- Revue Catholica - https://www.catholica.presse.fr -

Augus­to Del Noce et l’idée de Moder­ni­té

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 29, p. 30–37]

Les pen­seurs authen­tiques ne tiennent rien pour acquis. Au contraire, ils pro­blé­ma­tisent tout, à com­men­cer par les lieux com­muns pro­po­sés par la culture idéo­lo­gique et dif­fu­sés par ceux qui se décernent sou­vent le nom de phi­lo­sophes uni­que­ment parce que, par fonc­tions, ils s’occupent de ques­tions liées en quelque manière à la pen­sée.
Augus­to Del Noce est un pen­seur authen­tique, jure ple­no. Il a démon­tré qu’il l’était en réflé­chis­sant notam­ment sur le pro­blème de la moder­ni­té, en en fai­sant même un thème cen­tral de sa spé­cu­la­tion. On peut en effet affir­mer que cette réflexion ne l’a jamais quit­té, depuis l’ouvrage fon­da­men­tal Il pro­ble­ma dell’ateismo (Il Muli­no, Bologne, 1964) jusqu’à Rifor­ma cat­to­li­ca e filo­so­fia moder­na (Il Muli­no, Bologne, 1965), un livre peu lu bien que très inté­res­sant, depuis L’epoca del­la seco­la­riz­za­zione (Giuf­frè, Milan, 1970) et sa dis­cus­sion avec Ugo Spi­ri­to dans Tra­mon­to o eclis­si dei valo­ri tra­di­zio­na­li (Rus­co­ni, Milan, 1971), à son livre post­hume sur Gio­van­ni Gen­tile (Il Muli­no, Bologne, 1990).
En ce qui concerne le pro­blème de la moder­ni­té, Augus­to Del Noce a avan­cé une thèse suf­fi­sam­ment ori­gi­nale pour que, au prin­temps 1981, à l’occasion de son 26e congrès consa­cré pré­ci­sé­ment au « concept de moder­ni­té », le Centre d’Etudes phi­lo­so­phiques de Gal­la­rate — une asso­cia­tion de phi­lo­sophes de renom — ait jugé utile de l’inviter à venir y défendre sa thèse et à la confron­ter aux autres pers­pec­tives et inter­pré­ta­tions. Cette invi­ta­tion était une manière de recon­naître l’intérêt de l’interprétation del­no­cienne, en même temps qu’une mani­fes­ta­tion d’estime envers l’un des plus pres­ti­gieux maîtres de la phi­lo­so­phie contem­po­raine.
Mais pro­cé­dons par étapes. Il est connu que la culture phi­lo­so­phique moderne et contem­po­raine a pré­sen­té en sub­stance deux inter­pré­ta­tions du « moderne » : l’une idéa­liste lato sen­su, l’autre que nous pour­rions défi­nir comme catho­lique. L’une et l’autre attri­buent au terme moderne une signi­fi­ca­tion de valeur, non d’époque. Le moderne se carac­té­rise ain­si sur un plan théo­ré­tique, non pas his­to­rique, même s’il se mani­feste à l’intérieur de l’histoire moderne et contem­po­raine, en déter­mi­nant, ou tout au moins en influen­çant tous les autres choix théo­riques et pra­tiques qui dérivent de la « concep­tion » du moderne que l’on adopte.
La pre­mière, celle que nous avons défi­nie comme idéa­liste au sens large, voit dans la moder­ni­té l’aurore et le jour triom­phal de la sub­jec­ti­vi­té et de la liber­té. Pour recou­rir au mot de Hegel dans ses Leçons sur la Phi­lo­so­phie de l’Histoire, on pour­rait dire que la moder­ni­té est « [le jour] de l’Universalité, qui éclate enfin après la longue nuit, fer­tile en consé­quences et ter­rible du moyen âge ; jour qui se signale par la science, l’art et l’instinct de la décou­verte, c’est-à-dire, par ce qu’il y a de plus noble et de plus sublime que le génie humain, affran­chi par le chris­tia­nisme et éman­ci­pé par l’Eglise, repré­sente comme son conte­nu éter­nel et vrai » ((. G.W.F. Hegel, Vor­le­sun­gen über die Phi­lo­so­phie der Ges­chichte, trad. it. La Nuo­va Ita­lia, Flo­rence, 1967, vol. IV, p. 139.)) . En d’autres termes, la moder­ni­té signi­fie l’autonomie conquise en ver­tu du chris­tia­nisme et de l’Eglise ; mais elle ne res­te­rait pas elle-même si elle ne dépas­sait pas les posi­tions qui l’ont engen­drée et favo­ri­sée. Ce n’est que dans le pro­tes­tan­tisme, dit en effet Hegel, que se déve­loppe et mûrit « la liber­té sub­jec­tive de la ratio­na­li­té » ((. Ibid., p. 178.)) . La Réforme pré­sen­te­rait donc comme conte­nu essen­tiel la liber­té de l’homme : après le magis­tère de Luther et par sa ver­tu, mais sur­tout par suite du déve­lop­pe­ment des prin­cipes de la Réforme, cha­cun est maître de lui-même, patron abso­lu de sa propre conscience dans l’intériorité de laquelle advient l’évolution de l’esprit ((. Ibid., p. 185.)) . L’Eglise catho­lique, au contraire, ayant figé ses propres prin­cipes, se serait arrê­tée ((. Ibid., p. 155.)) , elle se serait cou­pée de la science, de la phi­lo­so­phie et de la lit­té­ra­ture huma­niste. Pour avoir main­te­nu et trans­mis la trans­cen­dance, elle aurait amé­na­gé sa propre déca­dence et sur­tout fait obs­tacle au déve­lop­pe­ment de l’esprit et de la liber­té ou, pour uti­li­ser une autre expres­sion de Hegel, fer­mé l’accès à l’autoconscience humaine dans laquelle « il n’y a plus de rébel­lion contre le divin, mais [où] éclate la meilleure sub­jec­ti­vi­té, celle qui sent en elle le divin » ((. G.W.F. Hegel, Vor­le­sun­gen über die Phi­lo­so­phie der Ges­chichte, op. cit., p. 145.)) .
L’histoire, en somme, serait carac­té­ri­sée par le pro­ces­sus d’immanentisation du divin dont la pen­sée, selon ce qu’écrira Gio­van­ni Gen­tile, com­mence à deve­nir consciente à par­tir du libre exa­men exer­cé par le pro­tes­tant ((. Cf. G. Gen­tile, Il moder­nis­mo e l’enciclica Pas­cen­di, in Il moder­nis­mo e i rap­por­ti fra reli­gione e filo­so­fia, San­so­ni, Flo­rence, 1962, p. 46.)) . Le chris­tia­nisme, en tant que reli­gion posi­tive et trans­cen­dante, ne serait par consé­quent rien d’autre qu’un moment pré­pa­rant la reli­gion de l’immanence. L’Eglise catho­lique en tant que « por­teuse de formes péri­mées et mortes d’inculture, d’ignorance, de super­sti­tion, d’oppression spi­ri­tuelle », serait des­ti­née à être éli­mi­née par la civi­li­sa­tion même qu’elle a contri­bué à engen­drer ((. Cf. Croce, Sto­ria d’Europa nel seco­lo deci­mo­no­no, Later­za, Bari, 1938, p. 26.)) .
Que vou­lait dire par là Bene­det­to Croce ? Augus­to Del Noce l’explique très bien dans un pas­sage de son livre Il cat­to­li­co comu­nis­ta. Croce vou­lait dire qu’« avec la Renais­sance et la Réforme avait com­men­cé un pro­ces­sus irré­ver­sible vers la déca­dence de la trans­cen­dance et du sur­na­tu­rel, que la recon­nais­sance de la ratio­na­li­té de ce pro­ces­sus était le signe de l’esprit moderne, qu’à l’inverse tout effort pour le nier ren­dait inin­tel­li­gible l’histoire de l’époque moderne, et que celui qui s’y obs­ti­nait devait en arri­ver à la « des­truc­tion de la rai­son », soit sous la forme d’une « phi­lo­so­phie de col­lège », soit sous celle d’un irra­tio­na­lisme expli­cite » ((. A. Del Noce, Il cat­to­li­co comu­nis­ta, Rus­co­ni, Milan, 1981, p. 77.)) .
La phi­lo­so­phie véri­table serait donc la com­pré­hen­sion de ce pro­ces­sus iné­luc­table, la « jus­ti­fi­ca­tion » de l’histoire en tant qu’épiphanie du divin. De cela on n’aurait pris conscience qu’à l’époque moderne, grâce sur­tout à Des­cartes qui, pour Hegel, « est le pro­mo­teur de la nou­velle phi­lo­so­phie » ((. Hegel, op. et vol. cit., p. 191.))  : « La conscience de la pen­sée a été déga­gée d’abord par Des­cartes de cette sophis­tique de la pen­sée qui ébranle tout. […] Son prin­cipe était : cogi­to, ergo sum. Ce qui ne devrait pas être com­pris comme s’il y avait là un syl­lo­gisme, et si ergo indi­quait une consé­quence des pré­misses, mais ce qui signi­fie que pen­ser et être sont une seule et même chose » ((. Ibid.)) .
Telle est l’affirmation de l’immanentisme radi­cal qui mène à la dépen­dance de l’être par rap­port à la conscience et à la concep­tion de la liber­té comme auto­dé­ter­mi­na­tion non seule­ment morale mais encore méta­phy­sique. Peu importe ensuite, sur un plan spé­cu­la­tif, que l’autodétermination en tant que volon­té libre se réa­lise — comme le sou­tiennent Hegel ou Gio­van­ni Gen­tile — dans l’Etat, dès lors qu’elle ne peut être en soi ou par soi que la liber­té de l’esprit uni­ver­sel selon son essence, c’est-à-dire la liber­té de Dieu, ou que cette conscience, inver­sant cette pers­pec­tive, se réa­lise comme l’expression de l’individualisme dans son immé­dia­te­té natu­relle, comme le sou­tiennent à l’opposé les idéo­lo­gies du libé­ra­lisme, du socia­lisme, du radi­ca­lisme. Celles-ci pré­sup­posent, pour uti­li­ser une expres­sion ambi­guë et peut-être erro­née de Ugo Spi­ri­to, « la méta­phy­sique du moi, qui se déve­loppe à par­tir de l’humanisme » ((. U. Spi­ri­to, Idea­li che tra­mon­ta­no e idea­li che sor­go­no, in U. Spi­ri­to — A. Del Noce, Tra­mon­to o eclis­si dei valo­ri tra­di­zio­na­li ?, op. cit., p. 27.)) . Ce qui compte, c’est que ce prin­cipe conduise à la « moder­ni­sa­tion » de l’esprit, à l’historicisme et au nihi­lisme contem­po­rains, mais en tout état de cause exalte, même en sui­vant des voies diverses, la sub­jec­ti­vi­té.
Une confir­ma­tion vient encore de l’interprétation que donne de la moder­ni­té un auteur très cri­tique non seule­ment envers le monde « moderne » mais encore envers le chris­tia­nisme, res­pon­sable, à son avis, de tous les maux de la civi­li­sa­tion contem­po­raine. Evo­la, au fond, même si c’est par un juge­ment de valeur dia­mé­tra­le­ment oppo­sé à celui de Hegel, de Gio­van­ni Gen­tile et de Croce, ren­force la lec­ture idéa­liste de l’histoire.
La seconde inter­pré­ta­tion, celle que nous avons défi­nie comme catho­lique, voit elle aus­si dans la moder­ni­té l’affirmation de la sub­jec­ti­vi­té, mais elle en sou­ligne les aspects néga­tifs en tant que celle-ci serait l’équivalent du sub­jec­ti­visme. Les deux inter­pré­ta­tions, en consé­quence, bien qu’elles concordent sur l’analyse his­to­rique, s’opposent au moment de por­ter un juge­ment de valeur. Il suf­fi­rait de rap­pe­ler à titre d’exemple la thèse du « pre­mier » Mari­tain, celui d’Antimoderne et des Trois réfor­ma­teurs, pour bien com­prendre cette posi­tion : Luther, Des­cartes et Rous­seau auraient été les ins­pi­ra­teurs d’une unique révo­lu­tion tirant sa force du rela­ti­visme indi­vi­dua­liste, lui-même fils du sub­jec­ti­visme. La révo­lu­tion reli­gieuse luthé­rienne, exal­ta­trice du moi, aurait trou­vé accueil et réso­nance dans la révo­lu­tion phi­lo­so­phique de Des­cartes qui, pour reprendre les termes de Mari­tain, aurait « dévoi­lé le visage du monstre que l’idéalisme moderne adore sous le nom de Pen­sée » ((. J. Mari­tain, Trois réfor­ma­teurs, in Œuvres com­plètes, Edi­tions Uni­ver­si­taires-Edi­tions Saint-Paul, 1984, tome III, p. 486.)) . Par la suite, Rous­seau l’aurait ache­vée en prê­chant la révo­lu­tion sociale. L’unicité de cette révo­lu­tion, dans sa triple mani­fes­ta­tion, ne rési­de­rait pas tant dans le pro­ces­sus linéaire que les his­to­riens ratio­na­listes ont ten­té d’exprimer avec et de ren­fer­mer dans un sché­ma. Plus que de « linéa­ri­té », il s’agirait de « conver­gence » : Mari­tain affirme que « nous sommes ici en pré­sence de rup­tures pro­vo­quées sur des points dif­fé­rents et de forces qui s’entrecroisent et s’enchevêtrent, mais qui tendent en fait à la des­truc­tion d’un même ordre et d’une même vie » ((. Ibid., p. 527.)) .
Comme l’a fait remar­quer l’un des plus impor­tants phi­lo­sophes catho­liques contem­po­rains, le P. Cor­ne­lio Fabro, on peut dire en consé­quence que « sur l’interprétation de fond de la pen­sée moderne, c’est-à-dire du cours nou­veau de la pen­sée qui a trou­vé son ori­gine dans le prin­cipe d’immanence, par­ti­sans et adver­saires s’accordent : ce prin­cipe est consi­dé­ré comme un chan­ge­ment d’orientation de l’objet vers le sujet, du monde vers le moi, de l’extérieur vers l’intérieur… L’accord, pour­suit Fabro, ne semble pas dif­fi­cile non plus sur la por­tée qu’a eue le noyau spé­cu­la­tif de l’immanence dans le déve­lop­pe­ment de la pen­sée moderne, de Des­cartes à nos jours, autre­ment dit depuis les dif­fé­rentes formes de ratio­na­lisme jusqu’au phé­no­mé­nisme anglais (Hume), au cri­ti­cisme kan­tien, aux moda­li­tés les plus somp­tueuses de l’idéalisme méta­phy­sique, et jusqu’au mar­xisme, à l’existentialisme, au prag­ma­tisme, ou au néo­po­si­ti­visme de la phi­lo­so­phie contem­po­raine » ((. C. Fabro, Intro­du­zione all’ateismo moder­no, Stu­dium, Rome, 1969, p. 1003.)) .
Accord ne signi­fie cepen­dant pas iden­ti­té d’analyse et de pers­pec­tives. Comme nous avons cher­ché à l’établir par ailleurs ((. D. Cas­tel­la­no, La liber­tà sog­get­ti­va, Edi­zio­ni Scien­ti­fiche Ita­liane, Naples, 1984, pp. 57–86.)) , il y a des dif­fé­rences, par exemple, entre l’interprétation de Mari­tain qui vient d’être men­tion­née, celle de Fabro et celle de Mari­no Gen­tile. Ces auteurs et d’autres encore s’accordent tou­te­fois, nous semble-t-il, sur le carac­tère non pas phi­lo­so­phique, mais idéo­lo­gique de la « pen­sée moderne », dont par ailleurs récem­ment la fin a été pro­cla­mée ((. Cf. Gian­ni Vat­ti­mo, La fin de la moder­ni­té, 1985, trad. fran­çaise Le Seuil, 1987. Pour cer­taines cri­tiques des posi­tions qui y sont expri­mées, voir A. Pop­pi, L’intelligenza del prin­ci­pio, Edi­zio­ni Scien­ti­fiche Ita­liane, Naples, 1989, pp. 43–52.))  par ceux qui en réa­li­té la conti­nuent sur la voie cohé­rente des posi­tions nihi­listes. Celles-ci mettent en évi­dence sa fai­blesse intrin­sèque, son inca­pa­ci­té à fon­der le fon­de­ment (phi­lo­so­phie « moderne ») ou à le décou­vrir (pers­pec­tive spé­cu­la­tive « clas­sique »).
Augus­to Del Noce ne par­tage pas ces manières d’interpréter la moder­ni­té. La pre­mière lui appa­rais­sait dog­ma­tique — et l’historicisme, en véri­té, est carac­té­ri­sé par le dog­ma­tisme qui dérive de son option ori­gi­naire sans jus­ti­fi­ca­tion — sur­tout peut-être si l’on consi­dé­rait (et on consi­dère) le lien étroit cou­rant entre la théo­rie et la pra­tique, lien qui dans la pers­pec­tive du pro­gres­sisme conduit à iden­ti­fier la mora­li­té et le fait d’être en accord avec le mou­ve­ment de l’histoire ((. Cf. A. Del Noce, Il pro­ble­ma dell’ateismo, op. cit., p. LXIX.)) . La seconde inter­pré­ta­tion, en tant qu’élaborée en oppo­si­tion-subor­di­na­tion à la pre­mière, lui sem­blait « aca­dé­mique », enten­dant par là un recours rhé­to­rique aux valeurs ; une rhé­to­rique qui conduit à fuir les pro­blèmes concrets sur les­quels la phi­lo­so­phie doit pour­tant conti­nuel­le­ment se ris­quer.
Augus­to Del Noce, peut-être sti­mu­lé par les dif­fi­cul­tés spé­cu­la­tives lais­sées sans solu­tions par ses deux maîtres, d’orientations oppo­sées, Juval­ta et Maz­zan­ti­ni, fait donc appel à l’histoire pour cher­cher à échap­per à l’impasse où arri­ve­rait toute phi­lo­so­phie contrainte de faire appel, pour se fon­der en der­nière ins­tance, à l’évidence. Celle-ci, enten­due de manière pla­to­ni­cienne comme l’idée émer­geant de la splen­deur de l’être, pou­vait (et peut) se révé­ler méta­phy­si­que­ment — c’est ce qu’enseignait Maz­zan­ti­ni — dans l’expérience morale ((. Sur ce point, voir C. Ara­ta, « La lot­ta per l’evidenza », in AA.VV., La filo­so­fia di Car­lo Maz­zan­ti­ni, Stu­dium, Rome, 1985, pp. 62–63.)) . La pro­blé­ma­tique éthi­co-poli­tique repré­sente donc une voie pour affron­ter les ques­tions spé­cu­la­tives, notam­ment, et peut-être sur­tout, celles qu’entrevoit la phi­lo­so­phie moderne. Et c’est effec­ti­ve­ment la pro­blé­ma­ti­sa­tion de l’histoire de la phi­lo­so­phie moderne qui amène Del Noce à refu­ser l’attribution d’un juge­ment de valeur à l’idée de « moder­ni­té » : cette pro­blé­ma­ti­sa­tion l’autorise, en fait, à prou­ver le manque de base de la thèse selon laquelle serait en acte un pro­ces­sus irré­ver­sible de la pen­sée et de la civi­li­sa­tion pas­sant de la trans­cen­dance à l’immanence. Plus clai­re­ment, on pour­rait dire qu’en démon­trant son inca­pa­ci­té à com­prendre et expli­quer l’histoire selon les sché­mas imma­nen­tistes, on démontre éga­le­ment que la cer­ti­tude (laquelle est un acte de foi) sur laquelle se fonde la phi­lo­so­phie imma­nen­tiste est dénuée de preuve. Ain­si le ratio­na­lisme, loin d’obéir comme on le dit à une construc­tion indis­cu­table de la rai­son, se mani­feste comme une forme d’irrationalisme, comme un choix injus­ti­fié, contra­dic­toire et aux consé­quences désas­treuses. Il suf­fi­rait de pen­ser que l’association de l’idée de la révo­lu­tion et de celle de la moder­ni­té en tant que valeur a mené his­to­ri­que­ment non à la libé­ra­tion uni­ver­selle qui avait été pro­mise, mais au comble de l’oppression » ((. Cf. A. Del Noce, « Tra­mon­to o eclis­si dei valo­ri tra­di­zio­na­li ? », in U. Spirito‑A. Del Noce, op. cit., p. 211.)) .
Donc, « le pre­mier pas théo­ré­tique de la phi­lo­so­phie pré­sente », affirme Del Noce, « doit consis­ter dans la mise en dis­cus­sion de la vision cou­rante de l’histoire de la phi­lo­so­phie, celle selon laquelle, au moins depuis Des­cartes et ensuite, cette his­toire ne pour­rait être pen­sée que comme un pro­ces­sus vers l’immanence radi­cale » ((. Cf. A. Del Noce, « L’idea di moder­ni­tà », in AA.VV., Moder­ni­tà. Sto­ria e valore di un’idea, op. cit., Mor­cel­lia­na, Bres­cia, 1981, p. 31.)) .
Or l’histoire contem­po­raine pose aux adeptes de l’historicisme en tant que phi­lo­so­phie du divin imma­nent un pro­blème préa­lable : celui de l’athéisme. De quelle manière ? En ce que l’athéisme main­tient lui aus­si l’idée d’un pro­ces­sus uni­taire de la phi­lo­so­phie moderne dans le sens imma­nen­tiste, mais sub­sti­tue à la « conser­va­tion », carac­té­ris­tique par exemple de l’hégélianisme, la « néga­tion », carac­té­ris­tique notam­ment du mar­xisme. L’athéisme « serait en quelque sorte le résul­tat de la démy­thi­sa­tion, au-delà du com­pro­mis dans lequel consis­te­rait l’œuvre des phi­lo­sophes, de l’immanence du divin » ((. Ibid., p. 37.)) . Par consé­quent, pour Del Noce, l’histoire de la phi­lo­so­phie moderne prou­ve­rait que le prin­cipe d’immanence conclut « à deux formes de phi­lo­so­phie qui s’excluent mutuel­le­ment sans pos­si­bi­li­té de solu­tion : l’idéalisme imma­nen­tiste, en tant que phi­lo­so­phie du divin imma­nent, et le maté­ria­lisme dia­lec­tique, natu­rel­le­ment dans son inter­pré­ta­tion la plus cri­tique, comme expres­sion radi­cale de l’athéisme » ((. A. Del Noce, Rifor­ma cat­to­li­ca e filo­so­fia moder­na, op. cit., p. 685.)) . L’impossibilité d’un dépas­se­ment mutuel éli­mine la concep­tion de la phi­lo­so­phie moderne comme pro­ces­sus uni­taire et montre à l’inverse la pré­sence en son sein de deux direc­tions incom­pa­tibles, celle qui va de Des­cartes à Hegel, et donc à Nietzsche, et celle qui va de Des­cartes à Ros­mi­ni, ou, pour suivre un essai tar­dif de Del Noce ((. A. Del Noce, « La risco­per­ta del tomis­mo in Etienne Gil­son e il suo signi­fi­ca­to pre­sente », in AA.VV., Stu­di di filo­so­fia in onore di Gus­ta­vo Bon­ta­di­ni, vol. II, Vita e Pen­sie­ro, Milan, 1975, pp. 454–474.)) , à saint Tho­mas (selon sur­tout l’interprétation « his­to­rique  » qu’en donne Gil­son), comme phi­lo­so­phie non enga­gée dans l’échec de l’actualisme, terme ultime de la valeur idéa­liste du prin­cipe d’immanence ((. A. Del Noce, Gio­van­ni Gen­tile, op. cit., p. 106.)) .
A par­tir de l’ambi­guï­té car­té­sienne déri­ve­raient ain­si deux lignes de pen­sée, résul­tant d’interprétations diverses et pos­sibles de sa phi­lo­so­phie. Chez Des­cartes, en effet, coexistent aus­si bien l’expérience de la liber­té, qui consti­tue son motif reli­gieux, qu’un sépa­ra­tisme coïn­ci­dant avec le prin­cipe moderne de l’immanence ((. Cf. A. Del Noce, L’idea di moder­ni­tà, op. cit., p. 40.)) , et qui repré­sente la dimen­sion laïque de sa pen­sée.
Mais l’athéisme, comme on l’a mon­tré, est la conclu­sion théo­rique en même temps que la cri­tique de la thèse du carac­tère axio­lo­gique de la moder­ni­té. Il ne peut donc « conti­nuer », c’est-à-dire sur­mon­ter sans rup­ture les posi­tions de cette phi­lo­so­phie du divin imma­nent dont il veut être et de fait, est la conclu­sion. Il marque alors la fin de la concep­tion de l’histoire comme épi­pha­nie du divin. L’histoire moderne est donc sim­ple­ment, pour Del Noce, la période au cours de laquelle l’athéisme s’est mani­fes­té. Au concept axio­lo­gique de moder­ni­té, il sub­sti­tue donc une pro­blé­ma­tique. L’histoire contem­po­raine remet­trait ain­si à l’ordre du jour le pari pas­ca­lien entre un Dieu trans­cen­dant et l’athéisme.
De la sorte, c’est le pro­blème de la moder­ni­té qui conduit Del Noce à cher­cher la véri­té à tra­vers l’histoire ; une his­toire phi­lo­so­phique qui, comme nous avons cher­ché à l’illustrer ((. Cf. D. Cas­tel­la­no, « Intro­duc­tion à la phi­lo­so­phie d’Augusto Del Noce », in Catho­li­ca, n. 24, février 1991, pp. 26–40.)) , démontre l’irrationalité de l’option ratio­na­liste. C’est pour cela qu’on peut peut-être conclure en disant, de manière syn­thé­tique, qu’Augusto Del Noce est à l’athéisme contem­po­rain ce que Kier­ke­gaard fut à l’hégélianisme. Son his­to­rio­gra­phie spé­cu­la­tive rend donc non seule­ment pro­blé­ma­tique l’idée de moder­ni­té, mais prouve en der­nière ana­lyse l’impossibilité théo­rique de la sou­te­nir, sur la base même des réqui­sits de ceux qui s’étaient faits et conti­nuent d’être les défen­seurs de sa valeur.