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Le sol­dat, le patrio­tisme et la démo­cra­tie

De la guerre de Troie aux guerres du XXe siècle, la guerre n’a jamais ces­sé de han­ter l’Occident. Mais il y a tout lieu de pen­ser que le monde occi­den­tal, au sor­tir de deux guerres mon­diales, a ache­vé une muta­tion com­men­cée il y a trois ou quatre siècles. Le per­son­nage du guer­rier tra­di­tion­nel n’y a plus vrai­ment sa place, sans que pour autant l’Occident ait enfin renoué avec la paix à laquelle tout homme aspire plus ou moins consciem­ment.

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Pour autant qu’on puisse sché­ma­ti­ser les choses et men­tion­ner des dates lar­ge­ment sym­bo­liques, je dirais que, jusqu’à la Renais­sance, la guerre oppo­sait deux sortes d’hommes. D’un côté il y avait des Princes que leur désir de gloire et la pas­sion de domi­ner inci­taient à agran­dir leur domaine, sui­vis de tous ceux qu’ils par­ve­naient à convaincre de les suivre, du fan­tas­sin ou de l’arbalétrier jusqu’aux sei­gneurs avides de recueillir quelques miettes des conquêtes de leur Prince. De l’autre il y avait des hommes atta­chés au sol qui les fai­sait vivre, et fidèles à un Prince que, bon an mal an, ils jugeaient atta­ché à les pro­té­ger.
Qu’en son ori­gine la guerre fût l’effet d’un désordre dans l’âme de quelques hommes, c’est-à-dire en der­nière ana­lyse l’effet du péché, ren­dait entiè­re­ment légi­time que l’agressé se défen­dît contre l’agresseur. Il n’était pas inha­bi­tuel que prennent les armes pay­sans ou bour­geois, mais le soin de la guerre était le plus sou­vent confié à des hommes plus prêts que d’autres à ris­quer leur vie pour les autres. Qu’il y eût des sou­dards, des brutes outre­pas­sant leur rôle, ne fai­sait pas igno­rer qu’il y avait de la noblesse à être un homme d’armes, et le guer­rier fut pen­dant des siècles un homme en prin­cipe hono­rable et le plus sou­vent hono­ré.

Mais il n’y aurait jamais eu d’hommes à défendre leur pays s’ils ne l’avaient, à un degré ou à un autre, conçu comme une terre à laquelle ils se sen­taient liés par un lien plus sacré à leurs yeux que leur vie même. Ce pou­vait être parce qu’elle était celle de leurs ancêtres, le res­pect por­té à ceux à qui ils devaient le jour parais­sant la chose du monde la plus natu­relle. Ce pou­vait être la loyau­té à l’égard d’un sei­gneur ou d’une famille envers qui étaient natu­rel­le­ment nés des rap­ports de confiance. Ce pou­vait être encore le sen­ti­ment qu’une mys­té­rieuse pro­vi­dence assi­gnait à chaque homme le devoir de jouer son rôle à la place qui lui avait été allouée, même s’il n’en com­pre­nait pas tou­jours le sens ultime. Quels qu’ils fussent, ces mobiles se confon­daient tous en un seul : la convic­tion qu’aucune volon­té par­ti­cu­lière humaine ne pou­vait pré­tendre ordon­ner toutes choses à son gré, et que rien n’était plus natu­rel que de vou­loir se chan­ger soi-même plu­tôt que l’ordre du monde : ubi patria ibi bene.

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Une révo­lu­tion se pro­dui­sit, dont ce n’est pas le sujet ici de rap­por­ter les causes, mais qu’on peut résu­mer en quelques mots : au lieu que l’homme fût conçu comme une par­tie de l’univers, on se prit à pen­ser qu’il était appe­lé à en être le maître, et que s’il y avait un ordre dans l’univers, c’était que l’homme l’y met­tait. Ou pour par­ler plus rigou­reu­se­ment chaque homme : n’y ayant plus d’ordre natu­rel des choses, c’est-à-dire de normes trans­cen­dant l’esprit ou la volon­té des hommes, il ne pou­vait logi­que­ment demeu­rer comme prin­cipe ordon­na­teur de tout ordre pos­sible que l’idée que cha­cun se fai­sait de ce que la norme géné­rale devait être, c’est-à-dire la rai­son indi­vi­duelle qui, elle-même, en l’absence de toute norme objec­tive, ne pou­vait plus avoir d’autre prin­cipe que le bon plai­sir de l’individu.
De cette révo­lu­tion sor­tit l’idée qu’il n’y a de socié­té légi­time que celle à laquelle toutes les volon­tés indi­vi­duelles ont préa­la­ble­ment consen­ti, c’est-à-dire de socié­té légi­time que contrac­tuelle : le contrat est un accord libre­ment pas­sé entre deux liber­tés, qui ne se doivent rien l’une à l’autre, mais trouvent cha­cune un avan­tage per­son­nel à y sous­crire. Quel dévoue­ment peut donc sus­ci­ter une enti­té poli­tique dans laquelle cha­cun n’entre que pour son avan­tage ? Peut-il exis­ter un homme qui sacri­fie sa vie pour défendre une asso­cia­tion dont le seul but, et la seule jus­ti­fi­ca­tion à ses propres yeux, est de lui per­mettre de vivre mieux qu’il ne le fai­sait avant d’y entrer ? Est-il conce­vable de mou­rir pour s’assurer de vivre plus confor­ta­ble­ment ?
On dira – Rous­seau l’a dit – qu’il n’y a rien de plus nor­mal pour un homme que de défendre la socié­té dans laquelle il se trouve bien. Nor­mal peut-être, mais seule­ment pour autant que cette défense n’engage pas la vie même de l’individu. Mais rien de moins nor­mal s’il s’agit de la sacri­fier pour défendre les autres, au point que Rous­seau jugeait que la force seule pou­vait contraindre le récal­ci­trant : « Afin que le pacte ne soit pas un vain for­mu­laire, il ren­ferme taci­te­ment cet enga­ge­ment, qui seul peut don­ner de la force aux autres, que qui­conque refu­se­ra d’obéir à la volon­té géné­rale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signi­fie autre chose sinon qu’on le for­ce­ra à être libre ». Rien de plus logique que cet usage de la contrainte par corps : si nul n’entre en socié­té que pour son avan­tage, on voit mal qu’il soit à son avan­tage de se faire tuer pour cette socié­té.
Il s’agit sans doute d’une obli­ga­tion morale, mais quelle mora­li­té peut pré­va­loir sur l’intérêt per­son­nel, si celui-ci est consi­dé­ré comme le seul fon­de­ment du pacte social ? En d’autres termes, la déso­béis­sance civile, l’absence de dévoue­ment, l’absence de patrio­tisme sont ins­crites dans la nature même de la socié­té contrac­tuelle, et nul ne le dit mieux que l’apôtre de la démo­cra­tie : « Son exis­tence abso­lue et natu­rel­le­ment indé­pen­dante fait que tout homme envi­sage ce qu’il doit à la cause com­mune comme une contri­bu­tion gra­tuite dont la perte sera moins nui­sible aux autres que le paie­ment n’en est oné­reux pour lui […] Que cha­cun voie dans le bien de tous le plus grand bien qu’il peut espé­rer pour lui-même demande un concours de sagesse dans tant de têtes et un concours de rap­port dans tant d’intérêts qu’il n’y a que la force qui puisse y sup­pléer ».
Résu­mons tout cela d’un mot : il ne peut plus y avoir de patrio­tisme là où la patrie n’est que l’endroit où je suis bien, ni de guerre non plus, même défen­sive, car toute guerre est impos­sible en l’absence de com­bat­tants. […]