[cet article a été publié dans catholica, n. 62, p. 69–76]
Comme nous l’avions indiqué dans le précédent numéro, le Centro Studi Augusto Del Noce a organisé à Savigliano, les 26 et 27 septembre 1998, sa troisième rencontre de jeunes chercheurs s’intéressant à l’interprétation « transpolitique » de l’histoire, autour du thème : « La valeur paradigmatique du XXe siècle italien ». Nous y reviendrons une fois que les actes en seront parus.
Massimo Tringali, qui a participé à l’animation de ces journées aux côtés de Bernardino Casadei, a déjà publié un ouvrage introductif sur la méthode historique du philosophe italien (Augusto Del Noce interprete del novecento, Le Château Edizioni, Aoste, 1997). Il nous a fait parvenir le texte suivant, qui présente, en guise de conclusion au trentième anniversaire du basculement culturel de l’année 1968, les principales thèses d’Augusto Del Noce sur cette période, telles qu’elles se dégagent de son livre L’epoca della secolarizzazione (Giuffrè, Milan, 1970). Cette oeuvre, comme beaucoup d’autres du philosophe italien, réunit une série d’essais dont certains ont été rédigés à chaud, pendant le deuxième semestre de 1968 : « Contestation et valeurs » et « Notes pour une philosophie des jeunes ». Elle aborde, également comme à l’accoutumée chez son auteur, l’examen critique de nombreuses formes de pensée, et tout spécialement certaines des illusions nourries par le nouveau progressisme chrétien qui se dessinait déjà, caractérisé par la recherche d’une intégration au processus de la modernisation dans sa forme la plus avancée, celle-là même qui gagne aujourd’hui sous couvert de mondialisation du marché et de triomphe, apparemment décisif, de la civilisation technique.
La crise des valeurs qui caractérise l’époque contemporaine comme aucune autre dans l’histoire, sur les plans politique, social et religieux, et qui caractérise également l’actuelle société du bien-être, se trouve au centre des essais constituant L’epoca della secolarizzazione. Ces essais, rédigés autour des années soixante, prennent place dans le cadre de l’analyse critique de la philosophie moderne et contemporaine donnée par Augusto Del Noce, une critique historico-philosophique qui a anticipé et rejoint la relecture historiographique à laquelle ont contribué Nolte, De Felice et Furet, et qui représente réellement un fait unique. A l’encontre de la vulgate dominante, Augusto Del Noce considère que le mal de notre époque n’est pas seulement réductible, de manière simpliste, aux différents fascismes ou autoritarismes, mais qu’il est dans le sécularisme comme tel qui est à la base aussi bien du nazisme que du fascisme, tout autant que du communisme et de la société de consommation, ou technologique, au sein de laquelle se manifeste une forme nouvelle et par certains côtés plus dangereuse de totalitarisme.
En premier lieu on cherchera à démontrer la dépendance de la société technologique à l’égard du marxisme, et sa nature ; puis à mettre en lumière l’attitude, face à la société du bien-être, adoptée par le modernisme et la théologie de la sécularisation, avant de voir comment Del Noce envisage de reproposer la pensée métaphysique et les valeurs traditionnelles.
La société technologique et le marxisme
L’originalité de la pensée de Del Noce réside dans un étroit parallèle entre l’histoire et la philosophie. L’une de ses formules les plus souvent reprises est pour affirmer que l’histoire du XXe siècle est une histoire philosophique comme l’histoire médiévale était une histoire théologique. Ce jugement suit l’interprétation du marxisme qui voit en lui le sujet de l’histoire contemporaine, cette dernière étant caractérisée par l’idée de révolution, le marxisme étant de son côté considéré comme le retournement de l’hégélianisme dans le sens d’une philosophie qui se fait monde en vue de réaliser une totalité nouvelle, un nouvel ordre de l’être. De ce point de vue il est nécessaire de le considérer au moment de sa réussite, en d’autres termes dans son entrée dans l’histoire, sous l’effet de l’action révolutionnaire de Lénine et de Staline, mais aussi au moment de son échec, ou plus exactement de la décomposition qu’il ne manque pas de subir.
Pour cela importent aussi bien le matérialisme historique, c’est-à-dire l’affirmation de la relativité historique des idées, et le matérialisme dialectique, autrement dit l’absolutisation de l’histoire, le moment utopique du marxisme qui fait de lui une religion séculière. Mais il est évident qu’il se présente ici une contradiction insurmontable. Pour Del Noce, on ne peut pas se contenter de réduire le marxisme à une simple idéologie (comme l’avait fait Benedetto Croce), ni de le considérer comme susceptible de réforme ou de dépassement (inveramento). Del Noce souligne souvent « que cette contradiction ne mène pas à un dépassement mais à une décomposition, et que celle-ci ne le fait pas se concilier avec le laïcisme libéral ou avec la pensée religieuse, mais le conduit à une forme d’athéisme pire et plus radicale encore que celle de ses origines, en même temps qu’à la réalisation d’un régime oppressif, même si les institutions démocratiques peuvent éventuellement demeurer en place » ((. Augusto Del Noce, L’epoca della secolarizzazione, op. cit., p. 57.)) . Nous trouvons déjà dans ces lignes une définition possible de la société technologique, société qui s’est développée en Occident par opposition au communisme dès les lendemains de la guerre. Cette société fait du bien-être (entendu comme satisfaction des instincts de l’homme) une fin absolue et se caractérise par le totalitarisme de l’activité technique qui absorbe entièrement l’activité de chaque individu. La comparant au marxisme, Del Noce la définit comme « une société qui accepte toutes les négations du marxisme quant à la pensée contemplative, la religion et la métaphysique, qui accepte par conséquent la réduction marxiste des idées au rang d’instruments de production, mais qui, d’autre part, rejette les aspects messianico-révolutionnaires du marxisme, c’est-à-dire ce qui reste encore de traces religieuses dans l’idée révolutionnaire. Sous cet angle, il représente vraiment l’esprit bourgeois à l’état pur, l’esprit bourgeois qui a triomphé de ses deux adversaires traditionnels, la religion transcendante et la pensée révolutionnaire. […] Par une singulière hétérogenèse des fins, le marxisme a conduit l’esprit bourgeois à se manifester à l’état pur, mais une fois que cela a été le cas, il s’est avéré inapte à le combattre. La société technologique signe l’abdication du marxisme en faveur des inventeurs de l’organisation rationnelle de la société industrielle, Saint-Simon et Comte, ne considérant toutefois chez Saint-Simon et Comte que l’aspect par lequel ils sont représentatifs de l’esprit polytechnique, dûment séparé de celui de la religion bizarre à laquelle ils voulaient le lier » ((. Ibid., pp. 14–15.)) . En ce sens, la société technologique est un marxisme séparé de tout résidu de pensée contemplative, de toute espèce de lien, même ténu, avec la transcendance. C’est donc un pur relativisme et une disparition totale de toute valeur permanente. La philosophie se réduit à une pure sophistique, à quelque chose de superflu, parce que l’unique réalité considérée comme certaine est celle qui tombe sous la domination de la science. En effet, si la raison ne participe d’aucun principe absolu qui puisse la dépasser, d’aucun Logos, il est évident qu’elle ne peut avoir qu’un caractère instrumental : de là la singulière union entre le perfectionnement maximum des moyens et le maximum de confusion sur les fins, à partir du moment où les idées et les valeurs ne sont que contingentes et relatives à une situation historique donnée. De là le pantechnicisme et la domination absolue de la science. Mais quel est le milieu et en même temps la limite du savoir scientifique (dont Del Noce ne condamne certes pas le progrès, et dont il attend même une certaine amélioration de la condition humaine) ? C’est la nature dans son aspect matériel, ce qui veut dire, pour ce qui est de l’être humain, dans sa dimension biologique, au sens le plus large du terme. La conséquence inévitable en est la disparition de toute différence qualitative entre l’homme et l’animal, ce qu’a bien souligné Max Scheler. D’où l’utopie de la société technologique : poursuivre le plus possible la satisfaction des besoins sensibles de l’homme. C’est en ce sens que la société technologique est par essence irréligieuse, et ce n’est donc pas par hasard que Del Noce parle ici d’irréligion naturelle, puisqu’elle se pose avant tout en termes d’absolue indifférence vis-à-vis du problème religieux. Nous pourrions rappeler une formule du P. Cornelio Fabro, et dire que nous vivons dans un contexte culturel et social dans lequel « même s’il existe, Dieu n’entre pas », ce qui équivaut à dire qu’il n’est qu’une abstraction en comparaison des problèmes de la vie. Jean Daniélou a eu ici une approche de la société technologique qui rejoignait celle de Del Noce. Il affirmait que cette civilisation était terriblement destructrice du point de vue religieux et poserait à l’Eglise des problèmes dramatiques, ne serait-ce qu’en raison de sa puissance, puisque les hommes contemporains sont toujours plus débordés par la civilisation collectiviste où ils vivent. De ce fait ils ont de moins en moins le loisir de vivre leur vie intérieure ; les préoccupations matérielles et les soucis quotidiens s’y ajoutant, leur capacité d’attention est captée en totalité. Jean Daniélou mettait en évidence le fait que le danger ne venait pas tant d’un athéisme militant sur le terrain intellectuel que d’un athéisme rampant, fruit de l’indifférence, d’une sorte de torpeur spirituelle susceptible d’envahir peu à peu l’humanité entière. La disparition de l’intériorité spirituelle deviendrait alors le plus grand problème de la fin du siècle ((. Cf. Jean Daniélou, Il dialogo fra cristianesimo e mondo contemporaneo, Borla, Turin, 1968, pp. 28–30.)) .
Il faut cependant souligner que pour Del Noce ce n’est pas le développement technologique, l’hybris de la science, qui a mené à la crise des valeurs traditionnelles et de la pensée métaphysique, et qui a donc conduit à concevoir l’homme comme mens momentanea, comme être de pure transition, une fois rejetée l’idée platonico-augustinienne de participation et par voie de conséquence la notion de personne comme image de Dieu. C’est bien plutôt la thèse opposée qui est vraie, qui constate l’échec du sécularisme et de l’athéisme du XVIIIe siècle, une faillite que rend bien la thèse de l’hétérogenèse des fins : la prétention de l’« homme adulte » à réaliser une humanité nouvelle s’est retournée dans son exact opposé, l’affirmation du nihilisme et de l’égoïsme bourgeois, la victoire de Stirner sur Marx.
Théologie de la sécularisation et société technologique
Le caractère irréligieux de l’époque contemporaine est vérifié par les théologiens de la sécularisation et de la mort de Dieu, surtout au moment où ils affirment la réduction totale du sacré au profane, exprimant ainsi l’essence même de la société technologique. Ce qui les caractérise, c’est leur adaptation au progressisme laïque. Et dans cette direction « l’évangile de la sécularisation radicale a partout trouvé immédiatement de nombreux apôtres, y compris parmi les théologiens catholiques, surtout les adeptes de l’évolutionnisme christocentrique de Teilhard de Chardin et de l’anthropocentrisme théologique de Karl Rahner » ((. Battista Mondin, La secolarizzazione : morte di Dio ?, Borla, Turin, 1969, p. 38.)) . Del Noce retient comme l’un des caractères propres de l’époque contemporaine le fait de prendre les termes progressistes et traditionalistes dans leur sens substantif. Or être un progressiste signifie s’aligner sur, et accepter la logique et les valeurs de l’évolutionnisme et du scientisme, et en conséquence rejeter absolument la métaphysique et les valeurs traditionnelles. Dans ce contexte, beaucoup de théologiens catholiques ont cru que la seule façon de présenter le christianisme à la modernité était de l’aligner sur le progressisme, sur le monde nouveau, sur le « mythe de l’humanité devenue adulte ». Mais pour Del Noce, « on ne peut pas chercher à christianiser l’époque de la sécularisation en laissant de côté ses motivations progressistes : du point de vue de la pensée religieuse, une telle époque ne peut être critiquée que dans sa totalité » ((. Augusto Del Noce, L’epoca…, op. cit., p. 7.)) . En effet, la théologie de la sécularisation et le modernisme catholique ne sont rien d’autre que des aspects différents de l’unique phénomène plus général qu’est le progressisme, cette âme de la civilisation théologique qui se « caractérise par un athéisme de forme areligieuse, se différenciant en cela du marxisme qui est un athéisme sous forme de religion séculière, et qui, alors qu’il prétend aller plus loin que le marxisme ne fait qu’en manifester la décomposition, de toute manière inévitable » ((. Ibid., p. 63.)) . Il n’est pas hasardeux de voir dans le modernisme, la théologie de la mort de Dieu et la théologie de la sécularisation comme les diverses facettes de la crise du marxisme, et plus précisément du marxisme en tant qu’idéologie vidée de l’idée de révolution totale. Mais il s’agit aussi d’y voir un christianisme qui veut la suppression complète du sacré et donc qui ne reconnaît plus la divinité du Christ. En somme, on y note la rencontre entre l’idéologie marxiste et une sorte de nouvel arianisme, d’affirmation de la seule humanité du Christ. Tout cela, selon Del Noce, a fini par produire un humanitarisme, une pure philanthropie qui ne sont que le visage caché de l’égoïsme. « Que reste-t-il donc, sinon la pure affirmation de soi dans le sens le plus étroitement égoïste et individualiste ? Naturellement, on ne le dit pas comme cela : jamais l’altruisme n’a été aussi répandu qu’aujourd’hui, jamais on n’a autant dit que le plus grand des commandements de l’Evangile, l’amour de Dieu, se réalise dans le second, l’amour du prochain ; et il faut ajouter qu’on n’aime pas les autres parce qu’on reconnaît en eux l’image de Dieu, mais au contraire qu’on les voit comme fils de Dieu parce qu’on les aime. Il suffit ici de se reporter à l’expérience la plus commune du monde d’aujourd’hui pour y trouver la confirmation de ce qu’avait déjà écrit le philosophe qui mesura exactement le sens de la mort de Dieu, Nietzsche : à l’amour du prochain se substitue l’amour du lointain, et l’amour du lointain sert à justifier toute forme d’instrumentalisation du prochain. A la mort de Dieu succède la volonté de puissance que n’effacent ni l’altruisme, ni l’humanitarisme ni la philanthropie » ((. Ibid., pp. 63–64.)) . Cette lecture de la crise des valeurs par Del Noce est suggestive, parce que, aussi bien du point de vue laïque ou laïciste que du point de vue chrétien (ou mieux, d’un certain christianisme qui se caractérise par l’acceptation sans réserve d’une idée de modernité constitutivement tournée vers l’immanence), elle aboutit à un même égoïsme nihiliste dans la manière de se définir face au défi lancé par la société technologique. Et dans le même temps, Del Noce identifie dans la décomposition du marxisme le trait le plus caractéristique de la culture contemporaine.
Retour à la tradition
Pour Del Noce, si d’un point de vue quantitatif l’expansion de l’athéisme et de l’irréligion n’a jamais aussi puissamment influencé la mentalité commune, du point de vue de la raison c’est au contraire la pensée progressiste et néo-illuministe qui se trouve en crise, et non pas la pensée chrétienne traditionnelle. L’histoire a donné raison aux thèses traditionnelles de la pensée chrétienne : Del Noce parvient à cette conclusion en montrant l’autoréfutation à laquelle ont abouti les idées sécularistes et laïcistes. Dans un entretien accordé en 1984, il avait déclaré : « Né catholique, il m’aurait fallu avoir des raisons pour sortir du catholicisme ; mais les raisons qui m’ont été avancées de plusieurs côtés ne m’ont jamais convaincu ». L’oeuvre de Del Noce, caractérisée par une profonde honnêteté intellectuelle, a eu en quelque manière une signification apologétique, parce qu’elle a montré qu’il n’existe pas de raisons sérieuses pour abandonner le catholicisme : de là vient son caractère unique (ce fait unique évoqué en commençant).
Loin d’être réactionnaire et de venir reproposer un modèle de société relevant du passé, Del Noce, s’il critique la société technologique, cherche surtout à démontrer la validité et la fécondité des valeurs traditionnelles. Il se réfère à la morale de Rosmini quand il affirme : « Aime l’être partout où tu le connais, dans quelque ordre dans lequel il se présente à ton intelligence ». Il rétablit ainsi le juste sens de la technologie et de la science dans la pensée traditionnelle, en gardant les éléments positifs présents dans le monde moderne, et même la société technologique à condition qu’elle soit replacée dans son ordre, en distinguant, comme Rosmini, les êtres intelligents des êtres dépourvus d’intelligence. Les êtres intelligents « ont pour fin, en raison de la nature même de l’intelligence, la plénitude de l’être, l’union avec l’Etre absolu. Les autres, ceux qui sont dépourvus d’intelligence, ne peuvent avoir cette fin parce qu’ils ne peuvent participer de l’Etre en soi, et ils sont donc ordonnés au service des êtres intelligents ; leur fin est relative à ces derniers. On peut donc affirmer que les êtres intelligents ont une fin absolue, puisqu’ils ont l’Etre absolu pour fin, et sous ce rapport on doit les considérer selon l’estime que l’Etre absolu leur porte. Les êtres non intelligents, par opposition, n’ont d’autre valeur que celle de moyens » ((. Antonio Rosmini, Storia comparativa e critica dei sistemi intorno al principio della morale, IIe partie, chap. 1.)) . L’idée d’ordre entre les êtres et de leurs relations, qui font de l’homme une fin et non un instrument, est la voie qui permet de surmonter l’hybris de l’activité technologique et sa perversion.
Il importerait d’ajouter que devant le constat de l’inactualité de la métaphysique, Del Noce reprend le principe de virtualité qu’avait élaboré son maître Carlo Mazzantini. Celui-ci avait utilisé le thème de la personnalité comme moyen d’interprétation transcendantale. Ce qui frappait le plus Del Noce chez Mazzantini, c’était la tentative de démontrer comment les aspects les plus valides de la pensée moderne n’étaient que le développement de virtualités déjà présentes dans la pensée classique, chrétienne-héllénistique. Pour Del Noce, la philosophie a un caractère infini, ou mieux, elle est inépuisable, les vérités éternelles du « platonisme » devant être retrouvées à partir de la diversité des situations historico-existentielles. La vérité métaphysique est objective et se situe sur le plan de l’éternité, mais justement à cause de cela, elle ne peut être imposée de manière dogmatique et autoritaire. Elle doit être continuellement retrouvée à partir de l’actualité historique. Del Noce, de cette manière, ne nie nullement la philosophia perennis, mais il affirme qu’elle ne peut valoir purement et simplement en toutes circonstances, une fois pour toutes. Plus précisément il professe la nécessité d’une approche existentielle des vérités éternelles.