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L’armée fran­çaise et la laï­ci­té. Un regard his­to­rique

Un ouvrage vient d’être publié avec le sou­tien du minis­tère de la Défense fran­çais, tiré d’une thèse d’habilitation à la recherche sou­te­nue fin 2008 à l’université de Lille ((. Xavier Boni­face, L’Armée, l’Eglise et la Répu­blique (1897–1914), Edi­tions Nou­veau Monde, sep­tembre 2012, 524 p., 24€.)) . Son auteur se place en intro­duc­tion sous les aus­pices de Charles Péguy qui voyait un tour­nant au début des années 1880 dans le débat public, quit­tant l’affrontement entre les héros et les saints pour se rame­ner au « com­bat contre les intel­lec­tuels, contre ceux qui méprisent éga­le­ment les héros et les saints » ((. Charles Péguy, Notre jeu­nesse [1910]. Biblio­thèque de la Pléiade, tome III, pages 22–23.)) , où le par­ti des intel­lec­tuels est celui de ceux qui se réclament de la « Répu­blique ». Le conte­nu n’est mal­heu­reu­se­ment pas à la hau­teur de cette ambi­tion, car il se ramène à une des­crip­tion assez fac­tuelle des rap­ports de la IIIe Répu­blique de cette période avec le corps des offi­ciers, et par rico­chet avec l’Eglise catho­lique, puisque, même s’il ne le recon­naît pas clai­re­ment, on res­sort de cette lec­ture avec l’impression que la lutte contre l’Eglise est en quelque sorte l’alpha et l’oméga de la poli­tique du pou­voir, dans tous les domaines. C’est là d’ailleurs le pre­mier inté­rêt, et non le moindre, de cet ouvrage que de nous rap­pe­ler la vio­lence extrême dont les catho­liques fran­çais ont été les vic­times à cette époque, au nom des valeurs de laï­ci­té, de liber­té et d’égalité qui sont aujourd’hui celles mises en avant par le gou­ver­ne­ment en place en France depuis 2012. L’armée y est direc­te­ment sou­mise de deux façons. D’abord dès les années 1880 avec sa réqui­si­tion pour faire assu­rer la dis­so­lu­tion ou l’expulsion de toutes les congré­ga­tions contem­pla­tives et cari­ta­tives et de l’essentiel des congré­ga­tions ensei­gnantes, y com­pris par la force et sou­vent au mépris de la léga­li­té for­melle (comme le juge­ra le Conseil d’Etat, dans des arrêts sou­vent trop tar­difs pour pro­duire leurs effets). Ensuite, au début du siècle sui­vant, avec les lois de sépa­ra­tion de l’Eglise et de l’Etat, de façon simi­laire, abou­tis­sant à la spo­lia­tion de l’Eglise, au détri­ment des pauvres aux­quels elle venait lar­ge­ment en aide, et à de fré­quents sacri­lèges. Elle est enfin direc­te­ment frap­pée par l’action d’épuration de ses cadres au nom de ce seul cri­tère de confes­sion reli­gieuse, qui aura les consé­quences connues, mais sur les­quelles on revien­dra, au début du pre­mier conflit mon­dial.
Ce qui carac­té­rise cette vio­lence, quoique pré­tende l’auteur, est bien la per­ma­nence du pro­jet idéo­lo­gique qui la jus­ti­fie et la téna­ci­té de ceux qui le mettent en œuvre. Il veut en effet, bien qu’avec quelques dif­fi­cul­tés, bien com­pré­hen­sibles, dis­tin­guer des périodes dif­fé­rentes, une pre­mière de rela­tive modé­ra­tion, jusque en 1898, à laquelle suc­cède une radi­ca­li­sa­tion qui serait jus­ti­fiée par la façon dont l’institution mili­taire aurait trai­té le cas Drey­fus, avant un nou­vel assou­plis­se­ment, dès 1909–1910, avec les pré­mices de l’Union sacrée.
La pre­mière période est pour­tant mar­quée, comme on l’a dit, par l’application de la loi sur les congré­ga­tions à laquelle l’armée doit prê­ter son concours, mais aus­si par la sup­pres­sion de fait des aumô­ne­ries mili­taires, ren­dant pra­ti­que­ment impos­sible l’accès au culte et aux sacre­ments de très nom­breux mili­taires, en métro­pole et dans un moindre degré dans les action colo­niales (comme le dira Gam­bet­ta, de façon révé­la­trice, « l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation »), et ce y com­pris dans les hôpi­taux mili­taires. Plus encore les cercles confes­sion­nels sont inter­dits et la par­ti­ci­pa­tion d’un mili­taire en tenue à une acti­vi­té de ce type entraîne de lourdes sanc­tions, jusqu’à la mise à la retraite d’office. Dans le même temps, les sémi­na­ristes sont au moins en par­tie sou­mis aux obli­ga­tions du ser­vice mili­taire, dans des condi­tions moins favo­rables encore que les élèves ins­ti­tu­teurs, qui jouissent plus faci­le­ment de dis­pense et ont accès aux emplois de gra­dés. Enfin, c’est dès 1878 que les actions d’épuration et de fichage avec l’aide des loges francs-maçonnes sont entre­prises, et elles ne se relâ­che­ront pas jusqu’à la fin, contrai­re­ment à ce que veut lais­ser pen­ser l’auteur ((. On se repor­te­ra sur ce sujet aux deux excel­lents ouvrages qui font auto­ri­té, de Pierre Rocolle sur les consé­quences mili­taires de l’épuration (L’hécatombe des géné­raux, Lavau­zelle, 1980) et de Fran­çois Vin­dé sur l’épisode André (L’affaire des fiches, Edi­tions uni­ver­si­taires, 1989).)) .
Quant à la deuxième période, elle se carac­té­rise bien sûr par la poli­tique de fichage et de déla­tion sys­té­ma­tique mise en place par le géné­ral André avec l’aide des loges et par la réqui­si­tion de l’armée pour les opé­ra­tions quel­que­fois vio­lentes d’inventaires et de pour­suite de la per­sé­cu­tion des congré­ga­tions régu­lières ((. On ren­voie à cet égard au très bel ouvrage de Sabine Gar­nier sur les évé­ne­ments de Ploer­mel de 1904, illus­tra­tifs de la suite : L’expulsion des congré­ga­tions ; un cas de conscience pour l’Armée, Fran­çois-Xavier de Gui­bert, 2010.)) . Mais c’est aus­si la période où le ser­vice mili­taire passe à trois ans et est appli­qué sans dis­pense aux sémi­na­ristes avec le sou­ci de leur rendre le plus dif­fi­cile pos­sible la satis­fac­tion de cette obli­ga­tion : ain­si en décembre 1906, 5 600 jeunes prêtres et sémi­na­ristes sont rap­pe­lés sous les dra­peaux pour deux années sup­plé­men­taires de ser­vice mili­taire.
Enfin, pour ce qui est de l’apaisement final, il suf­fi­ra de rap­pe­ler que la loi de 1913 ira même jusqu’à dis­po­ser que nul ne pour­ra s’inscrire aux concours d’écoles d’officiers s’il n’a pas effec­tué en France ses trois der­nières années d’études, afin d’écarter les élèves des Jésuites de Bel­gique. Pris quelques années avant, ce raf­fi­ne­ment de l’ostracisme aurait bar­ré la car­rière des armes au futur géné­ral De Gaulle…
Une autre ver­tu, invo­lon­taire éga­le­ment, de cet ouvrage, est de mettre en relief la dif­fi­cul­té de l’Eglise et des mili­taires catho­liques à réagir effi­ca­ce­ment à cette per­sé­cu­tion de leur foi. Les réac­tions des évêques sont dis­per­sées (résul­tat en par­tie sans doute de leur inter­dic­tion à se réunir pré­vue par le Concor­dat), celles des catho­liques qui consti­tuent pour­tant une majo­ri­té écra­sante de la popu­la­tion sont impuis­santes que ce soit dans la rue ou sur le ter­rain poli­tique à frei­ner sérieu­se­ment les attaques. Le monde catho­lique semble sans bous­sole, inca­pable peut-être pour le moment de com­prendre, voire d’assimiler, les nuances des posi­tions du Vati­can, entre l’intransigeance de Pie IX et le Ral­lie­ment prô­né par Léon XIII.
Xavier Boni­face donne fina­le­ment, et tou­jours invo­lon­tai­re­ment, une illus­tra­tion de l’étendue du désastre, quand il com­mente le fait qu’en 1908, ce soit de façon écra­sante que les anciens saint-cyriens assistent nom­breux mais en civil à une messe d’anniversaire de leur école célé­brée à l’église de la Made­leine à Paris : « En n’endossant pas leur uni­forme, les offi­ciers montrent qu’ils ont com­pris le carac­tère pri­vé de l’expression de la foi. Mais ils le font aus­si par crainte des sanc­tions minis­té­rielles, qui se sont mul­ti­pliées depuis le géné­ral André ».
A cet égard, même si le sujet n’est qu’effleuré par l’auteur qui manque à en tirer les consé­quences, l’évolution de la posi­tion de l’épiscopat face au ser­vice mili­taire uni­ver­sel ne peut que faire réflé­chir : on passe en effet en à peine vingt ans d’une oppo­si­tion abso­lue à la conscrip­tion, consi­dé­rée comme fai­sant le lit des affron­te­ments bar­bares, et dont en tous les cas les clercs doivent à tout prix être exemp­tés, à une béné­dic­tion du ser­vice à trois ans et une adhé­sion à peine for­cée à l’enrôlement des sémi­na­ristes. on ne peut évi­ter de se poser la ques­tion de savoir si l’Eglise n’a pas à cette époque man­qué à son devoir en ne s’opposant pas plus fer­me­ment à un sys­tème qui condui­rait à la grande bou­che­rie de 1914.
Enfin, un der­nier point mérite qu’on y revienne encore une fois pour cri­ti­quer un ouvrage dont l’apparente neu­tra­li­té et objec­ti­vi­té ne font pas illu­sion long­temps, mais qui a le mérite de rani­mer quelques vieux débats oubliés. Sans nier qu’elle ait eu quelques effets, Xavier Boni­face s’ingénie en effet à essayer de mino­rer les consé­quences sur la qua­li­té du com­man­de­ment fran­çais de la poli­tique d’avancement conduite à tous les éche­lons et plus de trente ans durant sur des cri­tères extra-pro­fes­sion­nels : « Va ou ne va pas à la messe, (ou sa femme…) ? ses enfants sont-il ou ne sont-ils pas sco­la­ri­sés dans un éta­blis­se­ment confes­sion­nel ? ». or il convient de rap­pe­ler d’abord que pen­dant les pre­miers mois de la guerre la France fut au bord de la défaite et que c’est ce recul ini­tial qui fut en bonne part la cause de ce conflit inter­mi­nable de plus de quatre ans. La valeur du sol­dat ni son arme­ment n’étaient en cause comme la suite le mon­te­ra, mais la seule apti­tude du com­man­de­ment. Alors, com­ment igno­rer que 180 des 560 plus hauts res­pon­sables, dont une bonne part de géné­raux, furent limo­gés dans les tous pre­miers mois pour incom­pé­tence et rem­pla­cés éga­le­ment en bonne part par ceux qui avaient été écar­tés ou dont l’avancement avait été gelé sur des cri­tères idéo­lo­giques, comme des Foch, Pétain ou Fayolle, pour citer les plus connus ? Plus encore, jusqu’où cette sté­ri­li­sa­tion des intel­li­gences entraî­née par la sou­mis­sion au pou­voir et la dis­si­mu­la­tion per­ma­nente de ses convic­tions les plus pro­fondes n’explique pas la pau­vre­té et la fausse rigueur des concep­tions stra­té­giques et tac­tiques de ces élites qui mirent si long­temps à se déprendre de la cri­mi­nelle « offen­sive à outrance » ?