Revue de réflexion politique et religieuse.

L’impasse des her­mé­neu­tiques

Article publié le 18 Nov 2012 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Si l’on a, à juste titre, appré­cié le main­te­nant incon­tour­nable dis­cours de Benoît XVI à la Curie le 22 décembre 2005, on per­çoit, à la lec­ture d’ouvrages récents, une forme de désap­poin­te­ment et même, sur un cer­tain plan, de contes­ta­tion des caté­go­ries que ce dis­cours a énon­cées, ou plu­tôt de leur sup­po­sée évi­dence et de la pos­si­bi­li­té, dans le cadre par elles posé, de résoudre les dif­fi­cul­tés de la situa­tion actuelle de l’Eglise.
La par­ti­tion des approches rela­tives au concile Vati­can II en deux her­mé­neu­tiques, l’une de « rup­ture », l’autre de « réforme dans la conti­nui­té » (et non pas sim­ple­ment de conti­nui­té, comme une lec­ture trop rapide et orien­tée l’avait lais­sé croire à cer­tains – mais il suf­fi­sait de lire la suite du dis­cours, sur la liber­té reli­gieuse, pour se pré­mu­nir d’une sem­blable méprise), est cri­ti­quée pour sa sim­pli­ci­té. Une troi­sième approche (ou ensemble d’approches, car ces caté­go­ries ont, à l’évidence, une cer­taine plu­ra­li­té interne) est reven­di­quée comme pos­sible et légi­time, celle d’une her­mé­neu­tique de tra­di­tion. Ici, une cer­taine réti­cence vient à acco­ler les termes « her­mé­neu­tique » et « tra­di­tion » : la suite tend à démon­trer qu’il y a là un oxy­more. Mais c’est ain­si que s’expriment les auteurs concer­nés. Sans doute le dis­cours du 22 décembre 2005 impose-t-il son voca­bu­laire, auquel on se range, ne serait-ce que par stra­té­gie et/ou désir sin­cère de prendre sa part de la tâche énon­cée par le pape : comme celle-ci n’est pas défi­nie, il est pos­sible de par­ti­ci­per à lui for­ger des contours, y com­pris celui-là.
Une récente bro­chure l’inscrit ain­si dans un cadre géné­ral : « Le pape n’a nul­le­ment exclu d’autres inter­pré­ta­tions, notam­ment celle, proche à cer­tains égards et cepen­dant très dis­tincte, de l’“herméneutique de conti­nui­té”, que l’on pour­rait qua­li­fier d’“herméneutique de tra­di­tion”, qui fut repré­sen­tée au Concile par le car­di­nal Otta­via­ni, le car­di­nal Siri, Mgr Lefebvre, Mgr Car­li, etc. Les suc­ces­seurs intel­lec­tuels de la mino­ri­té conci­liaire ont donc, eux aus­si, le droit d’en inter­pré­ter les textes, et ce d’autant plus qu’ils s’adossent à la tra­di­tion bimil­lé­naire du magis­tère. » ((. Claude Barthe, Pour une her­mé­neu­tique de tra­di­tion. A pro­pos de l’ecclésiologie de Vati­can II, Mul­ler, 2011, 58 p., ici p. 7. Le sous-titre de ce « car­net » indique que le corps du texte pro­pose les linéa­ments d’une appli­ca­tion de cette her­mé­neu­tique de tra­di­tion à l’ecclésiologie du der­nier concile.))
Outre Alpes, c’est la pen­sée de Roma­no Ame­rio et, sur le point qui occupe ici, la tri­par­ti­tion qu’il avait for­ma­li­sée, qui sont mises à nou­veau à l’ordre du jour ((. Outre la réédi­tion récente de ses ouvrages, qui a don­né lieu à des col­loques, des publi­ca­tions, jusqu’à un article élo­gieux dans L’Osservatore roma­no, on pense et on se réfère ici au livre de Maria Gua­ri­ni : La Chie­sa e la sua conti­nui­tà. Erme­neu­ti­ca e ins­tan­za dog­ma­ti­ca dopo il Vati­ca­no II, Dif­fu­sio­ni Edi­to­ria­li Umbi­li­cus Ita­liae, Rie­ti, 2012, 240 p., 21 €. Les cita­tions du pré­sent para­graphe en sont extraites ; tra­duc­tion par nos soins, comme par­tout ailleurs.)) . L’auteur de Iota unum aper­ce­vait trois her­mé­neu­tiques rela­tives au concile Vati­can II : la pre­mière, « sophis­tique extrême », repré­sen­tée par l’Ecole de Bologne et la Nou­velle théo­lo­gie, pro­clame et met en oeuvre une dis­con­ti­nui­té et une rup­ture essen­tielles entre l’Eglise d’avant et l’Eglise d’après Vati­can II, par une orien­ta­tion de la pen­sée et de la vie chré­tiennes selon des « fina­li­tés exté­rieures à la foi et à la théo­lo­gie » ; la seconde, « sophis­tique modé­rée », celle des papes qui ont sui­vi et pro­mu le concile, pré­sup­pose et invoque – sin­cè­re­ment, mais sans sou­vent la démon­trer – une conti­nui­té, s’efforçant « d’orienter dans le sens de la Tra­di­tion les amphi­bo­lo­gies et les équi­voques des textes ». Quant à la troi­sième, elle « s’appuie sur la Tra­di­tion » et argu­mente selon les sché­mas d’une théo­lo­gie sys­té­ma­tique ; elle est « dog­ma­tique et contrai­gnante », quand la pre­mière se réduit en défi­ni­tive à une idéo­lo­gie ou une her­mé­neu­tique conti­nue, et que la deuxième court le risque de ver­ser dans le sen­ti­men­ta­lisme, le fidéisme, mâti­nés d’autoritarisme magis­té­riel ((. Outre l’ouvrage men­tion­né dans la note pré­cé­dente, on fait ici écho au très inté­res­sant et robo­ra­tif livre du père Sera­fi­no Maria Lan­zet­ta : Iux­ta modum. Il Vati­ca­no II rilet­to alla luce del­la Tra­di­zione del­la Chie­sa, Can­ta­gal­li, Sienne, 2012, 184 p., 15 €. On revient plus loin sur l’autoritarisme magis­té­riel.)) .
Il convient d’insister sur ce qui dis­tingue cette troi­sième her­mé­neu­tique des deux pre­mières : certes la Tra­di­tion, mais encore le recours à la théo­lo­gie comme science ; car c’est aus­si ce qui peut rap­pro­cher de l’herméneutique « de tra­di­tion » cer­tains repré­sen­tants de la deuxième her­mé­neu­tique, ceux pour qui il ne suf­fit pas de pos­tu­ler la conti­nui­té, mais qui s’efforcent de l’expliciter. Mais, même en étant conscient de la valeur rela­tive que l’on doit accor­der à ces caté­go­ries, et des ajus­te­ments qu’elles méri­te­raient, n’est-ce pas déjà une conces­sion à la pre­mière her­mé­neu­tique que de sim­ple­ment entrer dans cette pers­pec­tive des her­mé­neu­tiques, et peu importe celle dont on se reven­dique ? On peut ici ren­voyer les fidèles lec­teurs de la revue à un article du pro­fes­seur Pao­lo Pas­qua­luc­ci sur ce point pré­cis ((. Pao­lo Pas­qua­luc­ci, « Her­mé­neu­tique de la conti­nui­té ou conti­nui­té de la doc­trine ? Remarques de méthode », Catho­li­ca n. 100, été 2008, pp. 130–134.)) . Il nous semble aper­ce­voir, à défaut qu’elle soit affir­mée clai­re­ment, une telle réti­cence dans deux récents ouvrages de Mgr Ghe­rar­di­ni, l’un sur l’Eglise ((. Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni, La Cat­to­li­ca. Linea­men­ti d’ecclesiologia agos­ti­nia­na, Lin­dau, Turin 2011, 203 p. Le pro­logue de cet ouvrage, comme le cha­pitre I du sui­vant, sont par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sants parce qu’ils expli­citent la métho­do­lo­gie qui est celle de l’auteur, et par là affirment et jus­ti­fient la néces­si­té d’une science théo­lo­gique.)) , l’autre sur la Tra­di­tion ((. Id., Quae­cumque dixe­ro vobis. Paro­la di Dio e Tra­di­zione a confron­to con la sto­ria e la teo­lo­gia, Lin­dau, 2011, 208 p., 18 €.)) , vou­lant par là remon­ter en amont d’une pro­blé­ma­tique sans fin et qui, en soi, concède déjà trop à la moder­ni­té. Ce qui ne signi­fie cer­tai­ne­ment pas qu’il faille tom­ber dans le tra­vers d’une « Tra­di­tion enfer­mée dans un fixisme intou­chable et inat­ta­quable », selon ce que pointe, dans son der­nier opus en date ((. Id., Il Vati­ca­no II. Alle radi­ci d’un equi­vo­co, Lin­dau, Tori­no, 2012, 412 p. ; ici p. 104. Ce der­nier ouvrage se place dans la suite des deux pré­cé­dents sur le concile Vati­can II (2009 et 2011) ; mais comme sa sup­plique d’une étude appro­fon­die du concile n’a pas reçu la réponse qu’il aurait sou­hai­tée, et pour se défendre non seule­ment de cri­tiques mais aus­si d’attaques, il expli­cite et déve­loppe cer­taines de ses ana­lyses dans ce volu­mi­neux opus.)), Mgr Ghe­rar­di­ni comme une mau­vaise réponse, hier et aujourd’hui, au pro­gres­sisme ; fixisme auquel on peut sans doute adres­ser les mêmes reproches qu’à une cer­taine her­mé­neu­tique de la conti­nui­té : sen­ti­men­ta­lisme, fidéisme, sur fond d’autoritarisme magis­té­riel, ici celui des papes entre Pie IX et Pie XII.
Sans doute en va-t-il de même, de cette réti­cence à entrer de plain-pied dans la ques­tion de l’herméneutique ou des her­mé­neu­tiques de Vati­can II, dans l’interrogation ini­tiale du père Lan­zet­ta : « Le concile Vati­can II se résume-t-il à une ques­tion d’adaptation her­mé­neu­tique plus ou moins réus­sie à la moder­ni­té ? » ((. S. M. Lan­zet­ta, ibid., p. 8.))  N’est-ce pas faire un pas vers une théo­lo­gie où l’on n’envisage plus rien autre­ment qu’en termes de condi­tions de pos­si­bi­li­té : « La réa­li­té, et même la foi et la Révé­la­tion de Dieu, ont été subor­don­nées à la com­pré­hen­sion du croyant et de l’homme en géné­ral […] La foi devient une ques­tion : la ques­tion de sa com­pré­hen­sion pour l’homme d’aujourd’hui.[…] L’interrogation “com­ment com­prendre le Concile” est une consé­quence de la ques­tion que pose le Concile : com­ment com­prendre la foi aujourd’hui ? » (pp. 21–22) Il convient de refu­ser cette pers­pec­tive des­truc­trice, « en exer­çant une éva­lua­tion cri­tique [, non de la foi, mais] de la moder­ni­té, en par­tant du pri­mat de Dieu. » (ibid.) Pour assu­rer cette réorien­ta­tion salu­taire, et ain­si augu­rer d’une solu­tion à la crise, contem­pla­tio et tra­di­tio s’avèrent néces­saires, car « nous ne sommes pas l’Eglise, nous n’épuisons pas son mys­tère » (p. 178). La contem­pla­tion, c’est-à-dire la sain­te­té de la vie, ou la vie à l’école des saints, la prière, par­ti­cu­liè­re­ment la litur­gie en la « forme extra­or­di­naire du rite romain » ; la tra­di­tion, c’est-à-dire la pre­mière place don­née à la véri­té et au dogme, à com­men­cer dans l’exercice du Magis­tère.
Sur ce der­nier point, des erreurs sont à rec­ti­fier, des ambi­guï­tés à pré­ci­ser ; et nous voi­ci par­ve­nus à la cla­ri­fi­ca­tion que cer­tains appellent, quant à une autre affir­ma­tion du dis­cours de Benoît XVI le 22 décembre 2005 : l’unique sujet-Eglise. Le pape avait décla­ré à ce pro­pos : « Il y a l’“herméneutique de la réforme”, du renou­veau dans la conti­nui­té de l’unique sujet-Eglise, que le Sei­gneur nous a don­né ; c’est un sujet qui gran­dit dans le temps et qui se déve­loppe, res­tant cepen­dant tou­jours le même, l’unique sujet du Peuple de Dieu en marche. » Or, inter­roge le père Lan­zet­ta, « qu’est-ce qui est pre­mier : l’Eglise ou un concile ? » (p. 8 ) Ce qu’est sou­vent la réponse, on le sait, est plu­tôt une « super­dog­ma­ti­sa­tion de Vati­can II » ((. B. Ghe­rar­di­ni, Il Vati­ca­no II, p. 36.)) , la qua­li­té qui lui est don­née de cri­ti­quer, au moins poten­tiel­le­ment, tous les autres conciles pré­cé­dents et la théo­lo­gie anté­rieure en son ensemble ((. Cf. S M. Lan­zet­ta, op. cit., p. 23.)) . Cette pré­ten­due qua­li­té pro­vient de ce que l’herméneutique n’est pas sim­ple­ment après (« sur ») le concile, mais se trouve dans le concile lui-même, dès le dis­cours d’ouverture ; et aus­si, ajoute le P. Lan­zet­ta, parce que ce prin­cipe her­mé­neu­tique se pré­sente sous la caté­go­rie attrayante d’aggiornamento qui, jamais défi­nie et donc peu cri­ti­quable, per­met, elle, de cri­ti­quer et délé­gi­ti­mer en iden­ti­fiant anti­qui­té et obso­les­cence ; sans oublier que l’autre caté­go­rie-phare de pas­to­ra­li­té se char­gea entre la pre­mière et la deuxième ses­sion d’une conno­ta­tion anti­dog­ma­tique.
On ne sau­rait alors être dupe de cer­tains faux débats entre her­mé­neu­tique de la rup­ture et her­mé­neu­tique de la conti­nui­té, car à la racine de l’une comme de l’autre, on trouve sou­vent une telle super­dog­ma­ti­sa­tion, le (et même LE) concile trans­for­mé en vul­gate, terme par lequel Mgr Ghe­rar­di­ni désigne un cor­pus qui ne se réfère qu’à lui-même, ne s’explique que par lui-même, sans ins­tance cri­tique exté­rieure ((. Ce que ne sont pas, selon Mgr Ghe­rar­di­ni, la plu­part des textes magis­té­riels pos­té­rieurs au concile, puisqu’ils en sont issus ; l’auto-référence n’est pas alors rom­pue.)) , ni véri­table tra­vail d’analyse his­to­rique, exé­gé­tique, théo­lo­gique et dog­ma­tique, moral et juri­dique ((. B. Ghe­rar­di­ni, Il Vati­ca­no II, p. 337.)) . Il faut a contra­rio réaf­fir­mer que « l’Eglise est plus grande que le Concile. Celui-ci est une mani­fes­ta­tion de l’Eglise, la plus solen­nelle, la plus média­tique dirions-nous aujourd’hui, mais une des mani­fes­ta­tions de l’Eglise. L’Eglise trans­cende le Concile » ((. S. M. Lan­zet­ta, op. cit., p. 51.)) .
La néga­tion ou le voi­le­ment de cette trans­cen­dance ou pri­mau­té de l’Eglise n’est pas qu’un point his­to­rique : outre ce que l’on a dit de la pers­pec­tive her­mé­neu­tique, l’on peut men­tion­ner cer­taines manières de pen­sée et de faire main­te­nant bien ancrées dans la vie ordi­naire de l’Eglise, des glis­se­ments théo­lo­giques (Roma­no Ame­rio condam­nait for­te­ment un chan­ge­ment dans la théo­lo­gie de la Tri­ni­té, où l’ordre Etre-Rai­son-Volon­té était ren­ver­sé au pro­fit de la der­nière, avec des réper­cus­sions non-ration­nelles et sub­jec­ti­vistes en nombre de domaines de la pen­sée et de l’existence chré­tiennes). L’historiographie est aus­si un champ de bataille en ce domaine, où l’école de Bologne a régné en maître sur l’histoire de Vati­can II, jusqu’à l’étude his­to­rique de Rober­to de Mat­tei et aux cri­tiques sys­té­ma­tiques qui lui ont été faites. Par­mi les publi­ca­tions les plus récentes, on lira avec inté­rêt l’analyse que le car­di­nal Brandmül­ler pré­sente d’une nou­velle édi­tion des Décrets des Conciles, en 2006, par l’Institut des Sciences reli­gieuses de Bologne : entre autres choses sur­pre­nantes et en défi­ni­tive révé­la­trices, il y note l’inclusion des décrets des conciles de Pise et de Constance, l’extension du cor­pus des décrets de Bâle aux pseu­do-décrets qui furent pris alors que le concile avait été trans­fé­ré à Fer­rare, la qua­li­fi­ca­tion de « géné­raux » et non d’« oecu­mé­niques » pour Trente, Vati­can I et Vati­can II ((. Wal­ter Brandmül­ler, « Una nuo­va edi­zione dei decre­ti conci­lia­ri », in Wal­ter Brandmül­ler, Agos­ti­no Mar­chet­to, Nico­la Bux, Le « chia­vi » di Bene­det­to XVI per inter­pre­tare il Vati­ca­no II, Can­ta­gal­li, Sienne, 2012, 112 p., 10 € ; ici pp. 31–40. Cet ouvrage col­lec­tif se place réso­lu­ment dans une her­mé­neu­tique de la conti­nui­té. Les clefs d’interprétation annon­cées par le titre sont l’histoire et la foi. L’article de Mgr Bux (« La chiave del­la Fede per capire il Vati­ca­no II », pp. 91–110) est signi­fi­ca­tif d’une volon­té de relec­ture tra­di­tion­nelle des textes conci­liaires : il montre que l’on trouve en ces textes tous les élé­ments d’une théo­lo­gie sys­té­ma­tique sur la foi, et par là que le concile per­met d’entrer plei­ne­ment dans l’Année de la Foi ; mais l’entreprise paraît avoir quelque chose d’un col­lage arti­fi­ciel, notam­ment par sa mise entre paren­thèses, sans autre forme d’explication, des élé­ments anthro­po­cen­triques et mon­dains des textes conci­liaires.)) .

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