­lop­pé par des hommes poli­tiques en désac­cord com­plet sur ce qu’ils mettent der­rière ce mot, on en a fait alter­na­ti­ve­ment une ques­tion de style, une manière de dire qu’il fal­lait chan­ger de classe poli­tique, une allu­sion à la « mora­li­té », une réfé­rence à Saint-Simon et à son uto­pie tech­no­cra­ti­co-éco­no­mi­ciste. Mais tout ceci ne conduit pas à savoir ce qu’est la poli­tique ni, par consé­quent, « l’antipolitique ». Rien, dans toutes ces dis­cus­sions, n’a per­mis de mettre en valeur ce qui est essen­tiel dans la poli­tique et de dis­tin­guer ce qui relève de son domaine de ce qui ne lui appar­tient pas, comme avaient pu le faire avec une rigueur toute spé­ciale en leur temps Schmitt, Freund ou Miglio.
La réa­li­té, c’est que faire de la poli­tique, en par­ti­cu­lier dans une période de crise, sans indi­quer les causes, les conflits et les sujets concer­nés – par­mi les­quels l’ennemi – est chose inutile et source de grande confu­sion. C’est en quelque sorte une pièce de théâtre dans laquelle l’objet réel qui sous-tend le jeu des acteurs est lais­sé au second plan au pro­fit d’une sous-caté­go­rie d’enjeux. Si le pou­voir et le conflit réels ne sont pas iden­ti­fiés – et de ce fait com­bat­tus –, celui qui détient le pou­voir se fait l’instrument de cette sous-caté­go­rie, le col­la­bo­ra­teur et l’exécutant d’une sorte de potes­tas indi­rec­ta dévoyée. Le cadre a beau­coup évo­lué en un demi-siècle. Dans le contexte de l’opposition qui a régné après la Seconde Guerre mon­diale, les posi­tions étaient claires et tra­ver­saient les fron­tières des Etats, comme cela appa­rais­sait avec évi­dence dans les régimes régis par la démo­cra­tie libé­rale et le plu­ra­lisme des par­tis – par oppo­si­tion à ceux du socia­lisme réel. A la concur­rence pla­né­taire entre deux super­puis­sances aux idéo­lo­gies oppo­sées cor­res­pon­dait un anta­go­nisme interne entre par­tis et orga­ni­sa­tions sociales qui se récla­maient sans aucune ambi­guï­té de l’une ou l’autre de ces puis­sances.
L’ennemi – capi­ta­liste, com­mu­niste – était à la fois interne et externe. Mais si au contraire, comme c’est le cas main­te­nant, l’« enne­mi » appa­raît comme exer­çant un pou­voir supra­na­tio­nal, qui n’est ni poli­tique, ni idéo­lo­gique – dans le sens qu’avait ce terme il y a quelques décen­nies – ni « struc­tu­ré » (orga­ni­sé sous formes d’institutions liées entre elles jusqu’à être dépen­dantes les unes des autres), tout cela rend dif­fi­cile son iden­ti­fi­ca­tion et le déve­lop­pe­ment de rela­tions entre les forces poli­tiques internes et cet enne­mi.
La seule affir­ma­tion que l’on puisse faire avec un degré de pro­ba­bi­li­té suf­fi­sant, c’est de dire que l’ennemi a une dimen­sion glo­bale, inter­na­tio­nale, supra-éta­tique et qu’il est ain­si, en ten­dance, externe, sa dimen­sion natio­nale ne consti­tuant qu’une part mineure de sa dimen­sion glo­bale. Cela ne vient pas seule­ment du fait que la par­ti­ci­pa­tion finan­cière ita­lienne ne consti­tue qu’une petite par­tie d’un finan­ce­ment glo­bal mais c’est aus­si parce que celle-ci est sub­stan­tiel­le­ment déta­chée du pou­voir interne exer­cé par l’Etat sur des sujets, acti­vi­tés et régu­la­tions très divers qui n’ont rien à voir avec ceux finan­cés au niveau glo­bal.
A la dif­fi­cul­té de mettre en oeuvre des mesures adap­tées à « l’économie réelle », autre­ment dit faites pour les res, les choses concrètes, s’ajoute celle d’identifier l’ennemi et de clas­ser les actions entre­prises par les pou­voirs finan­ciers glo­baux selon l’activité humaine à laquelle elles doivent être rat­ta­chées. Même si l’intention de la spé­cu­la­tion inter­na­tio­nale – ou de la grande majo­ri­té des spé­cu­la­teurs – est celle de gagner de l’argent, les effets en sont assu­ré­ment, pour une bonne part, poli­tiques ((. Cf. mon article « Nemi­co, osti­li­tà e guer­ra » publié au for­mat élec­tro­nique sur le site du Ces­tu­dec (Cen­tro di stu­di stra­te­gi­ci) et publié dans Catho­li­ca sous le titre « Guerres sans nom » (n. 116, été 2012, pp. 63 ss).)) . C’est ain­si que quatre gou­ver­ne­ments euro­péens ont chan­gé – Grèce, Ita­lie, Espagne, France – sous la pres­sion finan­cière. Le mode de vie des popu­la­tions euro­péennes, leurs reve­nus, leurs espoirs, leurs habi­tudes, les règles enca­drant leur orga­ni­sa­tion poli­tique sont affec­tés par le pou­voir des spé­cu­la­teurs, en par­ti­cu­lier en Ita­lie ((. On peut se réfé­rer notam­ment au carac­tère tech­nique du gou­ver­ne­ment Mon­ti, dont la pre­mière carac­té­ris­tique est d’être tel en néga­tif, dans le sens où les com­po­santes du pou­voir exé­cu­tif ne sont pas poli­tiques (de pro­fes­sion, par voca­tion, ou les deux en même temps). Il faut néan­moins noter qu’un gou­ver­ne­ment « tech­nique » contre­dit deux prin­cipes de l’Etat et de la démo­cra­tie modernes : l’appareil bureau­cra­tique doit avoir son propre per­son­nel poli­tique (Max Weber) ; celui-ci est un per­son­nel « de car­rière » (le cur­sus hono­rum « nor­mal » du poli­tique étant l’élection ou la nomi­na­tion auprès d’organes comme les assem­blées régio­nales, locales, et non le pas­sage par un concours admi­nis­tra­tif), l’instance concer­née étant ain­si liée à la volon­té du corps élec­to­ral. Dans le cas du gou­ver­ne­ment Mon­ti, seul le vote par­le­men­taire de confiance est l’expression de ces deux prin­cipes, puisque aucun membre de l’exécutif n’a jamais été élu, même pas au sein d’un conseil de quar­tier.)) .
En outre, il faut rap­pe­ler que le fait d’avoir pour fina­li­té l’enrichissement n’est pas en tant que tel une carac­té­ris­tique de l’activité éco­no­mique, sachant que, par ailleurs, la poli­tique elle-même depuis long­temps par­tage pour par­tie cette fina­li­té (pillages, tri­buts, répa­ra­tions, confis­ca­tions…) ((. Cf. G. Miglio, Lezio­ni di scien­za del­la poli­ti­ca, vol. II, Il Muli­no, Bologne, 2012, spé­cia­le­ment pp. 320 ss.)) .
Il découle de ces élé­ments que l’effet exclu­si­ve­ment ou prin­ci­pa­le­ment éco­no­mique n’exclut pas la pré­sence d’un enne­mi poli­tique ou de concur­rents éco­no­miques. Il est de ce fait impor­tant de savoir com­ment iden­ti­fier et consi­dé­rer un enne­mi.
Selon Hegel, l’essence de la notion d’ennemi réside dans la « dif­fé­rence éthique » ((. Cf. Nico­lao Mer­ker (dir.), Il domi­nio del­la poli­ti­ca, Edi­to­ri riu­ni­ti, Rome, 1997, p. 174.)) . Si l’on consi­dère cette idée dans des termes plus modernes, pre­nant en compte l’hégémonie des idéo­lo­gies des deux der­niers siècles, cela signi­fie que l’ennemi se carac­té­rise non pas tant par la dif­fé­rence de natio­na­li­té, de reli­gion, d’intérêt éco­no­mique, que par une vision idéo­lo­gique dif­fé­rente, une approche propre de l’organisation future de la com­mu­nau­té humaine. Selon une ter­mi­no­lo­gie cou­rante – que l’on retrouve éga­le­ment dans le domaine judi­ciaire – la dif­fé­rence éthique se carac­té­rise par des valeurs fon­da­men­tales dis­tinctes : d’un côté la liber­té, l’individualisme, la sépa­ra­tion des pou­voirs et tout ce qui en découle, de l’autre l’égalité, le col­lec­ti­visme, la pro­prié­té col­lec­tive et, par consé­quent, la concen­tra­tion des pou­voirs. Ou, pour prendre un autre exemple : d’un côté Dieu, la patrie, la famille, de l’autre la race, l’espace vital et le peuple supé­rieur.
Comme Max Weber l’a sou­li­gné, c’est une lutte sans mer­ci qui se déroule entre les « valeurs » : accor­der de l’importance à une valeur implique éga­le­ment de déva­lo­ri­ser ce qui est consi­dé­ré comme n’en ayant pas ((. Cf. sur ce point Carl Schmitt, Die Tyran­nei der Werte.)) .
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