Revue de réflexion politique et religieuse.

Le chris­tia­nisme, l’art et la laï­ci­té. De quelques exi­gences de méthode

Article publié le 21 Fév 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Jean-Louis Harouel est un auteur pro­li­fique d’ouvrages de droit, d’économie et d’histoire. Ses deux der­niers livres : La grande fal­si­fi­ca­tion et Le vrai génie du chris­tia­nisme sont un ren­fort appré­ciable dans le com­bat que nous sommes quelques-uns à mener en faveur de la civi­li­sa­tion. Celle-ci, nous le savons tous, se repro­duit dans des groupes humains ayant leur iden­ti­té propre, l’art en est la com­po­sante prin­ci­pale et la reli­gion en consti­tue le res­sort. Parce que notre socié­té détruit ces condi­tions de pos­si­bi­li­té de ce qui est grand et digne de l’homme, nous mar­chons vers la bar­ba­rie. Tels sont les enjeux de la lutte idéo­lo­gique (por­tant sur des valeurs) à laquelle Harouel apporte une contri­bu­tion notable ((. La grande fal­si­fi­ca­tion. L’art contem­po­rain, Jean-Cyrille Gode­froy, 2009 ; Le vrai génie du chris­tia­nisme. Laï­ci­té, Liber­té, Déve­lop­pe­ment, Jean-Cyrille Gode­froy, 2012.)) .

Pein­ture et pho­to­gra­phie

Le prin­ci­pal mérite du pre­mier de ces ouvrages, outre la richesse de sa docu­men­ta­tion, réside dans l’engagement réso­lu de l’auteur en défense de l’art. Cela confère à son regard une sin­gu­lière acui­té dont manquent ceux qui sont d’autant moins objec­tifs qu’ils se veulent impar­tiaux. Ces der­niers ne se posent pas la ques­tion « qu’est-ce que l’art » ou même pensent qu’elle n’est pas sus­cep­tible de rece­voir une réponse. L’interrogation esthé­tique ayant été for­close, il ne reste que le point de vue posi­ti­viste du socio­logue qui, en l’occurrence, manque son objet en déniant sa dimen­sion axio­lo­gique. Si vous défi­nis­sez l’art comme étant ce qui encombre les musées ad hoc, com­ment dis­tin­gue­rez-vous à notre époque entre art et n’importe quoi ? Harouel ne souffre pas de ce genre de céci­té. Il voit clai­re­ment la dif­fé­rence et dès son intro­duc­tion attaque bille en tête en décla­rant que le pré­ten­du « art contem­po­rain » est « de l’anti-art, du non-art, du canu­lar », « une impos­ture, une farce, une mys­ti­fi­ca­tion », « tout sauf de l’art » (p. 7). Voi­là qui n’est pas mâcher ses mots. Cepen­dant, tout en me féli­ci­tant d’une telle prise de par­ti, je ne sau­rais m’en satis­faire. Il est de mon devoir de ne pas m’en tenir à cet accord de prin­cipe mais de dis­cu­ter celles des thèses d’Harouel qui pour­raient don­ner invo­lon­tai­re­ment des muni­tions à nos adver­saires.
La prin­ci­pale concerne l’explication du glis­se­ment étrange et sur­pre­nant qui a conduit le non-art à occu­per la place de l’art. Selon Harouel, la « reli­gion sécu­lière » de l’art ins­tau­rée par le roman­tisme aurait pri­vi­lé­gié l’inspiration au détri­ment du tra­vail et doté les artistes de pou­voirs exor­bi­tants. Il en résul­ta un état d’esprit lourd de menaces qui se concré­ti­sèrent avec l’invention de la pho­to­gra­phie. Pour échap­per à sa concur­rence, les peintres auraient aban­don­né leur fonc­tion qui était la « repré­sen­ta­tion recon­nais­sable par tous » (p. 11).
Mes désac­cords portent sur trois points. Je pense que le déclin de l’art est lié à l’évolution de la socié­té dans son ensemble et pas seule­ment à l’histoire de la pein­ture. La sacra­li­sa­tion de l’art et de l’artiste à l’époque roman­tique n’y est pas pour grand-chose et la pho­to­gra­phie encore moins. Ce sont les moder­nistes qui ont invo­qué cette der­nière pour légi­ti­mer l’abstraction pic­tu­rale. Or si l’invention d’un moyen méca­nique de repro­duc­tion du visible suf­fi­sait pour péri­mer l’art alors la sculp­ture aurait dis­pa­ru dès l’antiquité quand fut décou­vert le pro­cé­dé du mou­lage. Au dix-neu­vième siècle aucun peintre n’a per­du de clients au pro­fit des pho­to­graphes à l’exception pos­sible de quelques minia­tu­ristes médiocres. Si la pho­to­gra­phie pou­vait riva­li­ser vic­to­rieu­se­ment avec la pein­ture, il fau­drait décro­cher Le radeau de la Méduse de Géri­cault pour le rem­pla­cer par un cli­ché mon­trant des boat people et sub­sti­tuer à L’entrée des croi­sés à Constan­ti­nople de Dela­croix un docu­ment de presse illus­trant l’entrée des Amé­ri­cains à Bag­dad !
A en croire Harouel, vers 1850, la pho­to­gra­phie com­mence à être pour la pein­ture « un dan­ge­reux rival », ce qui aurait été « fatal à beau­coup de peintres ». Les­quels ? Des noms s’il vous plaît ! En dépit de l’absence de tout élé­ment de preuve, Harouel insiste et pré­tend qu’à par­tir de cette date, « la pein­ture de por­traits devient une pro­fes­sion sinis­trée ». Rien n’est plus faux. Encore au début du ving­tième siècle, John Sin­ger Sargent, Gio­van­ni Bol­di­ni, Jacques-Emile Blanche, Sir Phi­lip Làsz­lo auront un immense suc­cès à l’échelle inter­na­tio­nale. Sur ce point, Harouel devrait consul­ter un livre comme celui de Patrick Cha­leys­sin inti­tu­lé La pein­ture mon­daine de 1870 à 1960 ain­si que les mono­gra­phies consa­crées aux peintres que je cite. Jusque dans les années soixante-dix, Pie­tro Anni­go­ni, et Karel Willinck obtien­dront des com­mandes de la part des plus hauts per­son­nages de la socié­té y com­pris de têtes cou­ron­nées. Ces artistes étaient des stars que l’homme de la rue connais­sait. Ils n’ont pas eu de suc­ces­seurs, à l’exception de Lucian Freud, parce que la pein­ture a été ostra­ci­sée, exclue de toute visi­bi­li­té média­tique et muséale. On voit qu’Harouel inverse le rap­port de cause à effet. Les classes diri­geantes ont d’abord ban­ni la pein­ture et c’est pour cette rai­son que la pho­to­gra­phie l’a rem­pla­cée dans le domaine du por­trait. Quant à la pein­ture d’histoire, elle avait com­men­cé à décli­ner dès le milieu du dix-neu­vième siècle (voire avant) sans que la pho­to­gra­phie y fût, ou pût y être, pour quoi que ce soit.
Harouel donne de la pein­ture une défi­ni­tion réduc­trice. Pour lui, elle ser­vait à « repro­duire exac­te­ment […] les lieux, les êtres et les choses » (p. 15). La créa­tion de ces images aurait été le mono­pole des artistes. Or la pho­to­gra­phie les aurait dépouillés de cette « rente de situa­tion » (p. 16). En disant cela, notre ami donne invo­lon­tai­re­ment des argu­ments à ceux qui haïssent la pein­ture car si sa fonc­tion avait été de redou­bler des appa­rences qu’il nous est loi­sible de contem­pler sans son aide, cet art aurait été super­flu dès l’origine. En fait, Harouel mécon­naît ce qu’est le tra­vail artis­tique et il n’a pas cher­ché à s’instruire auprès de ceux qui savent. Loin de se conten­ter de trans­crire fidè­le­ment le visible, le peintre, même quand il repré­sente une vedu­ta, trans­fi­gure ce qu’il voit. Quand il des­sine un nu, cette figure est construite. C’est pour­quoi il donne du monde une figu­ra­tion tou­jours ima­gi­naire. Ce qu’il cherche, ce n’est pas l’exactitude mais la res­sem­blance expres­sive et poé­tique. Bau­de­laire avait res­sen­ti avant tout le monde les signes avant-cou­reurs du déclin de l’art quand il accu­sait le réa­lisme de Cour­bet (et déjà d’Ingres !) d’immoler l’imagination.
Dans mon livre Pour l’Art. Eclipse et renou­veau, j’écrivais ceci à la page 43 : « Ce n’est pas, comme on a pris l’habitude de le dire, la pho­to­gra­phie qui a sup­plan­té la pein­ture figu­ra­tive en se char­geant de la repro­duc­tion du visible, c’est la domi­na­tion du natu­ra­lisme qui a convain­cu cer­tains esprits que la mimé­sis était super­flue puisqu’elle fai­sait double emploi avec cet art méca­nique. Ce n’est pas la pho­to­gra­phie qui a concur­ren­cé la pein­ture, c’est la pein­ture natu­ra­liste qui en concur­ren­çant la pho­to­gra­phie a contri­bué à s’éliminer elle-même ». Oscar Wilde a bien vu le dan­ger quand il adres­sait son éloge sar­cas­tique (et sans doute injuste) au peintre du Der­by Day, William Frith, qui « a tant fait pour éle­ver la pein­ture à la digni­té de la pho­to­gra­phie ».
Harouel parle de la pein­ture en négli­geant l’invention et la mimé­sis. Il ignore super­be­ment la pre­mière, que les connais­seurs admirent par­ti­cu­liè­re­ment dans les des­sins des maîtres du baroque et il réduit la seconde à l’exactitude pho­to­gra­phique, ce qui rend sa « théo­rie » tau­to­lo­gique. Dans une nature morte, par exemple, le peintre pro­duit un effet de réel et un sen­ti­ment de pré­sence sai­sis­sant qu’aucune pho­to­gra­phie ne peut nous pro­cu­rer et ce, moins en res­pec­tant l’exactitude qu’en s’en écar­tant à bon escient. Quand il plante son che­va­let devant un pay­sage, ce n’est pas pour le copier mais pour s’en ins­pi­rer. Il fait, en un sens, ce qu’il voit, mais sur­tout ce que son esthé­tique lui com­mande. Ain­si s’explique que ses œuvres soient tel­le­ment dif­fé­rentes de celles de ses confrères. Les motifs qu’il pré­lè­ve­ra dans la nature seront modi­fiés à des fins expres­sives, sim­pli­fiés, exa­gé­rés, contras­tés entre eux au moyen notam­ment du contrap­pos­to, équi­valent pic­tu­ral de l’antithèse. Il se sou­cie­ra comme d’une guigne des cou­leurs qui sont devant lui et amor­ti­ra volon­tiers les verts enva­his­sants ou trop intenses et en y mélan­geant des tons neutres, gris et bruns. S’il a besoin d’une note de rouge pour équi­li­brer une tona­li­té trop froide, il en trou­ve­ra faci­le­ment le pré­texte dans le bon­net ou le gilet d’un pêcheur ima­gi­né à cette fin par un Corot ou la bouée cou­verte de minium ajou­tée par Tur­ner à une marine le jour même du ver­nis­sage. L’artiste ambi­tieux com­bi­nant plu­sieurs figures pren­dra des liber­tés encore plus grandes dans les limites de la vrai­sem­blance, autre nom de la res­sem­blance. En fait, sa réus­site sera mesu­rée à la somme des modi­fi­ca­tions et des sub­tils coups de pouce qui auront fait de l’ensemble une œuvre signi­fiante et en même temps esthé­ti­que­ment satis­fai­sante. Cette liber­té créa­tive – impos­sible en pho­to­gra­phie – est le fruit de la vir­tuo­si­té à laquelle le talent par­vient au prix d’un tra­vail achar­né.
Je viens de faire allu­sion au « tra­vail achar­né » sans lequel aucun talent ne peut por­ter ses fruits. Des recherches psy­cho­lo­giques récentes menées notam­ment par Ben­ja­min Bloom et K. Anders Erics­son l’ont confir­mé. On trouve une syn­thèse de leurs conclu­sions dans The Talent Code de Daniel Coyle. L’opinion contraire a long­temps pré­va­lu dans le sillage des concep­tions roman­tiques selon les­quelles la créa­ti­vi­té serait un don du génie, une étin­celle divine qui don­ne­rait aux élus accès à des véri­tés trans­cen­dantes. L’œuvre serait pro­duite par l’inspiration. Un esprit souf­fle­rait ses vers au poète. Edgar Allan Poe s’est ins­crit en faux contre ce genre d’idées en expli­quant les démarches stric­te­ment logiques qui l’avaient gui­dé dans la com­po­si­tion de son poème The Raven. Degas aus­si a été très clair sur ce point. « Ce que je fais, disait-il, est le résul­tat de la réflexion et de l’étude des grands maîtres ; de l’inspiration, de la spon­ta­néi­té, du tem­pé­ra­ment je ne sais rien ». Pour Alain, l’artiste devait être « arti­san d’abord ! ». Les moder­nistes vou­laient oublier tout cela et n’avaient que mépris pour le « métier ».
Quant à « l’art contem­po­rain », c’est-à-dire, pour l’appeler de son vrai nom, le non-art, il n’exige aucun savoir-faire. Harouel y voit le triomphe de la sacra­li­sa­tion roman­tique de l’art et se plaint de la toute-puis­sance accor­dée à l’artiste, qui lui per­met d’imposer le n’importe quoi comme art. Rien n’est plus faux. Le soi-disant artiste n’en est pas un. Or l’autoproclamation ne suf­fit pas. Se pose alors la ques­tion : qui l’a fait artiste ? La réponse est un ou plu­sieurs richis­simes méga-col­lec­tion­neurs-spé­cu­la­teurs au centre de réseaux ins­ti­tu­tion­nels : gale­ries, foires inter­na­tio­nales, conser­va­teurs de musées, plu­mi­tifs divers. Ce sont eux les vrais créa­teurs du non-art contem­po­rain. Puisque n’importe quoi peut appar­te­nir à cette classe d’objets, sa valeur est déci­dée par celui qui l’achète. Des jour­na­listes d’investigation amé­ri­cains ont ain­si mon­tré que Bas­quiat, par exemple, avait été lit­té­ra­le­ment fabri­qué par un tel réseau.
Si main­te­nant on veut remon­ter au pas­sé pour com­prendre le pro­ces­sus qui a conduit à la situa­tion actuelle, il faut cher­cher du côté d’une logique dont Harouel ne dit mot : celle de la sur­en­chère dans la sous­trac­tion puri­fi­ca­trice. Les tenants de l’abstraction ne se mépre­naient pas seule­ment sur l’essence de la pein­ture dont une mimé­sis spé­ci­fique est insé­pa­rable, ils invo­quaient aus­si le mou­ve­ment de l’histoire anti­ci­pé par l’avant-garde. L’art avan­ce­rait en se dépouillant de ce qui pré­ten­du­ment ne lui était pas propre et en se libé­rant ain­si de toutes les contraintes de sa pra­tique tra­di­tion­nelle. Il pro­gres­se­rait par des trans­gres­sions suc­ces­sives dont cha­cune était saluée comme une inno­va­tion géniale. Le cri­tère étant la nou­veau­té, chaque artiste sou­cieux d’attirer l’attention se devait de rendre péri­mé l’art de la veille par une nou­velle rup­ture ico­no­claste, autre­ment dit une nou­velle sous­trac­tion à ce qui consti­tuait l’art. Sur quoi son voi­sin pro­cla­mait haut et fort que lui allait encore plus loin et en don­nait incon­ti­nent la preuve par une ini­tia­tive soit extra­va­gante, soit sur­pre­nante à force d’être bête, ce qui la fai­sait paraître intel­li­gente. Ces sur­en­chères ne pou­vaient abou­tir qu’au non-art puisqu’il n’y avait rien de plus nou­veau et de plus éloi­gné de l’art selon l’usage cou­rant du mot.
Nous pou­vons et devons déduire de cet usage une défi­ni­tion de l’art en géné­ral et de la pein­ture en par­ti­cu­lier qui nous évi­te­ra de nous en faire une idée réduc­trice, comme Harouel, et de tom­ber dans toutes sortes d’autres confu­sions. Voi­ci celle que j’ai pro­po­sée dans mon livre Pour l’art. Eclipse et renou­veau : « Une œuvre d’art est le pro­duit d’une acti­vi­té créa­trice de formes signi­fiantes et pré­gnantes, sources de plai­sir esthé­tique » (pp. 180–181). Le mot « plai­sir » signi­fie sim­ple­ment que ces œuvres sont recher­chées pour elles-mêmes. La pein­ture est tout d’abord un art au sens qu’on vient de voir. Comme tout art elle crée un monde ima­gi­naire auquel en un sens on puisse croire. Sa spé­ci­fi­ci­té consiste à s’adresser à la vue au moyen d’un lan­gage dont les élé­ments sont emprun­tés au visible. Elle se dis­tingue de la sculp­ture en dis­po­sant ses formes sur une sur­face sans guère d’épaisseur. Quand elle a pris plei­ne­ment son essor, elle s’en dis­tingue aus­si en ne se limi­tant pas pour l’essentiel aux figures d’êtres vivants et en créant deux sortes d’illusions : celle de la lumière et celle de l’espace tri­di­men­sion­nel. Pré­ci­sons que la mimé­sis est néces­saire à la pein­ture pour consti­tuer son lan­gage propre, mais pas la mimé­sis illu­sion­niste. Celle-ci est, certes, par elle-même source de plai­sir esthé­tique, mais en géné­ral la grande pein­ture (notam­ment d’histoire) nous offre plus que le plai­sir ayant cette ori­gine ce qui signi­fie qu’on peut se satis­faire dans ce cas d’une figu­ra­tion moins inten­sé­ment réa­liste.

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